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turée? La patrie est une mère pour les enfants qu'elle adopte, une marâtre pour les siens! Quelle source de jalousie, de haines, de dissensions! Et où est le peuple assez abject, assez vil, assez insensible, pour supporter patiemment une pareille iniquité? se reposer sur l'inertie et l'ignorance de tout un peuple, c'est insulter le lion qui dort, parce qu'on le voit immobile.

Quant au faible adoucissement qu'on apporte au sort de ce peuple, à quoi se réduit-il? et qu'est-ce que ces biens qu'on lui permet de posséder? Des biens-meubles! les uns périssent par l'usage, les autres n'ont rien de réel, et ne sont qu'un moyen d'échange. Quel fruit peut produire l'argent dans les mains du cultivateur, supposé même qu'un maître avide lui permette d'en amasser? Il n'en connaît le prix qu'autant qu'il le dépense, ou qu'il peut le réaliser. La terre est le seul bien solide, le seul dont les fruits renaissants se perpétuent d'âge en âge, le seul où se puisse fonder l'espérance de l'avenir. Et qui le sait mieux que celui qui, tous les ans, lui fait produire et les troupeaux et les moissons, qui vit attaché à son sein et ne connaît d'autre bien qu'elle? Aussi sa seule ambition est-elle d'avoir un domaine, et quand il l'a, c'est de l'étendre. Lui interdire jusqu'à l'espérance de cette possession, c'est le réduire au sentiment de son existence actuelle, et au plus stupide abandon de tous les soins de l'avenir.

n'en

Mais le présent, me direz-vous encore, est pour lui que plus tranquille : il est moins malheureux, que s'il avait à lui quelques biens fonds, dont les impôts lui rendraient la charge onéreuse.

En attendant que j'en vienne à l'article du bonheur, je réponds que ce n'est jamais par un mal, qu'un mal s'autorise, à moins qu'il n'y ait pas de milieu : mais ici ces deux maux sont-ils inévitables, et l'égale distribution d'un impôt modéré sur les biens fonds du peuple, ne concilierait-elle pas l'aisance et la propriété? On abuse de tout sans doute; mais les abus sont passagers, au lieu que les lois sont durables.

L'homme injuste mourra; mais la loi ne meurt point. L'abus ne fait haïr que l'auteur de l'abus; mais l'iniquité de la loi fait haïr la loi même, et l'État qui l'impose. Enfin la loi, lorsqu'elle est juste, est le recours de l'opprimé : mais si c'est elle qui l'opprime, quel sera son refuge? et n'estil pas réduit à la détester en silence, ou à se révolter contre elle, s'il se lasse enfin de souffrir? Or, telle est la situation pénible, inquiète et violente où la loi de l'exclusion à la propriété des terres met la classe des paysans, la classe qui nourrit l'État, qui l'enrichit, qui le protége et au-dedans et au-dehors, qui fait sa destinée, et qui peut la changer. De-là je laisse à décider si une loi désespérante pour le peuple cultivateur est avantageuse à l'État; si avec cette loi il est sûr de lui-même; et s'il peut se croire affermi sur de solides fondements.

FORCE.

Par la solitude d'un État, j'ai entendu sa consistance, son repos, sa stabilité par la force, j'entends une puissance active, qui tend à s'accroître elle-même, ou du moins à se garantir, et des secousses du dedans, et des attaques du dehors. Cette force consiste dans le nombre des hommes, leurs facultés, leur volonté.

On a observé que la population était par-tout en raison du bien-être et des moyens de sub

sister.

Plus on est sûr, et pour soi-même, et pour ceux que l'on met au jour, d'une subsistance commode, plus le désir de se reproduire a de charme et d'activité : mais plus ce désir est mêlé de trouble et d'inquiétude sur le sort des enfants à qui l'on donne l'être, plus il est faible et languissant. Ce vif et doux pressentiment des affections de la nature, cette paternité anticipée, qui nous fait chérir nos enfants, même avant qu'ils soient nés, et qui, dans l'état du bien-être, nous fait si ardemment souhaiter leur naissance, se change en répugnance à leur donner la vie, lorsque nous prévoyons qu'ils seraient malheureux. C'est à ce découragement qu'il faut attribuer la solitude qui par-tout environne la tyrannie.

Rappelons-nous ce que fut la Grèce, et parcourons, des yeux, ces campagnes si belles si florissantes autrefois. Où sont ces peuples rois

qui les fertilisaient? Où sont ces villes si superbes? Hélas! sans les tristes débris de leurs palais et de leurs temples, le voyageur ne croirait point qu'il marche à travers leurs ruines; il ne croirait jamais que c'était là Tempé, là les champs de Larisse, là ces îles heureuses, dont les noms rappellent encore l'image de la liberté, de l'abondance et des plaisirs. Le despotisme a tout détruit, il a fait de la Grèce un pays fabuleux; et à la place de ces campagnes si peuplées et si fertiles, il a mis de vastes déserts où règnent avec lui l'effroi, la solitude et le silence. Mais, sans porter nos regards si loin, comparons l'état florissant de la Turinge, où le peuple est libre, avec le déplorable état de la Lusace, où il est serf. La nature semble à regret faire naître des esclaves; elle ne se plaît à peupler que les champs de la liberté.

Or, quoi qu'on fasse, il n'est pas possible que le peuple, exclu par la loi de la propriété du terrain, soit jamais réellement libre. Que toutes les lois se réunissent pour adoucir le tort que lui fait une seule, et pour lui assurer du moins la propriété personnelle, celle des fruits de son travail et de l'épargne de ses pères; ce plan consolant en idée ne s'exécutera jamais. La loi d'exclusion a mis tant d'intervalle entre le paysan serf et le propriétaire, elle rend l'un si dépendant de l'autre, et donne à celui-ci tant de détours secrets pour éluder les autres lois, tant de

moyens d'intimider ou de punir celui qui les réclamerait, qu'on n'osera jamais le citer devant elles mais quand on l'oserait, comment vérifier l'abus du pouvoir domestique? Et si le despotisme est par-tout établi, si tout un empire à-lafois retentit des gémissements du paysan foulé, dépouillé par ses maîtres, quelle digue les lois peuvent-elles former contre ce déluge de maux? Dans tous les grands d'une nation, comment réprimer, contenir l'habitude de la licence? Et si l'autorité leur impose de près, comme en Bohème, en Moravie, leur imposera-t-elle à ces longues distances, où la voix de la vérité et les plaintes de la faiblesse ont des déserts à traverser pour arriver au pied du trône?

Dans les pays même où les lois ont gardé plus d'égalité, il est encore si difficile de préserver le faible des injures du fort, de mettre un frein à la rapine, aux vexations, aux violences! quelque indépendant, quelque libre que soit le peuple des campagnes, les lois ont besoin de tant de vigilance, de vigueur et d'activité pour le sauver de l'oppression! Que serait-ce dans un État où ce peuple serait à la merci des grands; où la crainte, qui suit toujours la dépendance, ajouterait encore à la timidité qui accompagne la faiblesse; où le droit exclusif à la propriété porterait l'orgueil des richesses au plus haut degré d'arrogance; où la loi même autoriserait l'homme à méconnaître son égal; où celui-ci par sa bassesse et par son im

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