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périra nécessairement avec lui; et ses successeurs, dépourvus des mêmes ressources, seront toujours forcés de revenir aux moyens communs d'intéresser et de plaire. Quels sont ces moyens parmi nous? Des actions célèbres, de grands no.ns, de grands crimes, et de grandes vertus dans la tragédie; le comique et le plaisant dans la comédie; et toujours l'amour dans toutes deux (1). Je demande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela.

On me dira que, dans ces pièces, le crime est toujours puni, et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela seroit, la plupart des actions tragiques, n'étant que de pures fables, des événements qu'on sait être de l'invention du poëte, ne font pas une grande impression sur les spectateurs; à force de leur montrer qu'on veut les instruire, on ne les instruit plus. Je réponds encore que ces punitions et ces récompenses s'opèrent toujours par des moyens si peu communs, qu'on n'attend rien de pareil dans le cours naturel des choses humaines. Enfin je réponds en niant le fait. Il n'est ni ne peut être généralement vrai car cet objet n'étant point celui sur lequel les auteurs dirigent leurs pièces, ils doivent rarement l'atteindre, et souvent il

(1) Les Grecs n'avoient pas besoin de fonder sur l'amour le principal intérêt de leur tragédie, et ne l'y fondoient pas en effet. La nôtre, qui n'a pas la même ressource, ne sauroit se passer de cet intérêt. On verra dans la suite la raison de cette différence.

seroit un obstacle au succès. Vide ou vertu, qu'importe, pourvu qu'on en impose par un air de grandeur? Aussi la scène françoise, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus régulière qui ait encore existé, n'est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des pus illustres héros : témoin Catilina, Mahomet, Atrée, et beaucoup d'autres.

Je comprends bien qu'il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l'effet moral d'une tragédie, et qu'à cet égard l'objet est rempli quand on s'intéresse pour l'infortuné vertueux plus que pour l'heureux coupable : ce qui n'empêche point qu'alors la prétendue régle ne soit violée. Comme il n'y a personne qui n'aimât mieux être Britannicus que Néron, je conviens qu'on doit compter en ceci pour bonne la piéce qui les représente, quoique Britannicus y périsse. Mais, par le même principe, quel jugement porterons-nous d'une tragédie où, bien que les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable, que tout l'intérêt est pour eux; où Caton, le plus grand des humains, fait le rôle d'un pédant; où Cicéron, le sauveur de la république, Cicéron, de tous ceux qui portèrent le nom de pères de la patrie le premier qui en fut honoré et le seul qui le mérita, nous est montré comme un vil rhéteur, un lâche; tandis que l'infame Catilina, couvert de crimes qu'on n'oseroit nommer, prêt d'égorger tous ses magistrats et de réduire sa patrie en

cendres, fait le rôle d'un grand homme, et réunit, par ses talents, sa fermeté, son courage, toute l'estime des spectateurs? Qu'il eût, si l'on veut, une ame forte; en étoit-il moins un scélérat détestable? et falloit-il donner aux forfaits d'un brigand le coloris des exploits d'un héros? A quoi donc aboutit la morale d'une pareille pièce, si ce n'est à encourager des Catilina, et à donner aux méchants habiles le prix de l'estime publique due aux gens de bien? Mais tel est le goût qu'il faut flatter sur la scène; telles sont les mœurs d'un siècle instruit. Le savoir, l'esprit, le courage, ont seuls notre admiration; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs! Aveugles que nous sommes au milieu de tant de lumières! victimes de nos applaudissements insensés, n'apprendrons-nous jamais combien mérite de mépris et de haine tout homme qui abuse, pour le malheur du genre humain, du génie et des talents que lui donna la nature!

Atrée et Mahomet n'ont pas même la foible ressource du dénouement. Le monstre qui sert de héros à chacune de ces deux pièces achève paisiblement ses forfaits, en jouit; et l'un des deux le dit en propres termes au dernier vers de la tragédie :

Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.

Je veux bien supposer que les spectateurs, renvoyés avec cette belle maxime, n'en conclu

ront pas que le crime a donc un prix de plaisir et de jouissance; mais je demande enfin de quoi leur aura profité la pièce où cette maxime est mise en exemple.

Quant à Mahomet, le défaut d'attacher l'admiration publique au coupable y seroit d'autant plus grand, que celui-ci a bien un autre coloris, si l'auteur n'avoit eu soin de porter sur un second personnage un intérêt de respect et de vénération capable d'effacer ou de balancer au moins la terreur et l'étonnement que Mahomet inspire. La scène sur-tout qu'ils ont ensemble est conduite avec tant d'art, que Mahomet, sans se démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé par le simple bon sens et l'intrépide vertu de Zopire (1). Il falloit un auteur qui sentît bien sa force pour oser mettre vis-à-vis l'un de l'autre deux pareils interlocuteurs. Je n'ai jamais ouï faire de cette scène en particulier tout l'éloge dont elle me paroît digne; mais je n'en connois pas une au théâtre françois où la main d'un grand maître soit plus sensiblement empreinte, et où le sacré

(1) Je me souviens d'avoir trouvé dans Omar plus de chaleur et d'élévation vis-à-vis de Zopire, que dans Mahomet lui-même; et je prenois cela pour un défaut. En y pensant mieux, j'ai changé d'opinion. Omar, emporté par son fanatisme, ne doit parler de son maître qu'avec cet enthousiasme de zèle et d'admiration qui l'élève audessus de l'humanité. Mais Mahomet n'est pas fanatique; c'est un fourbe qui, sachant bien qu'il n'est pas question de faire l'inspiré vis-à-vis de Zopire, cherche à le gagner

caractère de la vertu l'emporte plus sensiblement sur l'élévation du génie.

Une autre considération qui tend à justifier cette pièce, c'est qu'il n'est pas seulement question d'étaler des forfaits, mais les forfaits du fanatisme en particulier, pour apprendre au peuple à le connoître et s'en défendre. Par malheur, de pareils soins sont très inutiles, et ne sont pas toujours sans danger. Le fanatisme n'est pas une erreur, mais une fureur aveugle et stupide que la raison ne retient jamais. L'unique secret pour l'empêcher de naître est de contenir ceux qui l'excitent. Vous avez beau démontrer à des fous que leurs chefs les trompent, ils n'en sont pas moins ardents à les suivre. Que si le fanatisme existe une fois, je ne vois encore qu'un scul moyen d'arrêter son progrès; c'est d'employer contre lui ses propres armes. Il ne s'agit ni de raisonner ni de convaincre; il faut laisser là la philosophie, fermer les livres, prendre le glaive et punir les fourbes. De plus, je crains bien, par rapport à Mahomet, qu'aux yeux des par une confiance affectée et par des motifs d'ambition. Ce ton de raison doit le rendre moins brillant qu'Omar. par cela même qu'il est plus grand et qu'il sait mieux discerner les hommes. Lui-même dit ou fait entendre tout cela dans la scène. C'étoit donc ma faute si je ne l'avois pas senti. Mais voilà ce qui nous arrive à nous autres petits auteurs en voulant censurer les écrits de nos maîtres, notre étourderie nous y fait relever mille fautes qui sont des beautés pour les hommes de juge

ment.

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