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êtes en garde contre toute sensibilité; vous ne pouvez pas vous refuser à rendre à vos amis des faveurs essentielles, vous leur sacrifiez vos propres intérêts, mais vous leur refusez les plus petites complaisances; bon et humain pour tout ce qui vous environne, pour tout ce qui vous est indifférent, vous vous mettez peu en peine de plaire à vos amis en les satisfaisant sur des bagatelles.

Votre humeur est très-agréable, quoiqu'elle ne soit pas fort égale. Toutes vos manières sont nobles, aisées et naturelles; votre désir de plaire ne vous porte à aucune affectation; la connaissance que vous avez du monde et votre expérience vous ont donné un grand mépris pour tous les hommes, et vous ont appris à vivre avec eux; vous savez que toutes leurs démonstrations ne sont que faussetés, vous leur donnez en échange des égards et de la politesse en tout; ceux qui ne se soucient point d'être aimés sont contents de vous.

Je ne sais pas si vous avez beaucoup de sentiments; si vous en avez, vous les combattez; ils vous paraissent une faiblesse, vous ne vous permettez que ceux qui ont l'air de la vertu; vous êtes philosophe; vous n'avez point de vanité, quoique vous ayez beaucoup d'amour-propre ; mais votre amour-propre ne vous aveugle point, il vous exagère vos défauts plutôt que de vous les cacher; vous ne faites cas de vous que parce que, pour ainsi dire, vous y êtes forcé, quand vous vous comparez aux autres hommes. Vous avez du discernement, le tact très-fin, le goût très-juste, le ton excellent; vous auriez été de la meilleure compagnie du monde dans les siècles passés; vous l'êtes dans celui-ci, et vous le seriez dans ceux à venir. Votre caractère tient beaucoup de votre nation, mais pour vos manières, elles conviennent à tout pays également. Vous avez une faiblesse qui n'est pas pardonnable, vous y sacrifiez vos sentiments, vous y soumettez votre conduite, c'est la crainte du ridicule: elle vous rend dépendant de l'opinion des sots, et vos amis ne sont point à l'abri des impressions que les sots veulent vous donner contre eux. Votre tête se trouble aisément, c'est un inconvénient que vous connaissez, et auquel vous remédiez par la fermeté avec laquelle vous suivez vos résolutions; votre résistance à ne vous en jamais écarter est quelquefois poussée trop loin, et sur des choses qui n'en valent pas la peine.

Vos sentiments sont nobles et généreux, vous faites le bien pour le plaisir de le faire, sans ostentation, sans prétendre à la reconnaissance; enfin votre âme est belle et bonne.

ΧΧΧΙ

PORTRAIT DE MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL PAR MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND, FAIT AU MOIS DE NOVEMBRE 17661.

Vous me demandez votre portrait, vous n'en connaissez pas la difficulté; tout le monde le prendra pour le portrait d'un être imaginaire. Les hommes ne sont point accoutumés à croire aux mérites qu'ils n'ont pas, mais il faut vous obéir; le voici :

1 Madame de Choiseul est morte le 3 décembre 1801.

Il n'y a pas un habitant du ciel qui vous ait surpassée en vertus, mais ils vous ont surpassée par leurs intentions et leurs motifs.

Vous êtes aussi pure, aussi juste, aussi charitable, aussi humble qu'ils ont pu l'être; si vous devenez aussi bonne chrétienne, vous deviendrez tout de suite une aussi grande sainte; en attendant, contentez-vous d'être ici-bas l'exemple et le modèle des femmes.

Vous avez infiniment d'esprit, surtout de la pénétration, de la profondeur et de la justesse; vous observez tous les mouvements de votre âme. Vous voulez en connaître tous les replis; cette idée n'apporte aucune contrainte à vos manières, et ne vous rend que plus facile et plus indulgente pour les autres.

La nature vous a fait naître avec tant de chaleur et de passion, qu'on juge que si elle ne vous avait pas aussi donné infiniment de raison, et que vous ne l'eussiez pas fortifiée par de continuelles et solides réflexions, vous auriez eu bien de la peine à devenir aussi parfaite, et c'est peut-être ce qui fait qu'on vous pardonne de l'être. L'habitude où vous êtes de réfléchir vous a rendue maîtresse de vous-même; vous tenez pour ainsi dire tous les ressorts de votre âme dans vos mains, et sans rien perdre de l'agrément du naturel, vous résistez et vous surmontez toutes les impressions qui pourraient nuire à la sagesse et à l'égalité de votre conduite.

Vous avez de la force et du courage sans avoir l'air de faire jamais aucun effort. Vous êtes parvenue, suivant toute apparence, à être heureuse: ce n'est point votre élévation ni votre éclat qui fait votre bonheur, c'est la paix de la bonne conscience, c'est de n'avoir point à vous reprocher d'avoir offensé ni désobligé personne; vous recueillez le fruit de vos bonnes qualités par l'approbation et l'estime générale; vous avez désarmé l'envie, personne n'oserait dire et même penser qu'il mérite autant que vous la réputation et la fortune dont vous jouissez.

