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mon âme flottante, une juste douleur lutte avec moi au . dedans et au dehors, je suis vaincu par la lumière de la raison, mais la passion l'emporte et résiste à ces nobles inspirations. Je suis ainsi retenu, je pleure à chaudes larmes, et je me demande fréquemment à moi-même : « Que prépares-tu en vain? Où vas-tu, malheureux ? Où penses-tu pouvoir aller par tant de détours? Certes tu mourras. N'est-ce pas toujours dans l'espoir du repos que le travail plaît ? Pourquoi ensemencer un sable stérile? Pourquoi labourer le rivage? La douce espérance abuse celui qui s'y attache et le fait tourner dans un cercle. Déjà tu vois en arrière tes belles années, déjà les cheveux blancs envahissent ton front, que tardes-tu d'agir? Jeune ignorant, en roulant toujours dans ta tête les choses de demain, tu perdras les choses présentes, tu dépendras toujours de l'avenir incertain et en te fuyant toi et ton bien, tu poursuivras des biens étrangers. Cesse donc, cesse de fuir. Pourquoi ne pas compter sur le jour, qu'il t'est donné de voir, car peut-être demain ne luira point pour toi? Si tu l'ignores, la mort fait tout noircir par une chute facile et elle a coutume de venir à l'improviste. Pourquoi, si tu as quelque souci de toi-même, ne pas commencer tout de suite ce que ton âme diffère éternellement? Peut-être as-tu la prétention de former des projets pour de longues années? Nourrir de grands desseins au-delà du tombeau, quel aveuglement! Peux-tu, connaissant le cours si rapide de notre vie, bâtir ici-bas de longues espérances et confier la moindre chose au lendemain? Je ferai cela quand je serai poussière, quand le vautour sanguinaire déchirera mes membres et que les vers hideux rongeront mes entrailles. C'est maintenant plutôt, c'est maintenant qu'il faut agir, tandis que tu peux mouvoir tes membres et réprimer ton âme, que tu possèdes la liberté, le plus précieux des biens, et que tu jouis de la vie qui t'échappera tout d'un coup. Ne vois-tu pas les siècles s'écouler d'un vol rapide? Les minutes en

se succédant poussent l'heure agile; celle-ci chasse le jour et la nuit ; ceux-ci s'enfuyant, la lune revient amoindrie, après avoir achevé le mois. Le mois entraîne les jours et compose les années entières; celles-ci amènent la vieillesse et la mort. C'est ainsi que le temps qui bouleverse tout passe avec vitesse et que la vie s'écoule sans retour. Les fleuves dont la pente est inclinée poussés par leurs vagues ne se jettent pas plus vite dans la mer; la flèche, chassée par la corde frémissante, ne fend pas l'air avec plus de rapidité. Si tu veux te le rappeler, depuis qu'en sortant du ventre de ta mère, nu, pauvre, plaintif, malheureux et digne de pitié, tu as poussé des vagissements d'une voix tremblante, la souffrance, les larmes, les gémissements et les soucis qui torturent le cœur ont habité dans ton sein, pas un jour heureux n'a permis à ton âme haletante de mettre un terme à ses plaintes sans nombre. Tu voudrais respirer, mais le sort contraire te le défend. Combien je crains que tu ne sois forcé de fournir toute la marche sans pouvoir durant le trajet ranimer un peu par une halte salutaire tes flancs fatigués ! Déjà une grande partie de ta journée s'est écoulée; déjà le soir, messager de la mort éternelle, s'approche. Tout décrépit que tu es, tu formes des projets pour un long avenir! Sur le point de mourir, tu dors et tu reposes tranquille sous le poids d'un lourd sommeil! Vois le soleil qui court vers le rivage de l'Occident, pleure, tandis que tu le peux, ton temps perdu follement et dirige tes pas vers ta patrie pendant qu'une courte lueur brille encore à tes yeux du haut du ciel. Tu as trop vécu sans repos sur une mer orageuse; reste au port, cargue tes voiles flottantes et rassemble tes cordages dispersés par la tempête. »>

