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Je ne sache qu'un seul peuple qui n'ait pas eu là-dessus les maximes de tous les autres, ce sont les Grecs. Il est certain que chez eux la profession du théâtre étoit si peu déshonnête, que la Grèce fournit des exemples d'acteurs chargés de certaines fonctions publiques, soit dans l'état, soit en ambassade. Mais on pourroit trouver aisément les raisons de cette exception. 1o La tragédie ayant été inventée chez les Grecs aussi bien que la comédie, ils ne pouvoient jeter d'avance une impression de mépris sur un état dont on ne connoissoit pas encore les effets; et, quand on commença de les connoître, l'opinion publique avoit déja pris son pli. 2o Comme la tragédie avoit quelque chose de sacré dans son origine, d'abord ses acteurs furent plutôt regardés comme des prêtres que comme des baladins. 3o Tous les sujets des pièces n'étant tirés que des antiquités nationales dont les Grecs étoient idolâtres, ils voyoient dans ces mêmes acteurs moins des gens qui jouoient des fables, que des citoyens instruits qui représentoient aux yeux de leurs compatriotes l'histoire de leur pays. 4° Ce peuple, enthousiaste de sa liberté jusqu'à croire que les Grecs étoient les seuls hommes libres par nature (1), se rappeloit avec un vif sentiment de plaisir ses anciens malheurs et les crimes de ses maîtres. Ces grands tableaux

(1) Iphigénie le dit en termes exprès dans la tragédie d'Euripide qui porte le nom de cette princesse.

l'instruisoient sans cesse, et il ne pouvoit se défendre d'un peu de respect pour les organes de cette instruction. 5° La tragédie n'étant d'abord jouée que par des hommes, on ne voyoit point sur leur théâtre ce mélange scandaleux d'hommes et de femmes qui fait des nôtres autant d'écoles de mauvaises mœurs. 6° Enfin leurs spectacles n'avoient rien de la mesquinerie de ceux d'aujourd'hui. Leurs théâtres n'étoient point élevés par l'intérêt et par l'avarice; ils n'étoient point renfermés dans d'obscures prisons; leurs acteurs n'avoient pas besoin de mettre à contribution les spectateurs, ni de compter du coin de l'œil les gens qu'ils voyoient passer la porte, pour être sûrs de leur souper.

Ces grands et superbes spectacles, donnés sous le ciel, à la face de toute une nation, n'offroient de toutes parts que des combats, des victoires, des prix, des objets capables d'inspirer aux Grecs une ardente émulation, et d'échauffer leurs cœurs de sentiments d'honneur et de gloire. C'est au milieu de cet imposant appareil, si propre à élever et remuer l'ame, que les acteurs, animés du même zèle, partageoient, selon leurs talents, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, souvent aux premiers hommes de la nation. Je ne suis pas surpris que, loin de les avilir, leur métier, exercé de cette manière, leur donnât cette fierté de courage et ce noble désintéressement qui sembloit quelquefois élever l'acteur à son personnage. Avec tout cela,

jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs; et Sparte, qui ne souffroit point de théâtre, n'avoit garde d'honorer ceux qui s'y montrent.

Revenons aux Romains, qui, loin de suivre à cet égard l'exemple des Grecs, en donnèrent un tout contraire. Quand leurs lois déclaroient les comédiens infames, étoit-ce dans le dessein d'en déshonorer la profession? Quelle eût été l'utilité d'une disposition si cruelle? Elles ne la déshonoroient point, elles rendoient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable; car jamais les bonnes lois ne changent la nature des choses, elles ne font que la suivre; et celles-là seules sont observées. Il ne s'agit donc pas de crier d'abord contre les préjugés, mais de savoir premièrement si ce ne sont que des préjugés; si la profession de comédien n'est point en effet déshonorante en elle-même; car si, par malheur, elle l'est, nous aurons beau statuer qu'elle ne l'est pas, au lieu de la réhabiliter, nous ne fe

rons que

nous avilir nous-mêmes.

Qu'est-ce que le talent du comédien? L'art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paroître différent de ce qu'on est, de se passionner de sang froid, de dire autre chose que ce qu'on pense, aussi naturellement que si l'on le pensoit réellement, et d'oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d'autrui. Qu'est-ce que la profession du comédien? Un métier par lequel il se donne en représentation pour

de l'argent, se soumet à l'ignominie et aux affronts qu'on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J'adjure tout homme sincère de dire s'il ne sent pas au fond de son ame qu'il y a dans ce trafic de soimême quelque chose de servile et de bas. Vous autres philosophes, qui vous prétendez si fort au-dessus des préjugés, ne mourriez-vous pas tous de honte, si, lâchement travestis en rois, il vous falloit aller faire aux yeux du public un rôle différent du vôtre, et exposer vos majestés aux huées de la populace? Quel est donc, au fond, l'esprit que le comédien reçoit de son état? Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d'indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d'homme, qu'il abandonne.

Je sais que le jeu du comédien n'est pas celui d'un fourbe qui veut en imposer, qu'il ne prétend pas qu'on le prenne en effet pour la personne qu'il représente, ni qu'on le croie affecté des passions qu'il imite, et qu'en donnant cette imitation pour ce qu'elle est il la rend tout-à-fait innocente. Aussi ne l'accusé-je pas d'être précisément un trompeur, mais de cultiver pour tout métier le talent de tromper les hommes, et de s'exercer à des habitudes qui, ne pouvant être innocentes qu'au théâtre, ne servent par-tout ailleurs qu'à mal faire. Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux accents de

la passion, n'abuseront-ils jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes? Ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la scène, dans les besoins d'un métier plus dispendieux que lucratif n'auront-ils jamais de distractions utiles? Ne prendront-ils jamais la bourse d'un fils prodigue ou d'un père avare pour celle de Léandre ou d'Argante (1)? Par-tout la tentation de mal faire augmente avec la facilité; et il faut que les comédiens soient plus vertueux que les autres hommes, s'ils ne sont pas plus corrompus.

L'orateur, le prédicateur, pourra-t-on me dire encore, payent de leur personne ainsi que le Comédien. La différence est très grande. Quand l'orateur se montre, c'est pour parler, et non pour se donner en spectacle: il ne représente que lui-même, il ne fait que son propre rôle, ne parle qu'en son propre nom, ne dit ou ne doit dire que ce qu'il pense: l'homme et le personnage étant le même être, il est à sa place; il est dans le cas de tout autre citoyen qui remplit les fonctions de son état. Mais un comédien sur la

(1) On a relevé ceci comme outré et comme ridicule. On a eu raison. Il n'y a point de vice dont les comédiens soient moins accusés que de la friponnerie; leur métier, qui les occupe beaucoup, et leur donne même des sentiments d'honneur à certains égards, les éloigne d'une telle bassesse. Je laisse ce passage, parceque je me suis fait une loi de ne rien ôter; mais je le désavoue hautement comme une très grande injustice.

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