Il n'est pas besoin de parler de la bonté de votre cœur, on doit conclure par tout ce qui précède combien il est rempli de sentiments.

Tant de vertus et tant d'excellentes qualités inspirent du respect et de l'admiration; mais ce n'est pas ce que vous voulez; votre modestie, qui est extrême, vous fait désirer de n'être jamais distinguée, et vous faites tout ce qui dépend de vous pour que chacun se croie votre égal.

Comment se peut-il qu'avec tant de vertus et de charmantes qualités, vous n'excitiez pas un empressement général? C'est qu'on se voit arrêté par une sorte de crainte et d'embarras; vous êtes, pour ainsi dire, la pierre de touche qui fait connaître aux autres leur juste valeur, par la différence qu'ils ne peuvent s'empêcher de trouver qu'il y a de vous à eux.

XXXII

PORTRAIT DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND FAIT PAR ELLE-MÊME

EN 1728.

Madame la marquise du Deffand paraît difficile à définir. Le grand naturel qui fait le fond de son caractère la laisse voir si différente d'ellemême d'un jour à l'autre, que quand on croit l'avoir attrapée telle

qu'elle est, on la trouve l'instant d'après sous une forme différente. Tous les hommes ne seraient-ils pas de même s'ils se montraient tels qu'ils sont? Mais pour acquérir de la considération, ils entreprennent, pour ainsi dire, de jouer de certains rôles auxquels ils sacrifient souvent leurs plaisirs, leurs opinions, et qu'ils soutiennent toujours au-dessus de la vérité.

Madame la marquise du Deffand est ennemie de toute fausseté et affectation; ses discours et son visage sont toujours les interprètes fidèles des sentiments de son âme; sa figure n'est ni bien ni mal, sa contenance est simple et unie, elle a de l'esprit ; il aurait eu plus d'étendue et plus de solidité si elle se fût trouvée avec des gens capables de la former et de l'instruire; elle est raisonnable, elle a le goût juste, et si quelquefois la vivacité l'égare, bientôt la vérité la ramène; son imagination est vive, mais elle a besoin d'être réveillée. Souvent elle tombe dans un ennui qui éteint toutes les lumières de son esprit! Cet état lui est si insupportable, et la rend si malheureuse, qu'elle embrasse aveuglément tout ce qui se présente sans délibérer; de là vient la légèreté dans ses discours et l'imprudence dans sa conduite, que l'on a peine à concilier avec l'idée qu'elle donne de son jugement quand elle est dans une situation plus douce. Son cœur est généreux, tendre et compatissant; elle est d'une sincérité qui passe les bornes de la prudence; une faute lui coûte plus à faire qu'à avouer. Elle est très-éclairée sur ses propres défauts, et découvre très-promptement ceux des autres, et la sévérité avec laquelle elle se juge lui laisse peu d'indulgence pour les ridicules qu'elle aperçoit ; de là vient la réputation qu'elle a d'être méchante; vice dont elle est très-éloignée, n'ayant nulle malignité ni jalousie, ni aucun des sentiments bas que produit ce défaut.

XXXIII

PORTRAIT DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND FAIT PAR ELLE-MÊME, 1774.

On croit plus d'esprit à madame du Deffand qu'elle n'en a: on la loue, on la craint, elle ne mérite ni l'un ni l'autre; elle est, en fait d'esprit, ce qu'elle a été en fait de figure et ce qu'elle est en fait de naissance et de fortune, rien d'extraordinaire, rien de distingué; elle n'a, pour ainsi dire, point eu d'éducation, et n'a rien acquis que par l'expérience : cette expérience a été tardive, et a été le fruit de bien des malheurs.

Ce que je dirai de son caractère, c'est que la justice et la vérité, qui lui sont naturelles, sont les vertus dont elle fait le plus de cas.

Elle est d'une complexion faible, toutes ses qualités en recoivent l'empreinte.

Née sans talent, incapable d'une forte application, elle est très-susceptible d'ennui, et ne trouvant point de ressources en elle-même, elle en cherche dans ce qui l'environne, et cette recherche est souvent sans succès; cette même faiblesse fait que les impressions qu'elle recoit, quoique très-vives, sont rarement profondes; celles qu'elle fait y sont assez semblables; elle peut plaire, mais elle inspire peu de sentiments.

C'est à tort qu'on la soupçonne d'être jalouse, elle ne l'est jamais du mérite et des préférences qu'on donne à ceux qui en sont dignes, mais

elle supporte impatiemment que le charlatanisme et les prétentions injustes en imposent; elle est toujours tentée d'arracher les masques qu'elle rencontre, et c'est, comme je l'ai dit, ce qui la fait craindre des uns et louer des autres.

XXXIV

ESQUISSE DU PORTRAIT DE M. DE PONT-DE-VEYLE PAR MADAME LA MARQUISE

DU DEFFAND, 1774.

