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rans? Des gentilshommes de la cuiller (1), des évêques de Genève, des comtes de Savoie, des ancêtres d'une maison avec laquelle nous venons de traiter, et à qui nous devons du respect. Cinquante ans plus tôt, je ne répondrois pas que le diable (2) et l'antechrist n'y eussent aussi fait leur rôle. Chez les Grecs, peuple d'ailleurs assez badin, tout étoit grave et sérieux sitôt qu'il s'agissoit de la patrie; mais, dans ce siècle plaisant où rien n'échappe au ridicule, hormis la puissance, on n'ose parler d'héroïsme que dans les grands états, quoiqu'on n'en trouve que dans les petits.

Quant à la comédie, il n'y faut pas songer : elle causeroit chez nous les plus affreux désordres; elle serviroit d'instrument aux factions aux partis, aux vengeances particulières. Notre ville est si petite, que les peintures de mœurs les plus générales y dégénéreroient bientôt en

le mur de sa prison cette épitaphe qu'on avoit faite à son prédécesseur:

"

Quid mihi mors nocuit? Virtus post fata virescit;

Nec cruce, nec sævi gladio perit illa tyranni.

Quel mal la mort me fait-elle ? La vertu s'accroît « dans le danger; elle n'est point soumise à la croix, ni u au glaive d'un tyran cruel. »

(1) C'étoit une confrérie de gentilshommes savoyards qui avoient fait vœu de brigandage contre la ville de Genève, et qui, pour marque de leur association, portoient une cuiller pendue au cou.

(2) J'ai lu dans ma jeunesse une tragédie de l'Escalade, où le diable étoit en effet un des acteurs. On me disoit que cette pièce ayant une fois été représentée, ce

satires et personnalités. L'exemple de l'ancienne Athènes, ville incomparablement plus peuplée que Genève, nous offre une leçon frappante : c'est au théâtre qu'on y prépara l'exil de plusieurs grands hommes et la mort de Socrate; c'est par la fureur du théâtre qu'Athènes périt ; et ses désastres ne justifièrent que trop le chagrin qu'avoit témoigné Solon aux premières représentations de Thespis. Ce qu'il y a de bien sûr pour nous, c'est qu'il faudra mal augurer de la république, quand on verra les citoyens, travestis en beaux esprits, s'occuper à faire des vers françois et des pieces de théâtre; talents qui ne sont point les nôtres et que nous ne posséderons jamais. Mais que M. de Voltaire daigne, nous composer des tragédies sur le modèle de la Mort de César, du premier acte de Brutus; et, s'il nous faut absolument un théâtre, qu'il s'engage à le remplir

personnage, en entrant sur la scène, se trouva double, comme si l'original eût été jaloux qu'on eût l'audace de le contrefaire, et qu'à l'instant l'effroi fit fuir tout le monde et finir la représentation. Ce conte est burlesque, et le paroîtra bien plus à Paris qu'à Genève; cependant, qu'on se prête aux suppositions, on trouvera dans cette double apparition un effet théâtral et vraiment effrayant, Je n'imagine qu'un spectacle plus simple et plus terrible encore; c'est celui de la main sortant du mur et traçant des mots inconnus au festin de Balthazar. Cette seule idée fait frissonner. Il me semble que nos poëtes lyriques sont loin de ces inventions sublimes; ils font, pour épouvanter, un fracas de décorations sans effet. Sur la scène même il ne faut pas tout dire à la vue, mais ébranler l'imagination.

toujours de son génie, et à vivre autant que ses piéces !

Je serois d'avis qu'on pesât mûrement toutes ces réflexions avant de mettre en ligne de compte le goût de parure et de dissipation que doit produire parmi notre jeunesse l'exemple des comédiens. Mais enfin cet exemple aura son effet encore; et si généralement par-tout les lois sont insuffisantes pour réprimer des vices qui naissent de la nature des choses, comme je crois l'avoir montré, combien plus le seront-elles parmi nous, • où le premier signe de leur foiblesse sera l'établissement des comédiens! car ce ne seront point eux proprement qui auront introduit ce goût de dissipation; au contraire, ce même goût les aura prévenus, les aura introduits eux-mêmes, et ils ne feront que fortifier un penchant déja tout formé, qui, les ayant fait admettre, à plus forte raison les fera maintenir avec leurs défauts.

