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cueillit encore une ancienne abbesse de grande famille : Louise-Emilie de la Tour d'Auvergne, abbesse de Montmartre. Elle était fille du comte d'Auvergne, Grand-Maître de la Cavalerie, et pourvue par lui d'une dot de 100.000 écus. En 1694, elle fut demandée en mariage par le second fils du maréchal de Luxembourg, assuré par le roi du titre de duc et largement doté par sa tante Isabelle de Montmorency, duchesse de Mecklembourg. Néanmoins, Mile d'Auvergne refusa ce brillant parti et préféra la vie religieuse. En 1699, affligée, dit-on, de la mort de sa mère et du remariage rapide de son père avec une ancienne maîtresse, elle prit définitivement le voile aux Carmélites (1). En 1707, elle devint abbesse de Villers-Cotterets, et en 1727, abbesse de Montmartre. En 1735, frappée de paralysie, elle se démit en faveur de Mme de Larochefoucauld et vint terminer ses jours au Cherche-Midi où elle mourut le 1 juin 1737 (2). Le Prieur de Saint-Germain des Prés présida à ses obsèques, et son corps fut inhumé dans le chœur de la chapelle. A Montmartre, sa mémoire s'est conservée par le nom de la Tour d'Auvergne donné à une des rues du quartier.

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Le 5 octobre 1735, une cinquième Prieure fut élue par suite du décès de la Mère Sainte-Magdeleine, ce fut Louise de la Jarie, dite Sœur de Sainte-Placide qui, à l'aide des libéralités faites à la communauté et du produit des locations, entreprit de grands travaux (3). Elle fit agrandir le monastère et construire une véritable église dont la première pierre fut posée le 2 mars 1737 par le

(1) Mémoire de Sourches, t. VI, p. 132 et 137.

(2) Histoire de Montmartre, par Cheronnet, p. 152, et Guilhermy, Montmartre, p. 83.

(3) Arch. nat., L. 1044.

cardinal de Rohan, et qui fut bénite un an après, le 20 mars 1738. La première messe y fut célébrée dès le lendemain 21 mars par le célèbre curé de Saint-Sulpice Languet de Gergy (1). Il y eut alors en 1736 au ChercheMidi, comme pensionnaire notable, la duchesse de Mortemart plaidant en séparation contre son mari (2).

L'année suivante, en 1737, survint une aventure qui fit beaucoup de bruit et mit les Religieuses en grand émoi.

Parmi les jeunes pensionnaires du couvent était AnneMarie de Moras, fille du riche financier Abraham Peirenc de Moras que nous avons vu propriétaire des trois premières maisons de la rue du Cherche-Midi, (no 1, 3 et 5), mort en 1732. Née en 1724, c'était dès 1737, à treize ans, une grande et belle fille fort précoce. Elle rencontra durant ses vacances, chez sa mère Me de Moras, un certain comte de Courbon-Blénac qui fut très séduit par les charmes et la grande fortune de la jeune héritière. Le comte avait trente-huit ans, mais il était officier de cavalerie, portait beau et parut charmant à M1le de Moras (3). Il obtint la permission d'aller faire de la musique avec elle au couvent; il jouait agréablement de la flûte, elle l'accompagna sur le clavecin; ils exécutèrent de nombreux duos entremêlés d'aimables causeries dans lesquelles M. de Courbon sut glisser de tendres déclarations que

(1) Piganiol de la Force, t. VII p. 366 et suivantes. (2) Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 150.

(3) Cette curieuse histoire a été spirituellement racontée dans un petit ouvrage publié en 1882 par M. J. Claretie sous le titre d'Un enlèvement au XVIIIe siècle. L'auteur y a joint comme Pièces justificatives, la copie entière de tout le dossier du procès criminel qui s'en suivit avec les dépositions des nombreux témoins entendus à l'instruction. C'est surtout à cette source précieuse de documents d'archives que je me suis permis de puiser les détails qui vont suivre.

Mlle de Moras accueillit avec plaisir. Les bonnes religieuses durent s'émouvoir de la fréquence des visites du comte, et, sur leur avis sans doute, Mme de Moras les interdit. Mais l'amour a des ailes : une correspondance secrète s'établit à l'aide d'un petit panier suspendu à une ficelle qu'une femme de chambre complaisante fit descendre chaque soir d'une fênêtre du couvent jusque dans la rue où l'attendait M. de Courbon (1). Des serments passionnés furent ainsi échangés, et il fut convenu qu'AnneMarie s'évaderait du couvent pour aller rejoindre le comte dans son manoir où ils se marieraient. L'évasion fut préparée et réalisée comme on va le voir. Le 25 octobre au soir, Anne-Marie vint trouver Mme la supérieure, la Mère Sainte-Placide, et lui montra une lettre qu'elle venait, disait-elle, de recevoir de sa mère lui disant qu'une chaise de poste passerait la prendre le lendemain matin. pour l'amener au château de Livry à quatre lieues environ de Paris où elle se trouvait chez des amis. La Supérieure, sans défiance, lut la lettre signée Fargès de Moras et donna son autorisation (2). En effet, le lendemain 26 octobre, une chaise de poste escortée d'un laquais à cheval, s'arrête, à sept heures du matin devant la porte du couvent, et l'on demande Me de Moras. La Supérieure, prévenue, ne doute pas que ce soit la voiture annoncée par Mme de Moras et autorise la sortie de sa pensionnaire. Anne-Marie fait descendre sa petite malle de voyage qui est attachée solidement derrière la voiture par le laquais et le postillon aidés d'un boutiquier d'à côté (3). Puis, sans

