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A l'égard du théâtre, rappelons-nous ce qui s'est passé dans la nouveauté du Tartuffe. Croirat-on que les faux dévots eussent du plaisir à s'y voir peints? Croira-t-on que l'usurier se complaise dans le miroir de l'Avare? Voilà les vicieux bien à leur aise, s'ils aiment à se voir tels qu'ils sont! Mais du moins n'aiment-ils pas à être vus dans cette nudité humiliante. Leur raison a beau être corrompue au point de les justifier à eux-mêmes; ils savent, comme l'avare d'Horace, qu'ils sont la fable et la risée du peuple, et ils se cachent pour s'applaudir. D'où il résulte deux sortes de bien : l'un, qu'au défaut de la vertu, le désir de l'estime publique, la crainte du blâme et du mépris tiennent le vice comme à la gêne : l'autre, que l'exemple en est moins contagieux; car l'attrait du vice a pour contrepoids la peine de l'humiliation, à laquelle l'orgueil répugne. Est-ce là, me direz-vous, faire à la vertu des amis désintéressés? Eh non, monsieur, nous n'en sommes pas là. Peu de gens aiment la vertu pour ellemême. Il faudrait, s'il est permis de le dire, prendre la fleur de l'espèce humaine pour en former une république qui serait peu nombreuse

encore.

La comédie prend les hommes tels qu'ils sont par-tout, et à Genève comme ici, c'est-à-dire sensibles à l'estime et au mépris de la société, n'aimant point du tout à se donner en dérision, et assez malins pour se plaire à voir répandre

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sur autrui le ridicule qu'ils évitent. Si donc les mœurs sont fidèlement peintes sur le théâtre comique, si les vices et les travers en sont les jouets méprisés, la comédie peut avoir son utilité morale, comme la censure des femmes de Genève. Que l'on médise sur le théâtre ou dans un cercle, c'est toujours la malignité humaine qui sert d'épouvantail au vice; avec cette différence qu'au théâtre on peint les vicieux, et que dans un cercle on les nomme. J'avoue que sans ce fonds de malice, qui fait qu'on s'amuse des ridicules d'autrui, la comédie serait insipide, et par conséquent infructueuse : aussi ne serait-elle pas soufferte dans une société toute composée de vrais amis. Mais tant qu'il y aura dans le monde un amour-propre envieux et malin, la comédie aura l'avantage de démasquer, d'humilier les vices, et de les livrer en plein théâtre à l'insulte des spectateurs.

«Si on veut corriger les mœurs par leurs charges, «< on quitte la vraisemblance et la nature, et le «< tableau ne fait plus d'effet. »

La peinture du théâtre est une imitation exagérée; mais voici comment. Molière veut peindre l'avare; chacun des traits doit ressembler : c'està-dire, que l'avare ne doit agir et penser sur la scène que comme il pense et agit dans la société. Mais l'action théâtrale ne dure que deux heures; et l'art de l'intrigue consiste à réunir, sans affectation, dans ce court espace de temps, un assez

grand nombre de situations, pour engager naturellement le caractère de l'avare à se développer en deux heures, comme dans la société il se développerait en six mois. Ce n'est là que rapprocher les traits qui doivent former son image. De plus, comme la comédie n'est pas une satire personnelle et que non-seulement un vicieux, mais tous les vicieux de la même espèce doivent se reconnaître dans le tableau, le peintre y réunit les traits les plus frappants du même vice, répandus dans la société, tous copiés d'après nature.

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Qu'importe la vérité de l'imitation, dit M. « Rousseau, pourvu que l'illusion y soit? >>

L'illusion n'y serait pas, si l'imitation n'était pas vraie. Quand est-ce, en effet, que cesse l'illusion? Dès qu'il échappe au poëte ou à l'acteur quelque trait qui n'est pas dans la nature, c'està-dire quelque trait qui contredit ou qui force le caractère. Ainsi le plaisir que nous fait la bonne comédie dépend de la vérité des peintures; et son utilité est fondée sur le mépris qu'elle attache au vice, et sur la répugnance qu'a le vicieux à se voir en butte au mépris.

Si le bien est nul, comme le conclut M. Rousseau, ce n'est donc pas pour les raisons qu'il en a données. Voyons à-présent si le comique remplit son objet; et d'abord, avec M. Rousseau, prenons pour exemple Molière. « Qui peut dis<< convenir que ce Molière même, des talents duquel je suis plus l'admirateur que personne,

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« ne soit une école de vices et de mauvaises «< mœurs, plus dangereuse que les livres même où «< l'on fait profession de les enseigner? »

Il faut avouer que M. Rousseau ne nous ménage guère, et je ne crois pas qu'on puisse, en termes plus énergiques, faire le procès à notre police et à notre gouvernement. Ce n'est donc pas contre un babil philosophique, mais contre une imputation très-grave que je m'élève. Il s'agit de faire voir que depuis cent ans les pères et les mères ne sont pas assez imbécilles ou assez pervers, et dans la capitale et dans toutes les villes du royaume, et dans toutes celles de l'Europe, où cet excellent comique est joué, pour mener leurs enfants à la plus pernicieuse école du vice.

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<< Son plus grand soin, dit M. Rousseau en par«lant de Molière, est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et <«<le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt.... Examinez le comique de cet auteur, << vous trouverez que les vices de caractère en << sont l'instrument, et les défauts naturels, le « sujet; que la malice de l'un punit la simplicité « de l'autre, et que les sots sont les victimes des <«< méchants ce qui, pour n'être que trop vrai <«< dans le monde, n'en vaut pas mieux à mettre «<au théâtre avec un air d'approbation, comme << pour exciter les ames perfides à punir, sous le « nom de sottise, la candeur des honnêtes gens.

:

Dat veniam corvis, vexat censura columbas.

«< Voilà l'esprit général de Molière, et de ses imi

« tateurs. >>>

Cette page d'accusation exigerait pour réponse un volume; je vais abréger si je puis.

Il y a deux sortes de vices dans les hommes : les uns, vices des fripons; et les autres, vices des dupes. Quand les premiers attentent gravement à la société, ils sont odieux et terribles : le ridicule fait place à l'infamie. Quand ils ne portent au bien public et particulier que de légères atteintes, la comédie, qui ne doit pas être plus sévère que les lois, se contente de les châtier. A l'égard des vices des dupes, ils sont humiliés au théâtre, mais ils n'y sont jamais flétris. Cette distinction appliquée aux exemples, va, je crois, devenir sensible; elle contient toute la philosophie de Molière, et ma réponse à M. Rous

seau.

Le but de Molière a donc été de démasquer les fripons, et de corriger les dupes; or c'est l'objet le plus utile qu'il pût jamais se proposer. En effet, supposons qu'il n'eût mis au théâtre que des gens de bien, voilà tous les fripons en paix : qu'il n'eût mis au théâtre que des fripons, dès-lors la scène comique n'était plus qu'une académie de fourberies: qu'il eût mis au théâtre des gens de bien et des fripons, mais ceux-ci moins actifs, moins habiles, moins industrieux

Mélanges.

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