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que

tant les Romains, leur adresse un discours tel la circonstance et le sujet le comportent : n'est-il pas clair, , par exemple, qu'à moins qu'un auteur ne soit de la dernière maladresse, un tel discours doit faire fondre en larmes toute l'assemblée? La pièce, finissant ainsi, sera, si l'on veut, moins bonne, moins instructive, moins conforme à l'histoire; mais en fera-t-elle moins de plaisir? et les spectateurs en sortiront-ils moins satisfaits? Les quatre premiers actes subsisteroient à-peuprès tels qu'ils sont ; et cependant on en tireroit une leçon directement contraire. Tant il est vrai que les tableaux de l'amour font toujours plus d'impression que les maximes de la sagesse, et que l'effet d'une tragédie est tout-àfait indépendant de celui du dénouement (1)!

Veut-on savoir s'il est sûr qu'en montrant les suites funestes des passions immodérées la tragédie apprenne à s'en garantir; que l'on consulte l'expérience. Ces suites funestes sont représentées très fortement dans Zaïre: il en coûte la vie aux deux amants; et il en coûte bien plus que la vie à Orosmane, puisqu'il ne se donne la mort que pour se délivrer du plus cruel sentiment qui puisse entrer dans un cœur humain, le remords d'avoir poignardé sa maîtresse. Voilà donc assurément des leçons très énergiques. Je serois cu

(1) Il y a dans le septième tome de Pamela un examen très judicieux de l'Andromaque de Racine, par lequel on voit que cette pièce ne va pas mieux à son but prétendu que toutes les autres.

rieux de trouver quelqu'un, homme ou femme, qui s'osât vanter d'être sorti d'une représentation de Zaïre bien prémuni contre l'amour. Pour moi, je crois entendre chaque spectateur dire en son cœur à la fin de la tragédie: Ah ! qu'on me donne une Zaïre, je ferai bien en sorte de ne la pas tuer. Si les femmes n'ont pu se lasser de courir en foule à cette pièce enchanteresse et d'y faire courir les hommes, je ne dirai point que c'est pour s'encourager, par l'exemple de l'héroïne, à n'imiter pas un sacrifice qui lui réussit si mal; mais c'est parceque, de toutes les tragédies qui sont au théâtre, nulle autre ne montre avec plus de charmes le pouvoir de l'amour et l'empire de la beauté, et qu'on y apprend encore, pour surcroît de profit, à ne pas juger sa maîtresse sur les apparences. Qu'Orosmane immole Zaïre à sa jalousie, une femme sensible y voit sans effroi le transport de la passion: car c'est un moindre malheur de périr par la main de son amant, que d'en être médiocre

ment aimée.

Qu'on nous peigne l'amour comme on voudra : il séduit, ou ce n'est pas lui. S'il est mal peint, la pièce est mauvaise; s'il est bien peint, il offusque tout ce qui l'accompagne. Ses combats, ses maux, ses souffrances, le rendent plus touchant encore que s'il n'avoit nulle résistance à vaincre. Loin que ses tristes effets rebutent, il n'en devient que plus intéressant par ses malheurs mêmes. On se dit malgré soi qu'un senti

ment si délicieux console de tout. Une si douce image amollit insensiblement le cœur : on prend de la passion ce qui mène au plaisir; on en laisse ce qui tourmente. Personne ne se croit obligé d'être un héros; et c'est ainsi qu'admirant l'amour honnête on se livre à l'amour criminel.

Ce qui achève de rendre ses images dangereuses, c'est précisément ce qu'on fait pour les rendre agréables; c'est qu'on ne le voit jamais régner sur la scène qu'entre des ames honnêtes; c'est que les deux amants sont toujours des modėles de perfection. Et comment ne s'intéresseroit-on pas pour une passion si séduisante entre deux cœurs dont le caractère est déja si intéressant par lui-même ? Je doute que, dans toutes nos pièces dramatiques, on en trouve une seule où l'amour mutuel n'ait pas la faveur du spectateur. Si quelque infortuné brûle d'un feu non partagé, on en fait le rebut du parterre. On croit faire merveilles de rendre un amant estimable ou haïssable, selon qu'il est bien ou mal accueilli dans ses amours; de faire toujours approuver au public les sentiments de sa maîtresse, et de donner à la tendresse tout l'intérêt de la vertu: au lieu qu'il faudroit apprendre aux jeunes gens à se défier des illusions de l'amour, à fuir l'erreur d'un penchant aveugle qui croit toujours se fonder sur l'estime, et à craindre quelquefois de livrer un cœur vertueux à un objet indigne de ses soins. Je ne sache guère que le Misanthrope où

le héros de la pièce ait fait un mauvais choix (1). Rendre le misanthrope amoureux n'étoit rien ; le coup de génie est de l'avoir fait amoureux d'une coquette. Tout le reste du théâtre est un trésor de femmes parfaites. On diroit qu'elles s'y sont toutes réfugiées. Est-ce là l'image fidèle de la société? Est-ce ainsi qu'on nous rend suspecte une passion qui perd tant de gens bien nés? Il s'en faut peu qu'on ne nous fasse croire qu'un honnête homme est obligé d'être amoureux, et qu'une amante aimée ne sauroit n'être pas vertueuse. Nous voilà fort bien instruits!

Encore une fois, je n'entreprends point de juger si c'est bien ou mal fait de fonder sur l'amour le principal intérêt du théâtre; mais je dis que, si ses peintures sont quelquefois dangereuses, elles le seront toujours quoi qu'on fasse pour les déguiser. Je dis que c'est en parler de mauvaise foi, ou sans le connoître, de vouloir en rectifier les impressions par d'autres impressions étrangères qui ne les accompagnent point jusqu'au cœur, ou que le cœur en a bientôt séparées; impressions qui même en déguisent les dangers, et donnent à ce sentiment trompeur un nouvel attrait par lequel il perd ceux qui s'y livrent.

Soit qu'on déduise de la nature des spectacles, en général, les meilleures formes dont ils sont

(1) Ajoutons le Marchand de Londres, pièce admirable, et dont la morale va plus directement au but qu'aucune pièce françoise que je connoisse.

susceptibles, soit qu'on examine tout ce que les lumières d'un siècle et d'un peuple éclairés ont fait pour la perfection des nôtres; je crois qu'on peut conclure de ces considérations diverses que l'effet moral du spectacle et des théâtres ne sauroit jamais être bon ni salutaire en lui-même, puisqu'à ne compter que leurs avantages, on n'y trouve aucune sorte d'utilité réelle sans inconvénients qui la surpassent. Or, par une suite de son inutilité même, le théâtre, qui ne peut rien pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer. En favorisant tous nos penchants, il donne un nouvel ascendant à ceux qui nous dominent; les continuelles émotions qu'on y ressent nous énervent, nous affoiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions; et le stérile intérêt qu'on prend à la vertu ne sert qu'à contenter notre amour-propre sans nous contraindre à la pratiquer. Ceux de mes compatriotes qui ne désapprouvent pas les spec

tacles en eux-mêmes ont donc tort.

Outre ces effets du théâtre relatifs aux choses représentées, il en a d'autres non moins nécessaires, qui se rapportent directement à la scène et aux personnages représentants; et c'est à ceuxlà que les Genevois déja cités attribuent le goût de luxe, de parure et de dissipation, dont ils craignent avec raison l'introduction parmi nous. Ce n'est pas seulement la fréquentation des comédiens, mais celle du théâtre, qui peut amener ce goût par son appareil et la parure des acteurs.

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