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LA STATUE

DE GUILLAUME LE CONQUÉRANT SUR LA PLACE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS

Dans la séance du 14 décembre 1923, M. F. Foiret a donné lecture d'un article de Frédéric Masson, intitulé La statue de Guillaume le Conquérant, qui a été réimprimé dans Jadis et Aujourd'hui (Paris, Ollendorf, 1909):

<< Le Premier Consul, dit Denon, a désiré qu'il y eût une place qui reçût le nom de Guillaume le Conquérant. Rien de plus aisé que de le donner à la place qu'on vient de faire près de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés et où aboutit la rue Bonaparte, tout récemment percée sur une partie de l'emplacement des bâtiments et des jardins de l'abbaye, depuis les rues Jacob et du Colombier- car du quai jusqu'à la rue Jacob, c'était la rue des Augustins. Cette place qui avait pour unique débouché la rue Childebert, n'était autre que l'ancienne cour de l'abbaye, mais en ce temps-là temps de tyrannie comme on sait-on n'expropriait point et chacun s'en trouvait bien. Donc, voici une place trouvée pour Guillaume le Conquérant. Mais qu'en faire?

On mettra d'abord dans les journaux, écrit Denon, l'article suivant :

« On a dit qu'en démolissant les ruines d'un vieux château, près Cocherel, en Normandie, on avait trouvé une statue assez mal sculptée, mais bien conservée, avec cette inscription:

Avon Willelmo erexit
Anno 1068.

« Avon était évêque de Bayeux et oncle de Guillaume le Conquérant. Il prit un intérêt particulier à l'expédition d'An

gleterre et fit de grands sacrifices pour le succès de cette expédition (1).

«On dit que le directeur du Musée Napoléon a écrit pour que cette statue lui soit envoyée et que le Gouvernement doit en décorer une des places de la capitale, à laquelle on donnera le nom du héros. >>

L'affaire ainsi lancée par la presse, voici ce que proposerait Denon il y a, dit-il, dans les caves du Musée des monuments français, une figure en pierre et en marbre, costume du XIe siècle, visage gras, les yeux à fleurs de tête et l'air colérique; couronne et collier en cuivre doré sur lesquels il y a eu des bijoux qui en ont été arrachés... la statue sera emballée... chargée par d'autres ouvriers, portée à deux lieues de Paris déposée sur le bord de la Seine, ramenée en bateau dans le Musée, déchargée avec appareil et conduite à la restauration.

On fera mettre dans les journaux cet autre article :

« On a débarqué hier, sur le port Saint-Nicolas, une statue du roi Guillaume le Conquérant qui a été conduite au Musée Napoléon avec plusieurs pierres qui paraissent avoir servi de piédestal à cette figure. »

Le public s'inquiétera, désirera voir et faire quelque chose de cette statue. Alors, termine Denon, le préfet sans être instruit que de ce qu'il doit savoir, c'est-à-dire que l'on a véritablement trouvé cette statue en Normandie et qu'elle est arrivée à Paris, me priera de la lui donner, se fera une fête de l'élever, de vous surprendre et l'illusion sera telle que moi-même, ainsi que tout Paris, enchanté de la trouvaille je voudrais me la contester que je ne le pourrais plus.

Denon était un homme d'imagination; il l'avait prouvé avec son délicieux conte: Point de lendemain. Ce roman-ci, quoique plus moral, n'eut point davantage de durée. Le Premier Consul n'agréa pas qu'on trompât ainsi les peuples; la statue anonyme resta dans les caves des Petits-Augustins; la place non dénommée fut appelée place Saint-Germain-des

(1) Il faut certainement reconnaître sous ce nom d'Avon, Odon (Eudes de Conteville), évêque de Bayeux qui n'était pas l'oncle, mais le frère utérin de Guillaume le Conquérant.

Prés et l'infortuné Guillaume le Conquérant dut attendre près d'un demi-siècle encore sa statue

non pas pour l'avoir à Paris, mais à Falaise. Et fut-elle plus ressemblante?