Je m'appuie toujours sur la supposition qu'ils subsisteront commodément dans une aussi petite ville; et je dis que, si nous les honorons, comme vous le prétendez, dans un pays où tous sont à-peu-près égaux, ils seront les égaux de tout le monde, et auront de plus la faveur publique qui leur est naturellement acquise. Ils ne seront point, comme ailleurs, tenus en respect par les grands dont ils recherchent la bienveillance et dont ils craignent la disgrace. Les magistrats leur en imposeront: soit. Mais ces magistrats auront été particuliers ; ils auront pu être familiers avec

eux ; ils auront des enfants qui le seront encore, des femmes qui aimeront le plaisir. Toutes ces liaisons seront des moyens d'indulgence et de protection auxquels il sera possible de résister toujours. Bientôt les comédiens, sûrs de l'impunité, la procureront encore à leurs imitateurs : c'est par eux qu'aura commencé le désordre mais on ne voit plus où il pourra s'arrêter. Les femmes, la jeunesse, les riches, les gens oisifs, tout sera pour eux, tout éludera des lois qui les gênent, tout favorisera leur licence: chacun, cherchant à les satisfaire, croira travailler pour ses plaisirs. Quel homme osera s'opposer à ce torrent, si ce n'est peut-être quelque ancien pasteur rigide qu'on n'écoutera point, et dont le sens et la gravité passeront pour pédanterie chez une jeunesse inconsidérée? Enfin, pour peu qu'ils joignent d'art et de manège à leur succès, je ne leur donne pas trente ans pour être les arbitres de l'état (1). On verra les aspirants aux charges briguer leur faveur pour obtenir les suffrages: les élections se feront dans les loges des actrices, et les chefs d'un peuple libre seront les créatures d'une bande d'histrions. La plume tombe des mains à cette idée. Qu'on l'écarte tant qu'on vou

(1) On doit toujours se souvenir que, pour que la comédie se soutienne à Genève, il faut que ce goût y devienne une fureur; s'il n'est que modéré, il faudra qu'elle tombe. La raison veut donc qu'en examinant les effets du théâtre on les mesure sur une cause capable de le soutenir.

dra, qu'on m'accuse d'outrer la prévoyance ; je n'ai plus qu'un mot à dire. Quoi qu'il arrive, il faudra que ces gens-là réforment leurs mœurs parmi nous, ou qu'ils corrompent les nôtres. Quand cette alternative aura cessé de nous effrayer, les comédiens pourront venir, ils n'auront plus de mal à nous faire.

Voilà, monsieur, les considérations que j'avois à proposer au public et à vous sur la question qu'il vous a plu d'agiter dans un article où elle étoit, à mon avis, tout-à-fait étrangère. Quand mes raisons, moins fortes qu'elles ne me paroissent, n'auroient pas un poids suffisant pour contre-balancer les vôtres, vous conviendrez au moins que, dans un aussi petit état que la république de Genève, toutes innovations sont dangereuses, et qu'il n'en faut jamais faire sans des motifs urgents et graves. Qu'on nous montre donc la pressante nécessité de celle-ci. Où sont les désordres qui nous forcent de recourir à un expédient si suspect? Tout est-il perdu sans cela? Notre ville est-elle si grande, le vice et l'oisiveté y ont-ils déja fait un tel progrès, qu'elle ne puisse plus désormais subsister sans spectacles? Vous nous dites qu'elle en souffre de plus mauvais qui choquent également le goût et les mœurs : mais il y a bien de la différence entre montrer de mauvaises mœurs et attaquer les bonnes; car ce dernier effet dépend moins des qualités du spectacle que de l'impression qu'il cause. En ce scns, quel rapport entre quelques farces passa

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