Page images
PDF
EPUB

loignement, et au milieu des peuples accoutumés à leur obéir, s'étaient rendus les plus redoutables. Le prince fit briller les distinctions et les grâces: les grands accoururent en foule; les gouverneurs furent captivés, leur autorité personnelle s'évanouit en leur absence; leurs gouvernements héréditaires devinrent amovibles, et l'on s'assura de leurs successeurs; les seigneurs oublièrent leurs vassaux, et ils en furent oubliés; leurs domaines furent divisés, aliénés, dégradés insensiblement; et il ne resta plus du gouvernement féodal que des blasons et des ruines.

Ainsi la qualité de grand de la cour, n'est plus qu'une faible image de la qualité de grand du royaume. Quelques-uns doivent cette distinction à leur naissance. La plupart ne la doivent qu'à la volonté du souverain; car la volonté du souverain fait des grands, comme elle fait des nobles, et rend la grandeur ou personnelle, ou héréditaire à son gré. Nous disons personnelle ou héréditaire, pour donner au titre de grand toute l'étendue qu'il peut avoir; mais on ne doit l'entendre à la rigueur que de la grandeur héréditaire, telle que les princes du sang la tiennent de leur naissance, et les ducs et pairs de la volonté de nos rois. Les premières places de l'État s'appellent dignités dans l'église et dans la robe, grades dans l'épée, places dans le ministère, charges dans la maison royale; mais le titre de grand, dans son étroite acception, ne convient qu'aux pairs du royaume.

Cette réduction du gouvernement féodal à une grandeur qui n'en est plus que l'ombre, a dû coûter cher à l'État; mais à quelque prix qu'on achète l'unité du pouvoir et de l'obéissance, l'avantage de n'être plus en butte au caprice aveugle et tyrannique de l'autorité fiduciaire, le bonheur de vivre sous la tutelle inviolable des lois, toujours prêtes à s'armer contre les usurpations, les vexations et les violences; il est certain que de tels biens ne seront jamais trop payés.

Dans la constitution présente des choses, il nous semble donc que les grands sont dans la monarchie française, ce qu'ils doivent être naturellement dans toutes les monarchies de l'univers. La nation les respecte sans les craindre; le souverain se les attache sans les enchaîner, et les contient sans les abattre : pour le bien, leur crédit est immense; ils n'en ont aucun pour le mal; et leurs prérogatives mêmes sont de nouveaux garants pour l'État, du zèle et du dévouement dont elles sont les récompenses.

Dans le gouvernement despotique, tel qu'il est souffert en Asie, les grands sont les esclaves du tyran, et les tyrans des esclaves; ils tremblent et ils font trembler: aussi barbares dans leur domi nation, que lâches dans leur dépendance, ils achètent, par leur servitude auprès du maître, leur autorité sur les sujets: également prêts à vendre l'État au prince, et le prince à l'État; chefs du

peuple dès qu'il se révolte, et ses oppresseurs tant qu'il est soumis.

Si le prince est vertueux, s'il veut être juste, s'il peut s'instruire, ils sont perdus : aussi veillent-ils nuit et jour à la barrière qu'ils ont élevée entre le trône et la vérité; ils ne cessent de dire au souverain, vous pouvez tout, afin qu'il leur permette de tout oser; ils lui crient, votre peuple est heureux, au moment même qu'ils expriment les dernières gouttes de sa sueur et de son sang; et si quelquefois ils consultent ses forces, il semble que ce soit pour calculer, en l'opprimant, combien d'instants encore il peut souffrir sans expirer.

Malheureusement pour les États où de pareils monstres gouvernent, les lois n'y ont point de tribunaux, la faiblesse n'y a point de refuge: le prince s'y réserve à lui seul le droit de la vindicte publique; et tant que l'oppression lui est inconnue, les oppresseurs sont impunis.

Telle est la constitution de ce gouvernement déplorable, que non-seulement le souverain, mais chacun des grands, dans la partie qui lui est confiée, tient la place de la loi. Il faut donc, pour que la justice y règne, que non-seulement un homme, mais une multitude d'hommes soient infaillibles, exempts d'erreur et de passion, détachés d'eux-mêmes, accessibles à tous, égaux pour tous comme la loi; c'est-à-dire, qu'il faut que les

grands d'un État despotique soient des dieux. Aussi n'y a-t-il que la théocratie qui ait le droit d'être despotique; et c'est le comble de l'aveuglement dans les hommes, que d'y prétendre, ou d'y consentir.

ESSAI

SUR LE BONHEUR.

GOUTER la vie, la passer doucement, tant qu'elle est exempte de douleur et de péril, c'est le bien-être que la nature semble avoir accordé à tous les animaux, mais inégalement, selon les facultés dont elle a doué chaque espèce. Apprécier son existence, s'y complaire, en jouir, et s'en rendre compte à soi-même, paraît n'avoir été donné qu'à l'homme; et c'est proprement le bonheur. Ainsi le bien-être appartient à la sensibilité simple; et le bonheur est réservé à la sensibilité réfléchie.

L'animal qui jouit, tranquillement et en liberté, de l'exercice de ses organes et de toutes les facultés de son instinct, est appelé communément heureux; et il le serait d'autant plus, s'il était suffisamment doué de réflexion sur le présent, qu'en lui le souvenir et la prévoyance s'étendent moins dans le passé et dans l'avenir, et qu'il est presque absolument exempt de regrets et d'inquiétude. Mais que ses sensations soient accompagnées de cette réflexion éclairée et suivie, qui,

« PreviousContinue »