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n'ai pu le dire, à quelles conditions il peut oser ce que l'usage lui défend ou ne lui permet point encore; et celui à qui la nature aura refusé ce discernement juste et sain, cette sagacité d'intelligence et de sentiment qui fait l'homme de goût, celui-là, dis-je, n'a pas besoin, pour mal écrire, qu'on lui en facilite les moyens.

Qu'il se rencontre, par exemple, un de ces esprits vains et vagues, qui, pour déguiser leur faiblesse et leur inanité, s'efforcent de produire des mots en guise de pensées, et qui, n'ayant que des idées communes, les fardent et les enluminent pour leur donner un air de singularité, rien ne l'empêchera de se faire un langage aussi bizarrement construit que péniblement travaillé.

Qu'il se rencontre un cerveau brûlant, d'une chaleur stérile et sans lumière, comme celle d'un sable aride; un de ces hommes qui, sans talent, veulent se donner du génie ; rien ne l'empêchera de se former un style aussi obscur, aussi incohérent, aussi informe que ses pensées. Avec des notions superficielles et confuses, il tâchera de se montrer profond; vigoureux et hardi, avec des idées faibles; plein de verve et d'enthousiasme, avec une ame sans ressort et une imagination sans élans. Il cherchera la nouveauté, la hardiesse, l'énergie, dans un mélange monstrueux de mots étrangers l'un à l'autre, et d'images incompatibles; et donnant sa bizarrerie pour de l'originalité, je crois l'entendre s'applaudir d'avoir un

392 DE L'AUTORr. de l'usage sur la langue. langage qui n'est qu'à lui. Tant mieux qu'il ne soit qu'à lui seul. Mais eût-il des imitateurs, des admirateurs même, pourquoi s'en mettre en peine? Jetons les yeux sur le passé; et de ces productions sauvages dont le vaste champ de la littérature fut hérissé dans tous les temps, regardons ce qui reste: observons à quel petit nombre de bons esprits et de bons écrivains tient la gloire de tout un siècle; et pourvu que ceux-là prospèrent, laissons la foule des faux talents se débattre dans les liens de l'usage ou s'en échapper, n'éviter la bassesse et la trivialité que par l'enflure et l'extravagance, et ne faire un moment quelque bruit, qu'en passant de l'obscurité dans

l'oubli.

ESSAI

SUR LES RÉVOLUTIONS

DE LA MUSIQUE

EN FRANCE.

La question élevée depuis quelque temps, sur

le

genre de musique théâtrale qu'il s'agit d'adopter en France, ne sera bien décidée, que lorsque le goût de la nation, éclairé, formé par l'usage,

elle

aura fait dans cet art, presque nouveau pour encore, ce qu'il a fait en poésie, c'est-à-dire lorsqu'elle aura épuisé les comparaisons, et, à force d'expériences, trouvé le point fixe du beau. · Jusques-là, nous n'aurons qu'un sentiment vague et confus de ce qui manque à notre musique, du caractère qui lui convient, et des beautés dont elle est susceptible. L'état actuel de notre goût doit donc être le doute, l'inquiétude, l'examen, et une sage défiance contre les illusions de l'esprit de systême et les séductions de la nouveauté. Rappelons-nous avec quelle lenteur, et après combien de méprises, l'idée saine et juste du beau, dans tous les arts, s'est établie parmi nous;

et que cette leçon nous serve à savoir ignorer ce que nous n'avons point appris.

S'il eût fallu en croire autrefois Jodelle, Théophile et leurs admirateurs, nous avions dès-lors les modèles de l'excellente tragédie; s'il eût fallu en croire Desmarets et ses partisans, les Visionnaires étaient aussi la comédie par excellence. Combien l'on dut être confus d'avoir tant applaudi Théophile et Desmarets, quand on vit paraître Corneille et Molière ! Combien les enthousiastes de Jodelle auraient rougi, s'ils avaient entendu Racine!

Ainsi le goût se rectifie à mesure que l'art l'éclaire, en lui présentant d'âge en âge, pour objets de comparaison, des modèles plus accomplis. Rien ne décèle mieux l'enfance de l'esprit humain, que la vanité qui fait croire à un siècle qu'il touche aux bornes des possibles, et qu'audelà de ce qu'il sait il n'y a plus rien à savoir.

Dans les arts comme dans les sciences, et à l'égard du beau, comme à l'égard du vrai, il faut donc laisser faire au temps. Mais on est pressé de jouir, comme on est pressé de connaître : de là les jugements anticipés du goût, ainsi que de la raison. Il eût été cruel d'aller dire aux admirateurs de Jodelle et de Théophile: Attendez donc, pour avoir le plaisir d'étre émus, que l'art d'émouvoir se perfectionne. Ils auraient répondu : Ce qui nous parait beau est réellement beau pour nous. Laissez-nous, en attendant mieux, jouir de

ce que nous avons vous nous rendriez moins heureux en nous rendant plus difficiles.

Ainsi, lorsque les Français n'avaient pas d'autre musique que la déclamation élégante mais monotone de Lulli, et les airs simples et faciles qu'il avait mêlés dans la scène, ils aimaient leur musique, et ils devaient l'aimer : l'art et le goût étaient au même point.

Rameau vint leur apprendre que l'on pouvait tirer de plus grands effets de l'harmonie. Sa musique leur parut sauvage, parce qu'elle était plus savante que celle de Lulli, moins facile et moins analogue au caractère de la langue; ils s'y accoutumèrent pourtant; et, comme elle avait plus de force, plus de richesse, moins de monotonie, ils en devinrent passionnés. Rameau avait pris la manière de déclamer de Lulli, mais altérée et ralentie, à un excès insoutenable, par les vains ornements dont on l'avait chargée. Il eut le tort de ne pas lui rendre sa première simplicité. Mais il la soutint d'une harmonie plus énergique; il donna l'idée, dans les monologues de Dardanus et de Castor, d'un récitatif pathétique; il approcha plus que Lulli des accents de la tragédie; il composa des chœurs sublimes; il déploya toute la fécondité d'un génie créateur dans ses airs de danse; et par l'inépuisable variété des caractères qui les distinguent, par l'heureux choix des traits qui les composent, des mouvements qui les animent, par le mélange et le dialogue des instru

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