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frein sacré au peuple qu'on opprime, et qu'on fasse émaner du ciel ou l'injuste loi qu'on lui impose, ou le pouvoir qui l'y soumet. Dès-lors la constitution est appuyée sur la croyance : le ressort du gouvernement est dans les mains du sacerdoce; le prince en est l'esclave, et l'état dépendant. Or, qu'on me dise si c'est là une politique bien sage? si le bandeau de l'opinion ne tombe jamais de lui-même? et si jamais ceux qui l'ont mis n'ont intérêt à l'arracher (1)?

On voit donc bien que ni la force, ni l'habitude, ni l'opinion, ni tous les moyens qu'on emploie pour étayer l'édifice d'un injuste gouvernement, rien ne peut suppléer à la solidité que son poids seul lui donnerait, s'il portait sur des lois étroitement unies par le lien de l'intérêt commun.

Rome est pour nous un grand exemple des révolutions qu'entraîne la rupture de ce lien. Qui peut espérer jamais d'avoir un meilleur peuple à gouverner? Quelles mœurs! quelle discipline!. quel zèle pour le bien public! quel dévouement à la patrie! quel respect pour les lois, que celui des Romains, sous leurs premiers consuls! D'un autre côté, quelles lois que celles qu'ils avaient puisées chez les sages de l'Orient (2)! Ce peuple en sentait tout le prix, il était digne d'être libre,

(1) Qu'on se rappelle combien le czar Pierre a redouté les longues barbes.

(2) Les lois des douze tables.

il adorait sa liberté, il détestait la tyrannie. Eh bien, l'équité du sénat se démentit en un seul point; le partage des terres fut refusé au peuple; ce refus rompit tous les nœuds, tous les ressorts de la république : liberté, patrie, honneur même, tout céda au ressentiment de ce refus obstiné ; et le peuple aima mieux servir les Marius et les Carbons, qu'un sénat dont l'iniquité abusait de sa patience, et le dépouillait de ses droits.

Il s'agit ici, je l'avoue, d'un peuple cultivateur, et non d'un peuple conquérant : mais le droit de société supplée à celui de conquête. Ce droit, puisé dans la nature, est commun à toutes les classes dont l'État dut se composer pour subvenir à ses besoins. Et quelle classe lui fut jamais plus absolument nécessaire que celle des cultivateurs? Il serait donc aussi injuste que dangereux de disputer au paysan le droit d'associé, et d'associé libre.

L'égalité est de l'essence de toutes les lois sociales; l'inégalité éventuelle ne peut donc être juste qu'en vertu de la loi qui l'aura introduite. Par exemple, la loi permet de s'enrichir par des moyens qu'elle autorise, et qui sont les mêmes pour tous. De-là, quelque inégalité qui survienne dans les fortunes, la loi de la propriété ne cesse pas d'être équitable : elle n'a mis ni préférence, ni exclusion dans le droit.

Une autre loi, pour exciter l'émulation des vertus, aura proposé la noblesse, comme un prix

destiné au mérite éminent, et aux services signalés : tout excessive que paraît cette récompense héréditaire, chacun ayant droit d'y prétendre, la liberté de s'en rendre digne et de l'acquérir à ce prix fait l'égalité de la loi.

Ainsi, hors le droit de régner, que de grands intérêts ont pu rendre exclusif, l'État ne doit avoir ni dignité, ni rang absolument inaccessible à aucun ordre de citoyens.

Chez les Romains, que j'aime à citer pour exemple, tant que les vertus du sénat justifièrent son orgueil, on souffrit l'intervalle que les lois avaient mis entre la noblesse et le peuple; mais à peine les grands eurent-ils abusé de leur prérogative injuste, qu'on s'indigna de la barrière élevée entre les deux classes; et il fallut que sénat consentît à la renverser.

le

L'obscur et simple citoyen veut bien n'avoir, pour ses enfants, que l'espérance la plus éloignée de les voir s'enrichir, s'élever, s'agrandir; mais toute faible et fugitive que peut être cette espérance, elle le flatte, le console, et lui fait prononcer le nom de patrie avec intérêt (1).

Mais plus le droit est naturel à l'égard du bien

(1) Pierre Ier, en invitant la noblesse à s'élever de grade en grade aux premiers emplois de l'État, laissa aux enfants du peuple l'espoir d'y arriver eux-mêmes par des services signalés c'était ne pas les en exclure, et ménager entre les hommes quelque espèce d'égalité.

dont on est exclu, plus l'exclusion est révoltante; et voici le moment d'appliquer nos principes au droit qu'il s'agit d'interdire ou d'accorder au paysan.

La terre est un don solennél que la nature a fait à l'homme: y naître est pour chacun de nous un titre de possession. L'enfant n'a pas un droit plus réel et plus saint sur la mamelle de sa mère. De cet héritage commun, le travail a fait des biens propres l'ordre de la société l'a voulu ; l'homme l'a permis. Mais quelle classe d'hommes

jamais renoncé à sa portion de cet héritage? et quel renversement de l'ordre naturel, qu'une loi qui rendrait étranger à la terre le laboureur qui l'enrichit? Ah! donnez à cet homme brute la faculté de penser, et vous l'entendrez dire en traçant son sillon : « Les plus oisifs, les plus inu<<< tiles, et souvent les plus vils des hommes, ont « droit de posséder le champ que je laboure; et << la loi l'interdit à moi, qui l'arrose de ma sueur!»

Ces réflexions, me direz-vous, ne viennent point au laboureur : content d'un modique pécule, et des biens-meubles à son usage, il vit de son salaire, et ne connaît pas mieux.

Il ne connaît pas mieux : une longue habitude le rend insensible au malheur, je le crois ; mais qui vous répond que sa stupidité sera long-temps la même? Quoi! ne peut-il jamais savoir qu'il est au monde des climats où ses pareils, n'ayant pour maîtres que leur Dieu, leur prince et leurs lois,

jouissent du droit d'acquérir, et de transmettre à leurs enfants le champ qu'ils ont rendu fertile; où celui qui laboure le sol de l'étranger, peut espérer un jour de labourer le sien, de s'y élever une cabane, d'y vivre indépendant au sein de sa famille, de voir dans la prairie ajoutée à son champ par son travail et ses épargnes, ses troupeaux se multiplier, ses richesses se reproduire, et préparer à ses neveux l'aisance, le repos, peut-être le passage de leur humble et pénible état à des conditions plus douces?

Ces différences de sa destinée avec celle de ses voisins (1), seront-elles pour lui un éternel mystère? Personne n'aura-t-il jamais l'occasion de l'en instruire? Et s'il en est instruit, sera-t-il assez lâche pour ne pas en être indigné?

Un état où le peuple est frustré par la loi des premiers droits de la nature, ne peut manquer d'être sujet à de fréquentes émigrations; il n'a, pour s'en dédommager, , que les acquisitions nouvelles. Or, comment peut-il attirer les étrangers dans son sein, et sur-tout des étrangers libres, s'il ne leur fait un sort plus doux qu'à ses sujets? Et combien cette préférence n'est-elle pas déna

(1) La même nation est quelquefois mêlée d'esclaves et d'hommes libres. Les Odnodivorzi en Russie ne sont ni nobles, ni serfs. L'esclave alors, pour sentir ses droits, son injure, et l'indignité de son sort, n'a qu'à regarder à côté de lui.

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