Malheureusement nous ne connaissons pas le document (peut-être une lettre ou un rapport adressé à Bonaparte) utilisé par Fredéric Masson. Nous ne savons s'il s'agit d'un original écrit de la main de Denon. Ce document portait-il une date? Elle se place certainement vers la fin du Consulat (9 nov. 1799-18 mai 1804), puisque la portion de la rue Bonaparte située entre la rue Jacob et la place Saint-Germain-des-Prés n'aurait été ouverte qu'en 1804.

Or, on sait qu'après la rupture de la paix d'Amiens (mai 1803) Bonaparte annonça à grand bruit qu'il se proposait de débarquer en Angleterre. Il établit des camps sur les côtes de la Manche et de la Mer du Nord dont le principal était à Boulogne.....

Si la statue de la cave des Petits-Augustins était une supercherie, il y avait, et il y a encore à Bayeux, une bande de toile datant soit de la fin du x1o, soit du début du XIIe siècle, où la conquête de l'Angleterre est racontée tout au long. C'est la célèbre broderie attribuée à la reine Mathilde, femme de Guillaume le Conquérant. Cette broderie fut amenée à Paris et exposée au Musée Napoléon (Musée du Louvre actuel), de décembre 1803 au 15 février 1804 environ, dans le but d'intéresser la population parisienne à la descente projetée par Bonaparte et à créer un mouvement d'enthousiasme en faveur de cette expédition.

Le 14 janvier 1804 on joua pour la première fois au théâtre du Vaudeville une comédie en un acte : La Tapisserie de la reine Mathilde par Barré, Radet et Desfon

taines, qui n'a d'autre but que de démontrer que Guillaume le Conquérant fut le précurseur de Bonaparte. Le 14 février suivant, on représenta au Théâtre-Français un drame historique d'Alexandre Duval Guillaume le Conquérant (1).

De mai 1803 à mai 1804 le gouvernement se servit donc beaucoup de Guillaume et de la reine Mathilde. C'est certainement entre ces deux dates que se place le projet d'ériger une statue au conquérant de l'Angleterre sur la place Saint-Germain-des-Prés.

Georges HUARD.

(1) Deux ans plus tard l'Empereur songeait encore à honorer la mémoire du vainqueur de l'Angleterre. Le 14 mai 1806, il dictait à Barbier les lignes, suivantes : « Je prie M. Daru..... de s'entendre avec M. Cretet au sujet de deux fontaines qui doivent être élevées l'une sur la place de la Révolution, l'autre sur le terrain de la Bastille; elles sont monumentales; il y faut des statues et des bas-reliefs. Ces sujets peuvent être pris d'abord dans l'histoire de l'Empereur, ensuite dans l'histoire de la Révolution et dans l'histoire de France. Guillaume le Conquérant, Du Guesclin, peuvent être honorés dans ces monuments. Il faut, en vue générale, ne pas perdre une circonstance d'humilier les Russes et les Anglais » (Magasin pittoresque, 7e année, 1839, p. 348; note communiquée par M. N. Raflin). - Une boutique rue et place Feydeau, no 171, où l'on vendait entre autres choses l'Almanach de la cour, de la ville et des départements, portait pour enseigne avant 1810: A la reine Mathilde.

P. S. Il convient d'ajouter aux exemples cités ci-dessus que Bonaparte fit imprimer, dans le Moniteur universel du 12 novembre 1803, la note suivante tendant à faire croire qu'en creusant à Ambleteuse (Pas-de-Calais, arr. de Boulogne, cant. de Marquise) pour l'installation de sa tente, on avait découvert des médailles de Guillaume le Conquérant : « On a remarqué comme des présages qu'en creusant ici (Boulogne) pour établir le campement du Premier Consul on a trouvé une hache d'armes qui paraît avoir appartenu à l'armée romaine qui envahit l'Angleterre. On a aussi trouvé à Ambleteuse en travaillant à placer la tente du Premier Consul des médailles de Guillaume le Conquérant. Il faut convenir que ces circonstances sont au moins bizarres et elles paraîtront plus singulières encore si on se rappelle que lorsque le général Bonaparte visita les ruines de Peluse en Egypte il y trouva un camée de Jules César ».

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