Tandis que je roule en moi-même de telles pensées, souvent la colère et la souffrance font que je m'écrie : » Qui m'arrachera à la fureur de mon ennemi ? Qui m'enlèvera de ma prison mortelle et me rendra au ciel? Qui me montrera parmi tant de labyrinthes et tant de chemins

non frayés la route qui mène directement aux cieux? Hélas! à quelle distance éloignée il me semble voir la patrie de la paix! Je la vois comme du haut d'une montagne écartée. Mais tout autour s'étendent des buissons épineux qu'habitent des chiens horribles, qu'infestent des brigands rapides et prêts à marcher en avant, lesquels ont déserté jadis les étendards du chef céleste. Hélas ! que de fois je me rappelle avoir tenté vainement le passage et, toujours repoussé, j'hésite en soupirant après une patrie où il ne m'est pas permis d'aller. Qui donc me secourra dans mon infortune? Qui me conduira par un chemin sûr où sont les âmes saintes et le peuple bienheureux ? Et si je suis appesanti par la chair, si mes péchés me ralentissent, qui, me débarrassant de ma pesanteur, me donnera de revêtir les ailes de la colombe, afin que je m'envole vers les hauteurs et que je me repose après tant de maux (1).

Telle est maintenant ma situation. Je ne vois pas encore quelle fin me réservent les destins qui prévoient l'avenir. Jusque-là un long espoir et la crainte se disputent assidument mon cœur. Mais le temps n'est pas éloigné où ma fin elle-même m'apprendra ce que j'ai été véritablement, à quel astre heureux j'ai été soumis, si j'ai marché vite ou lentement dans la route indiquée, et quel aura été à ma dernière heure l'hôte de mon corps périssable.

(1) Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai. (Psaumes LIV, 7.)

LE PALAIS A L'ACADÉMIE

FAUTEUIL DE TARGET

1634-1880.

XI.

PROSPER MÉrimée.

1803-1844-1872.

Prosper Mérimée ressemblait à son prédécesseur par plus d'un côté. Ils avaient l'un et l'autre l'amour des arts et des lettres, la passion de la bibliographie; Ils avaient l'un et l'autre la pureté, la correction, la fermeté du style, l'art de conter et le talent d'intéresser.

Mérimée appartient quelque peu au palais, bien qu'il n'ait jamais mis la robe. Du collège Charlemagne, il passa trois ans à l'École de droit, où il prit ses licences, dont il a assez largement usé ailleurs qu'au palais.

Au sortir de l'école, il ne songea nullement à faire son stage, et il se tourna vers les études archéologiques et littéraires. Il savait assez de grec et de latin, beaucoup d'anglais et d'espagnol; ce fut à cette dernière langue qu'il emprunta ou parut emprunter son premier ouvrage.

Le Théâtre de Clara Gazul fut publié en 1825. C'était

(1) Voir le Bulletin de mai, juin-juillet et août.

le temps de la lutte la plus ardente, surtout à la scène, entre les classiques et les romantiques. Chaque matin nous apportait des traductions des théâtres étrangers; on traduisait, qui Shakespeare, qui Schiller, qui Lope de Véga ou Calderon.

Mérimée profita de ce mouvement des esprits et de cette heure de vogue pour lancer dans le public son Théâtre de Clara Gazul sous un double pseudonyme, attribuant à une comédienne espagnole, Clara, l'œuvre originale, et à un Français, Joseph L'Estrange, la traduction.

Or, il advint qu'un jour, en revenant du palais, et bouquinant à mon ordinaire,

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je trouvai sur les quais un exemplaire du livre, avec une lettre autographe signée Mérimée. Je la lisais, quand un confrère en bibliographie que j'avais déjà plusieurs fois rencontré, s'arrêta à côté de moi. C'était Ch. Nodier (1). Ah! me dit-il, de son air bonhomme dont il fallait parfois se défier, vous venez d'acheter le livre de Clara Gazul! Non, lui répondis-je en le regardant, pas de Clara Gazul. Ou de Joseph L'Estrange, continua-t-il, c'est tout un. Pas plus de l'un que de l'autre. — Eh! de qui donc, s'il vous plaît ? Le bibliothécaire de l'Arsenal voulait apparemment m'éprouver. - D'un jeune auteur encore inconnu, dont c'est le début, M. P. Mérimée. On ne peut rien vous apprendre, ajouta en souriant Ch. Nodier. Non, parce que la lettre que voici m'a tout appris, et je la lui présentai.

Il la lut à son tour et me dit : Elle est curieuse, et peutêtre le deviendra-t-elle davantage avec le temps.

Elle était adressée par le père de l'auteur à un ancien professeur de son fils.

(1) Qu'il m'est arrivé souvent de rencontrer, bouquinant sur les quais, Ch. Nodier, J. Janin, Alfred Potiquet et mes confrères Pisson, Oct. Falateuf et Fontaine !!

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