L'esprit et les talents de M. de Pont-de-Veyle méritaient toutes les distinctions qui font l'ambition des gens de lettres; mais sa modestie et son amour pour l'indépendance lui firent préférer les agréments de la société aux honneurs et à la célébrité. Il évitait tout ce qui pouvait exciter l'ennui.

Ce fut malgré lui qu'on découvrit qu'il était l'auteur de trois comédies qui eurent un grand succès. La crainte de déplaire le rendait fort circonspect dans la conversation.

Ceux qui ne le connaissaient pas pouvaient penser qu'il n'était pas frappé des ridicules, et il les démêlait plus finement que personne. On pouvait penser aussi qu'il n'était pas bon juge des ouvrages de goût et d'esprit; il avait l'air de tout approuver, il ne se permettait aucune critique, et personne n'était plus en état que lui d'en faire de bonnes, puisque tous les ouvrages qu'on a de lui sont du meilleur ton et du meilleur goût.

Son extérieur était froid, ses manières peu empressées : on aurait pu le soupçonner d'une grande indifférence, et l'on se serait bien trompé; il était capable de l'attachement le plus sincère et le plus constant. Jamais aucun de ses amis n'a eu le moindre sujet de se plaindre de lui. Aucune raison, aucun prétexte ne le refroidissait pour eux. Il connaissait leurs défauts, il cherchait à les en corriger en leur en faisant sentir les inconvénients; il n'acquiescait jamais au mal qu'on pouvait dire d'eux. Enfin, l'on peut dire de M. de Pont-de-Veyle, qu'il était estimable par son esprit, par ses talents, par ses vertus et par l'extrême bonté de son cœur.

XXXV

PORTRAIT DE MADAME LA COMTESSE DE ROCHEFORT PAR M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.

Madame la comtesse de Rochefort est jeune et dans l'âge où le goût ne se déclare encore que par les premiers mouvements, où l'âme n'a que de l'instinct, où enfin on sent, en attendant que l'on réfléchisse; cet age est à la vie ce que le printemps est à la nature; les fleurs font le seul ornement de cette saison, tout n'y est que pour les plaisirs, tout le respire, tout l'annonce.

Pour commencer par la figure de madame la comtesse de Rochefort, elle n'a rien de frappant ni qui surprenne; mais elle acquiert à être regardée; c'est l'image du matin, où le soleil ne se lève point encore, et

où l'on aperçoit confusément mille objets agréables. Quand elle parle, son visage s'éclaire; quand elle s'anime, sa physionomie se déclare; quand elle rit, tout devient vivant en elle, et on finit par aimer à la regarder, comme on se plaît à parcourir un paysage où rien n'attache séparément, mais dont la composition entière est le charme des yeux.

On ne comprend pas comment, en arrivant dans le monde, madame la comtesse de Rochefort a pu connaître sitôt et ses usages et les hommes qui l'habitent; tout a l'air en elle de la réminiscence; elle n'apprend point, elle se souvient, et tout ce qui la rend, malgré cela, si agréable aux autres, c'est que sa jeunesse est toujours à côté de sa raison; elle n'a l'air sensé que par ce qu'elle dit, et jamais par le ton qu'elle y donne; elle juge comme une autre personne de son âge danse ou chante; elle ne met pas plus de façon à raisonner qu'à se coiffer; aussi est-elle aussi naturelle dans ses expressions que dans sa parure; la coquetterie est un défaut qu'elle n'aura pas de mérite à vaincre, elle ne la connaît pas plus que la recherche des pensées et le tour maniéré des expressions.

Quelque indiscrétion qu'il y ait à oser prononcer sur le caractère des jeunes femmes, on peut quasi promettre à madame la comtesse de Rochefort de n'être jamais malheureuse par les passions folles et inconsidérées. Si jamais un homme parvenait à lui plaire, j'ose l'assurer qu'il n'aura à craindre ni orages ni écueils; son âme est aussi constante que décidée.

Ce qui doit le plus surprendre en elle, c'est la fermeté de son caractère; ses résolutions sont promptes et justes; l'expérience, en fait d'esprit, c'est ordinairement la comparaison qui prépare et qui assure nos jugements; elle a su se passer de tous ces secours présentés aux âmes ordinaires; elle jugera sûrement du premier ouvrage, tout comme elle a pris des partis sensés dans des affaires où, toute jeune qu'elle est, elle s'est trouvée obligée de se décider par son seul conseil.

Si jamais elle jetait les yeux sur ce portrait, je lui apprendrais des nouvelles d'elle-même, car elle ignore tout ce qu'elle vaut, et c'est ce qui la fait si bien sentir aux autres. Je ne dirai plus qu'un mot, c'est que son cœur est sensible à l'amitié comme si elle n'avait que cela à faire; la vivacité dont elle aime ses amis n'a rien de ces saillies impétueuses qui font craindre que les sentiments ne soient pas durables; les siens ont un air posé sans en être moins vifs, qui, joint aux charmes de la jeunesse, donne à ce que l'on sent pour elle un degré de chaleur, que l'on peut appeler comme on voudra.

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