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SUR

LES ROMANS,

CONSIDÉRÉS DU COTÉ MORAL.

E

Le plus digne objet de la littérature, le seul LE même qui l'ennoblisse et qui l'honore, c'est son utilité morale; et tous les talents de l'esprit ont si bien senti que c'était là leur gloire, qu'il n'en est aucun qui du moins ne veuille paraître y aspirer.

Demandez à l'orateur pourquoi il s'exerce avec tant de soin dans l'art de plaire et d'émouvoir : il vous dira que c'est pour mieux persuader l'utile, l'honnête et le juste; et sans cela le plus habile ne serait guère qu'un parleur oiseux ou qu'un dangereux charlatan.

Demandez à l'historien pourquoi il se consume à découvrir les traces du passé, et dans le naufrage des nations les débris de leur existence : il vous dira que ce sont des exemples, des leçons, des avis salutaires qu'il veut transmettre à l'avenir, et sans cela le plus laborieux ferait son tourment d'amuser une curiosité vaine, métier stérile

et méprisable, ou de montrer indifféremment les jeux divers de la fortune, et de rendre problématiques, entre le crime et la vertu, l'avantage du choix et les calculs de la prudence, métier perfide et odieux.

Demandez au poëte à quoi bon tous ces rêves d'une imagination mobile et vagabonde; à quoi bon ces métamorphoses d'une ame versatile et variable à volonté, cette magie de son style, ce charme répandu dans ses récits, cet intérêt dont il anime ses peintures: si c'est Horace, il vous dira que c'est pour enseigner aux hommes à être bons, sages, heureux :

Quid verum atque decens curo et rogo, et omnis in hoc sum.

Si c'est Homère, il répondra qu'il fait sentir aux rois les conséquences de leurs folies, et aux peuples qu'ils sont punis des imprudences de leurs rois :

Quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

Sophocle, à son tour, vous dira qu'il exerce les esclaves de la destinée à traîner patiemment leur chaîne, et qu'il les charge de la douleur d'autrui, pour les habituer à supporter la leur.

Tous répondront avec Lucrèce qu'ils enduisent de miel le bord du vase où est la liqueur amère et bienfaisante qu'ils veulent faire boire à des enfants malades:

Ut puerorum ætas improvida ludificetur.

Et sans cela le plus fidèle imitateur des faiblesses du cœur humain, de ses passions, de ses vices, occupé sans cesse, au milieu d'une société frivole, à la bercer d'illusions, à lui causer d'agréables songes, à la flatter dans tous ses goûts, à colorer ses vices même, ne serait qu'un vil complaisant et qu'un servile adulateur.

Que l'intention d'être utile aux hommes ait toujours été bien sincère, ou qu'elle soit toujours fidèlement remplie du côté des talents; que la poésie n'ait jamais peint les mœurs que pour les corriger; que l'éloquence n'ait jamais loué, recommandé, voulu persuader que ce qu'elle croyait louable, honnête, ou légitime; que l'histoire n'ait jamais honoré le crime heureux, et mis la fortune à la place de la vertu, ce n'est pas ce que je veux dire : il s'agit de leur profession, et de l'aveu qu'elles ont fait, qu'il n'y avait pour elles de dignité, de gloire, de vrai mérite qu'à ce prix.

Or du mélange de ces trois genres s'est formé celui du roman, qui, susceptible de leurs vices comme de leur bonté morale, s'est rendu plus ou moins digne de mépris ou d'estime, de blâme ou de louange, selon son caractère et l'usage de ses moyens.

La fiction romanesque et la fiction poétique ont tant d'affinité, qu'il est aisé de voir que réciproquement, ou la poésie n'a été que le roman perfectionné, ou le roman qu'une poésie déréglée et dégénérée.

Mélanges.

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D'abord, selon la marche la plus commune de l'industrie humaine, il a fallu que l'art de feindre ait commencé par des ébauches. Ainsi, dans aucun temps, le poëme n'a dû venir qu'après le roman. Nous l'avons vu dans l'Europe moderne, où les romans chevaleresques, grossis d'un puéril amas de traditions populaires, imbus de toutes les erreurs d'une ignorance superstitieuse, et aussi mal fabriqués du côté du style que du côté du plan, ont fourni à la poésie les matériaux avec lesquels elle a construit ses palais magiques. Voyez l'Arioste et le Tasse.

La même chose dut naturellement arriver chez les anciens, et il est plus aisé de croire qu'avant l'organisation du système et de la langue poétique, l'art de feindre avait commencé par des ébauches romanesques, qu'il n'est aisé de concevoir comment cette mythologie avec toutes ses fables, cette langue avec ses images, sa prosodie, sa cadence métrique, en un mot, ce grand art de peindre un monde imaginaire en vers harmonieux, serait sorti de la tête d'Homère, tel qu'on le voit dans ses poëmes.

Il est donc probable qu'avant Homère et avant les poëtes qui l'avaient précédé, il y avait eu de ces trouvères qui, des histoires de Cadmus. d'Hercule, de Jason, de Minos, des Atrides, etc.. avaient fait des contes semblables à ceux que nos vieux écrivains nous ont faits d'Artus, de Merlin, d'Amadis, des chevaliers de la table ronde,

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