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même qui en sont les plus dignes, peuvent trouver la gloire, mais non pas le bonheur; que c'est bien là qu'on le mérite, mais que ce n'est jamais que loin de là qu'on en jouit: Sudandum est his, pro communibus commodis, adeundæ inimicitice, subeunda sæpè pro republicá tempestates, cum multis audacibus, improbis, nonnunquàm etiam potentibus dimicandum. (Cic. pro Cœlio.)

APOLOGIE

DU THÉATRE,

OU

Analyse de la lettre de Rousseau, citoyen de Genève, à d'Alembert, au sujet des spectacles.

CELUI qui a regardé les belles-lettres comme une cause de corruption des mœurs; celui qui, pour notre bien, eût voulu nous mener paître, n'a pas dû approuver qu'on envoyât ses concitoyens à une école de politesse et de goût: mais sans nous prévenir contre ses principes, discutons-les de bonne foi.

M. d'Alembert a proposé aux Génevois d'avoir un théâtre de comédie. « Voilà, dit M. Rousseau, « le conseil le plus dangereux qu'on pût nous << donner. >>

« Vous serez (dit-il à M. d'Alembert) le pre<< mier philosophe qui ait jamais excité un peuple <«< libre, une petite ville, et un État pauvre, à se charger d'un spectacle public. >>

Il fait voir que Genève est hors d'état de soutenir un spectacle sans un préjudice réel; et il ajoute qu'il est impossible qu'un établissement,

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si contraire aux anciennes maximes de sa patrie, y soit généralement applaudi. Supposons cependant, poursuit-il, supposons les comédiens << bien établis dans Genève, bien contenus par « nos lois, la comédie florissante et fréquentée; <«<le premier effet sensible de cet établissement << sera une révolution dans nos usages, qui en produira nécessairement une dans nos mœurs.»> Au lieu de spectacles, Genève a des cercles, ou sociétés, de douze ou quinze personnes, qui louent, à frais communs, un appartement commode, où les associés se rendent. « Là, chacun << se livrant aux amusements de son goût, on joue, on cause, on lit, on boit, on fume; les << femmes et les filles se rassemblent de leur côté, << tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre; les hommes, << sans être fort sévèrement exclus de ces socié<< tés, s'y mêlent assez rarement.... Mais dès l'in<< stant qu'il y aura une comédie, adieu les cercles, <«< adieu les sociétés. » Voilà, dit M. Rousseau, la révolution que j'ai prédite.

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Il avoue que l'on boit beaucoup, et que l'on joue trop dans les cercles; mais il soutient, avec son éloquence, qu'il vaut mieux être ivrogne que galant, et croit l'excès du jeu très-facile à réprimer, si le gouvernement s'en mêle. Il convient aussi que les femmes, dans leur société, se livrent volontiers au plaisir de médire; mais parlà même elles tiennent lieu de censeurs à la république. « Combien de scandales publics ne re

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<< tient pas la crainte de ces sévères observatrices!»> Tout cela peut paraître ridicule à Paris, quoique très-sensé pour Genève; et M. Rousseau a sur nous l'avantage de mieux connaître sa patrie.

Il est vraisemblable qu'en deux ans de comédie tout serait bouleversé, c'est-à-dire qu'on n'irait plus, à l'heure du spectacle, fumer, s'enivrer et médire dans les cercles; et que l'agréable vie de Paris prendrait à Genève la place de l'ancienne simplicité. M. Rousseau se plaint déja qu'on y élève les jeunes gens à la française.

<< On était plus grossier de mon temps, dit«il: les enfants étaient de vrais polissons; mais « ces polissons ont fait des hommes qui ont dans « le cœur du zèle pour servir la patrie, et du « sang à verser pour elle. »

M. Rousseau croit être à Lacédémone. Mais Genève, ne lui déplaise, a de meilleurs garants de sa liberté que les mœurs de ses citoyens; et, grâce à la constitution de l'Europe, elle n'a pas besoin d'élever des dogues pour sa garde.

Cependant que le goût du luxe, inséparable de celui du spectacle, que les maximes de nos tragédies, la peinture comique de nos mœurs, le silence même et la gêne qui règne dans nos assemblées, et qu'il regarde comme indigne de l'esprit républicain, que tous ces inconvénients soient tels qu'il les envisage par rapport à Genève, il est plus en état que nous d'en juger. Qu'il choisisse à sa patrie les fêtes, les jeux, les

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spectacles qui lui conviennent; c'est un soin que nous lui laissons. Nous applaudissons à son zèle; nous admirons ce patriotisme éclairé, vigilant et courageux, cette éloquence noble et simple, qui n'a rien d'inculte et rien d'étudié, où la douceur et la véhémence, les images et les sentiments, le ton philosophique et le langage populaire sont mêlés avec d'autant plus d'art, que l'art' ne s'y fait point sentir. Telle est la justice que j'aime à rendre aux intentions et aux talents de M. Rousseau. Mais que, pour détourner les Génevois de l'établissement proposé, il leur présente le théâtre le plus décent de l'univers comme l'école du vice, les poëtes comme des corrupteurs, les acteurs comme des gens non - seulement infâmes, mais vicieux par état, les spectateurs comme un peuple perdu, et à qui le spectacle n'est utile que pour dérober au crime quelques heures de leur temps; c'est ce que l'évidence de la vérité peut seule rendre pardonnable. Je crains bien que M. Rousseau n'ait écrit toutes ces choses dans cette fermentation qu'il croit appaisée, et qui peut-être ne l'est pas assez. Quoi qu'il en soit, d'autres imiteront, en lui répondant, l'amertume de son style, et croiront. être aussi éloquents que lui, quand ils lui auront dit des injures.

Pour moi, je suppose qu'il a voulu effrayer ses concitoyens, et qu'il a oublié Paris pour ne s'occuper que de Genève. Je vais donc le suivre pas à pas, sans humeur et sans invective.

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