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une plaisanterie d'un sel exquis, une mémoire intarissable, et un fonds de philosophie, d'où jaillissaient à chaque instant des traits de force et de lumière? Qu'on l'interroge cette société dont il ne laisse, hélas ! que des débris; elle dira que jamais le savoir, le bon esprit, le goût, la raison, la vertu, et tous les agréments d'un heureux naturel n'ont été plus contents de se trouver ensemble, et n'ont formé un plus parfait accord.

En cherchant un défaut parmi tant d'excellentes qualités, on a voulu le soupçonner de n'être pas assez sensible on lui a reproché de manquer de chaleur. Non, sans doute, il n'avait, ni dans ses moeurs ni dans ses écrits, cette chaleur exaltée et factice qui altère également l'ingénuité de l'esprit et de l'ame, et qui ne laisse ni au sentiment ni à la pensée sa justesse et sa vérité. Mais ce degré de sensibilité, qui est la bonté par excellence, parce qu'elle est juste, éclairée, active, la sensibilité du sage, la chaleur de l'homme de bien, qui jamais en fut mieux doué? Il s'amusait du ridicule, traitait assez légèrement la sottise et la vanité; et l'orgueil, comme la bassesse, ne lui inspirait que du mépris. Mais qu'un abus criant, ou qu'un vice odieux vint le frapper, ce n'était pas pour eux qu'il était froid et peu sensible; ce n'était pas pour les méchants qu'il était indulgent et bon; et cet homme, de qui l'humeur avait si peu de fiel et d'amertume, que ses amis riaient de ses colères comme de celles

Mélanges.

d'un enfant, s'enflammait d'indignation lorsqu'il voyait l'innocent et le faible gémir sous l'oppression de l'injuste ou du fort. L'humanité avait sur lui un ascendant irrésistible. Le dirai-je? les indigents lui faisaient grâce, en n'abusant pas de sa vertueuse faiblesse. S'ils avaient été aussi indiscrets qu'ils le trouvaient compâtissant, ils l'auraient rendu indigent lui-même.

Mais c'était sur-tout dans les gens de lettres que la vue de l'infortune lui était insupportable. Qu'un malheureux jeune homme, qui annonçait des talents, vint lui exposer sa situation; il devenait, dès ce moment, son ami, son frère, son père : il l'accueillait, le recommandait, s'occupait de lui sans relâche; son image le poursuivait, le tourmentait dans le sommeil; et il n'avait point de repos qu'il ne lui eût fait un sort plus doux. C'est à quoi lui servaient sa modique fortune, son crédit, sa célébrité, ses relations dans le monde, la confiance universelle, la faveur, l'amitié des rois; et ce que je dis là, messieurs, est peut-être attesté dans ce moment par les soupirs de quelqu'un de ceux qui m'écoutent.

Et quelle autre passion que celle de la bienfaisance, a jamais dominé son ame? L'ambition a voulu le tenter, mais a-t-elle pu le séduire? Venez, lui disait un roi couvert de gloire, venez présider aux talents que je rassemble dans ma cour, et leur distribuer mes grâces. Je veux les juger par vos yeux, les récompenser par vos mains; et quant

à vous, votre fortune sera celle de votre ami. Venez, lui disait une souveraine généreuse et puissante, venez rendre à mes peuples et à moi-même le plus grand service qu'un homme puisse rendre à une nation, à une reine, à une mère, former un grand roi dans mon fils; et comme ce bienfait n'a point de borne, je n'en mets point à ma reconnaissance : toute ma faveur vous attend, tous mes trésors vous sont ouverts.

Voilà, je crois, messieurs, pour l'éloquence, un moment assez favorable; et l'orateur, pour faire éclater la modération du sage, n'aurait pas besoin d'employer ce faste qui agrandit les petites choses. M. d'Alembert, dirait-il, avait une patrie, et dans cette patrie il avait des amis, du repos, de la liberté; il ne voulut pas d'autres biens.

L'un des liens qui le retenaient, et le plus fort. de tous, après celui de l'amitié, c'était le commerce des lettres, et cette société choisie qu'il s'était formée avec tant de soin auprès d'une femme célèbre, qui elle-même en faisait les charmes. Ah! que l'orateur les recueille ces souvenirs qui nous sont encore si présents et si chers; il apprendra aux souverains ce qu'un grand prince disait lui-même (1), qu'aucun d'eux n'est assez puissant pour dédommager les gens de lettres de l'avantage de vivre ensemble, s'ils sont assez heureux pour en sentir le prix. Et qui le sentait mieux

(1) Le duc de Brunswick régnant.

que M. d'Alembert? L'académie française était pour lui comme une seconde patrie, dont la dignité, les succès, la gloire, le touchaient d'aussi près et aussi vivement que ses intérêts les plus chers.

Mais à ce vif amour des lettres, qui était l'aliment de son ame, et qui est si rare parmi les hommes voués aux sciences exactes, il ajoutait, ce qui est plus rare encore, des talents littéraires très-distingués; et ce phénomène, qui, depuis Platon jusqu'à lui, n'a eu d'exemple que dans Pascal, mériterait bien d'occuper les yeux de la philosophie et les pinceaux de l'éloquence.

Celle-ci nous dirait du moins quelle dut être dans le rival des Bernouilli, des Clairaut, des Euler, cette organisation singulière et nouvelle, cette facilité, cette rapidité, cette force de conception, cette mobilité, cette souplesse, cette prodigieuse activité de l'esprit et de l'ame, cette variété de talents et d'études, qui lui faisaient presque en même temps créer la dynamique, dénouer à l'astronomie des difficultés que Newton lui-même avait en vain essayé de résoudre, tracer d'une main libre et sûre le cours des sciences humaines, analyser le sentiment du goût et les principes de l'éloquence, peindre les caractères de vingt hommes de lettres, chacun avec le ton et la couleur de son génie et de son style, démêler dans le parallèle de nos poëtes comiques et les finesses de leur art et la manière qui les distingue; et de là, se portant sur les hauteurs

de l'éloquence, juger la chaire comme le théâtre, et prendre tour-à-tour la plume de Massillon, de Fénélon, de Fléchier, de Bossuet lui-même, pour les peindre et pour les louer.

Enfin, au bout de sa carrière, quel plus attendrissant spectacle que ce déclin de la vie d'un homme, qui, toujours simple et naturel, ne met ni ostentation ni dissimulation à soutenir sa dernière épreuve, et laisse voir ingénuement, jusqu'au dernier soupir, son caractère tel qu'il est, c'est-à-dire mêlé de force et de faiblesse, mais dont la force est de la vertu, et la faiblesse de la bonté?

Malheureux de survivre à celle dont l'amitié lui aurait adouci toutes les peines de la vieillesse, et pour laquelle il avait écrit ces vers aimables en lui envoyant son portrait :

De ma tendre amitié ce portrait est le gage:

Qu'il soit dans tous vos maux votre plus doux appui ;
Et dites quelquefois, en voyant cette image :

De tous ceux que j'aimai, qui m'aima comme lui?

dans cet état de solitude, qui est la viduité de l'ame, il avoue que son courage ne suffit point à son malheur. Il ne va point fatiguer de son deuil ce monde impatient de tout ce qui l'attriste; mais il assemble autour de lui des amis dignes de le plaindre, et il n'a pas l'orgueil de craindre leur pitié il sait de quel respect elle est accompagnée dans le cœur de l'homme de bien. Mais toujours ennemi du faste, il n'a pas même celui

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