(1-2-3) Dépositions: 1o de Dame Louise de la Jarrie dite de Sainte-Placide; 2o de dame Geneviève Saintyer tourière; 3° de Me de Moras; 4° de Philippe Le Vaillant fruitier, rue du Cherche-Midi; et autres. (Pièces justificatives publiées par M. J. Claretie, tirées des Archives nationales).

hésitation, accompagnée de sa femme de chambre, elle franchit la porte du couvent et s'installe dans la chaise de poste qui file rapidement par la rue du Regard suivie du laquais à cheval. On remarque cet équipage courant à grande allure sur la route d'Orléans, à Arpajon, Etampes, Orléans, Blois, et au delà. Enfin la jeune voyageuse, après s'être arrêtée quelques heures à Poitiers, arrive le 31 octobre, à deux heures de l'après-midi, au petit château de Contré en Poitou. Là, descendant de voiture, elle est accueillie, on devine avec quels transports, par M. de Courbon qui la présente à sa mère Mme de Blénac, et le lendemain 1er novembre, un curé complaisant bénit l'union des deux amoureux. Pendant ce temps, la Mère Sainte-Placide croyait Anne-Marie chez Mme de Moras, tandis que celle-ci, au château de Livry, croyait sa fille au couvent. Mais le 2 novembre, les Religieuses sont stupéfaites d'apprendre par un laquais de Mme de Moras, qu'Anne-Marie n'est pas à Livry, et qu'en conséquence il y a eu enlèvement. Grande rumeur au couvent! Qui peut être le coupable? Me la Supérieure est informée, seulement alors, dit-elle, des visites fréquentes et suspectes de M. de Courbon. Ne serait-ce pas lui qui aurait enlevé Me de Moras? - Le même jour, 2 novembre, M. Fargès de Polizy, conseiller du roi, maître des requêtes, frère de Mme de Moras, et M. François Peirenc, son beau-frère prévenus de l'événement, s'introduisent au couvent, font subir un interrogatoire à la Supérieure, perquisitionnent dans la chambre de la fugitive, fouillent dans ses tiroirs pour y découvrir quelque pièce à conviction (1). Enfin ils se retirent, s'enquièrent, dans le voisinage, du chemin

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(1) Dépositions de MM. Fargès de Polizy et François Peirenc.

qu'a pris la chaise de poste dont ils donnent le signalement. Pas de doute! L'auteur du rapt est M. de Courbon, et M de Moras a été emmenée par lui dans son château de Contré en Poitou. Donc, dès le lendemain 3 novembre, Mme de Moras dépose une plainte en règle contre le coupable, pendant que M. Fargès de Polizy part en poste pour Contré. Il y arrive le 8 au matin, escorté de deux cavaliers de la maréchaussée qu'il a requis au bourg voisin. Il est introduit dans la chambre de sa nièce qui est encore au lit et il lui enjoint de revenir au plus vite avec lui auprès de sa mère. Mais alors intervient M. de Courbon « en robe de chambre et bonnet de nuit >> qui demande la production « d'un ordre du roi ». Or, M. de Polizy, dans sa hâte, ne s'est pas muni de cette pièce indispensable, et il est forcé de battre en retraite. Heureusement quelques heures plus tard, survient à son tour, M. François Peirenc qui, lui, s'est pourvu d'un ordre du roi. Cette fois la jeune Anne-Marie est forcée d'obéir, tandis que M. de Courbon, comprenant que son cas est mauvais, s'esquive et passe en Italie. L'enlèvement ou l'évasion de Mile de Moras avait fait grand scandale; le duc de Luynes dans ses Mémoires, l'avocat Barbier dans son Journal, les chroniqueurs, même les chansonniers, en fournissent de nombreux témoignages. La plainte de Mme de Moras donna lieu à une longue information qui se termina par une sentence du Châtelet du 16 juillet 1738, condamnant M. de Courbon à la peine de mort, qu'il subit seulement en effigie, puis ordonnant que la femme de chambre complice serait pendue, que le curé trop complaisant ferait amende honorable, la corde au cou, puis serait envoyé pour trois ans aux galères, et que la vieille comtesse de Blénac serait bannie du royaume.

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