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J. J. ROUSSEAU,

CITOYEN DE GENÈVE,

A M. D'ALEMBERT.

J'ai lu, monsieur, avec plaisir votre article GENÈVE, dans le septième volume de l'Encyclopédie. En le relisant avec plus de plaisir encore, il m'a fourni quelques réflexions, que j'ai cru pouvoir offrir, sous vos auspices, au public et à mes concitoyens. Il y a beaucoup à louer dans cet article; mais si les éloges dont vous honorez ma patrie m'ôtent le droit de vous en rendre, ma sincérité parlera pour moi : n'être pas de votre avis sur quelques points, c'est assez m'expliquer sur les autres.

:

Je commencerai par celui que j'ai le plus de répugnance à traiter et dont l'examen me convient le moins, mais sur lequel, par la raison que je viens de dire, le silence ne m'est pas permis c'est le jugement que vous portez de la doctrine de nos ministres en matière de foi. Vous avez fait de ce corps respetable un éloge très beau, très vrai, très propre à eux seuls dans tous les clergés du monde, et qu'augmente encore la considération qu'ils vous ont témoignée, en montrant qu'ils aiment la philosophie,

et ne craignent pas l'oeil du philosophe. Mais, monsieur, quand on veut honorer les gens, il faut que ce soit à leur manière, et non pas à la nôtre, de peur qu'ils ne s'offensent avec raison des louanges nuisibles, qui, pour être données à bonne intention, n'en blessent pas moins l'état, l'intérêt, les opinions, ou les préjugés de ceux qui en sont l'objet. Ignorez-vous que tout nom de secte est toujours odieux, et que de pareilles imputations, rarement sans conséquence pour des laïcs, ne le sont jamais pour des théologiens?

Vous me direz qu'il est question de faits et non de louanges, et que le philosophe a plus d'égard à la vérité qu'aux hommes; mais cette prétendue vérité n'est pas si claire ni si indifférente que vous soyez en droit de l'avancer sans de bonnes autorités, et je ne vois pas où l'on en peut prendre pour prouver que les sentiments qu'un corps professe et sur lesquels il se conduit ne sont pas les siens. Vous me direz encore que vous n'attribuez point à tout le corps ecclésiastique les sentiments dont vous parlez; mais vous les attribuez à plusieurs; et plusieurs, dans un petit nombre, font toujours une si grande partie, que le tout doit s'en ressentir.

Plusieurs pasteurs de Genève n'ont, selon vous, qu'un socinianisme parfait. Voilà ce que vous déclarez hautement à la face de l'Europe. J'ose vous demander comment vous l'avez арpris ce ne peut être que par vos propres con

jectures, ou par le témoignage d'autrui, ou sur l'aveu des pasteurs en question.

Or, dans les matières de pur dogme et qui ne tiennent point à la morale, comment peuton juger de la foi d'autrui par conjecture? comment peut-on même en juger sur la déclaration d'un tiers, contre celle de la personne intéressée? Qui sait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas? et à qui doit-on s'en rapporter làdessus plutôt qu'à moi-même? Qu'après avoir tiré des discours ou des écrits d'un honnête homme des conséquences sophistiques et désavouées, un prêtre acharné poursuive l'auteur sur ces conséquences, le prêtre fait son métier, et n'étonne personne; mais devons-nous honorer les gens de bien comme un fourbe les persécute? et le philosophe imitera-t-il des raisonnements captieux dont il fut si souvent la victime?

Il resteroit donc à penser, sur ceux de nos pasteurs que vous prétendez être sociniens parfaits et rejeter les peines éternelles, qu'ils vous ont confié là-dessus leurs sentiments particuliers. Mais, si c'étoit en effet leur sentiment et qu'ils vous l'eussent confié, sans doute ils vous l'auroient dit en secret, dans l'honnête et libre épanchement d'un commerce philosophique; ils l'auroient dit au philosophe et non pas à l'auteur. Ils n'en ont donc rien fait, et ma preuve est sans réplique; c'est que vous l'avez publié. Je ne prétends point pour cela juger ni blâ

mer la doctrine que vous leur imputez; je dis seulement qu'on n'a nul droit de la leur imputer, à moins qu'ils ne la reconnoissent; et j'ajoute qu'elle ne ressemble en rien à celle dont ils nous instruisent. Je ne sais ce que c'est que le socinianisme, ainsi je n'en puis parler ni en bien ni en mal; et même, sur quelques notions confuses de cette secte et de son fondateur, je me sens plus d'éloignement que de goût pour elle: mais, en général, je suis l'ami de toute religion paisible, où l'on sert l'Etre éternel selon la raison qu'il nous a donnée. Quand un homme ne peut croire ce qu'il trouve absurde, ce n'est pas sa faute, c'est celle de sa raison (1): et com

(1) Je crois voir un principe qui, bien démontré comme il pourroit l'être, arracheroit à l'instant les armes des mains à l'intolérant et au superstitieux, et calmeroit cette fureur de faire des prosélytes qui semble animer les incrédules: c'est que la raison humaine n'a pas de mesure commune bien déterminée, et qu'il est injuste à tout homme de donner la sienne pour régle à celle des

autres.

Supposons de la bonne-foi, sans laquelle toute dispute n'est que du caquet. Jusqu'à certain point il y a des principes communs, une évidence commune ; et de plus, chacun a sa propre raison qui le détermine: ainsi ce sentiment ne mėne point au scepticisme; mais aussi, les bornes générales de la raison n'étant point fixées, et nul n'ayant inspection sur celle d'autrui, voilà tout d'un coup le fier dogmatique arrêté. Si jamais on pouvoit établir la paix où régnent l'intérêt, l'orgueil, et l'opinion, c'est 'par-là qu'on termineroit à la fin les dissentions des prêtres et des philosophes. Mais peut-être ne seroit-ce

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