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vères le goût, plus froid, plus dédaigneux, ne pardonne rien au génie : on veut bien applaudir encore à l'habileté de l'artiste, mais on exige que son travail ne façonne que de l'or pur.

C'est dans ce moment d'indifférence et de sévérité que vous, monsieur, et M. Colardeau, vous avez trouvé le goût des vers; et vous avez eu tous les deux la gloire de le ranimer: vous, par une marche plus imposante, plus périodique, plus analogue à la haute éloquence, à laquelle vous avez su prêter la hardiesse des tours, le relief des images, la majesté du nombre et l'éclat des couleurs; lui, par des nuances plus douces, par une mélodie plus sensible, par une facilité de style pleine de mollesse et de grâce, sans négligence et sans langueur, où rien n'est entassé, ou rien n'est inutile, où chaque mot ne tient que la place de son idée, qu'il semble de lui-même être venu remplir; l'un et l'autre enfin, par ce mérite rare de penser avant que d'écrire, de ne donner aux mots que la valeur des choses, et de ne pas amuser l'oreille sans occuper l'ame ou l'esprit.

Employez-le, monsieur, cet art de plier notre langue à tous les caractères de l'expression imitative; employez-le, non pas, comme on a fait souvent, à d'amusantes futilités, mais à rendre sensible, intéressant, aimable, attrayant pour la multitude le langage de la raison, de la vertu de la sagesse; à prêter à la vérité plus d'énergie

et plus de charme; à répandre de plus en plus cette philosophie des gens de bien, qui n'a quoi qu'on en dise, que deux grands ennemis au monde, le fanatisme et la tyrannie, et qui n'a jamais fait d'autre mal aux hommes que de les éclairer et de les adoucir.

La vérité sage et décente n'a plus aucun risque à courir; et si elle était poursuivie, ce serait à l'ombre du trône qu'elle irait se refugier: asyle bien nouveau pour elle! Mais, si sous les bons rois, elle perd la gloire de se montrer courageuse, elle acquiert l'avantage d'être plus ingénue, et de pouvoir paraître enfin dans tout l'éclat de sa lumière. Et quelle époque, monsieur, quelle époque plus favorable pour la poésie et pour l'éloquence, que le règne d'un prince devant qui, sans ménagement et sans crainte, on peut faire l'éloge de toutes les vertus et la satire de tous les vices!

ESQUISSE

DE L'ÉLOGE

DE D'ALEMBERT,

Lue dans l'assemblée publique de l'académie française, le 25 août 1787.

MESSIEURS,

Le prix d'éloquence proposé pour l'éloge de M. d'Alembert, est remis encore à l'année prochaine. Les gens de lettres, jusqu'à-présent, nous ont paru intimidés par la difficulté de traiter dignement ce qu'ils regardent comme la partie éminente de cet éloge; et c'est sur quoi nous avons cru devoir les rassurer.

Ce fut sans doute pour M. d'Alembert un beau titre de gloire, que d'être mis au nombre des géomètres du premier ordre, dès l'âge de vingt-six ans. Mais sous ce rapport, il n'a pu être bien loué que par ses pareils. Toute l'éloquence d'un orateur en dirait moins que leur suffrage; et ils ont eu, pour rendre à sa mémoire ce témoignage solennel, un fidèle et digne interprète. Il suffirait donc à-présent d'énoncer, comme une vérité connue, et avouée par l'envie elle-même, la su

périorité prématurée de M. d'Alembert dans les hautes sciences.

Mais lorsque après avoir élevé ses regards sur l'homme de génie dans les mathématiques, l'orateur les ramenerait à l'homme de lettres, et surtout à l'homme moral, quel tableau rare et intéressant n'aurait-il pas à retracer!

La vie de M. d'Alembert a eu trois époques, et il n'en est aucune qui n'ait laissé des souvenirs touchants.

Est-ce donc un sujet peu favorable à cette éloquence philosophique, dont il nous a tant de fois lui-même donné l'exemple; est-ce un sujet peu riche et peu fécond, que la destinée d'un jeune homme, qui, jeté dans la foule dès sa naissance, sans autre asyle que le sein d'une femme obscure et sensible, sans autre soutien que la force de son ame et de son génie, sait ennoblir son infortune, se voit, sans aigreur, rebuté et délaissé par la nature, ne daigne s'affliger ni se plaindre de son malheur, trouve dans l'amour du travail et les délices de l'étude le dédommagement de toutes ses disgrâces, et se dit à luimême : La dignité de l'homme est un caractère que l'opinion n'a pas droit d'effacer; consolonsnous de ses injures, faisons-lui honte de ses mépris; j'aurai de quoi m'en venger assez, si la nature, en me refusant ce qu'elle a de plus doux, m'a permis d'acquérir ce qu'elle a de plus rare, des lumières et des vertus?

De là, messieurs, ce courage modeste avec lequel nous l'avons vu lutter, dans sa jeunesse, contre l'adversité; se placer, comme je l'ai dit, au rang des premiers hommes de l'Europe dans les mathématiques; travailler avec ses amis à élever aux sciences, aux lettres et aux arts ce vaste monument de l'Encyclopédie, le décorer d'un frontispice qui seul immortaliserait la main de son auteur; faire preuve à-la-fois d'une saine philosophie, d'une littérature exquise, d'un goût sévère et pur, et d'une supériorité déja marquée dans l'art d'écrire; multiplier, avec ses travaux, ses droits à l'estime publique; forcer la gloire à le chercher dans son humble et obscur asyle; jeter l'éclat de sa renommée aux extrémités de l'Europe, et inspirer aux souverains l'ambition de le conquérir.

Passons à la seconde époque, à celle où, attiré dans le monde, il y fit tant chérir l'homme qu'on admirait. Est-ce un tableau peu intéressant et peu digne de l'éloquence, que le développement de ce caractère, sagement libre et naturel, plein d'enjouement et de facilité, mais prudent, même dans ses saillies, mesuré dans ses hardiesses, et qui, au milieu d'une société timide esclave des convenances, se jouait avec leurs liens, sans jamais en briser aucun; de ce caractère, dont l'ingénuité avait toutes les grâces de l'enfance et toute la vigueur de la maturité; qui répandait dans tous les entretiens une gaieté vive et piquante,

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