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plus 500 livres de pot-de-vin, pour huit mois seulement et à charge de rendre les locaux dans l'état où il les avait trouvés. Le jour même de la signature du bail, paraît une ordonnance royale interdisant de «< louer la salle qui a servi jusques à présent aux représentations des ouvrages en musique, ni d'y représenter aucune comédie ». C'était évidemment un coup terrible pour Sourdéac et Champeron.

Lulli, complètement maître de la situation, grâce à ses puissants protecteurs, fit diligence pour la nouvelle transformation du jeu de paume de Béquet en salle d'opéra et la préparation du spectacle d'ouverture (1). Un marchand de vins nommé Jean Simon qui occupait partie des lieux, reçut une indemnité pour son départ immédiat; puis on fit appel au talent de Vigarani, le grand décorateur et machiniste des fêtes de Versailles. Tout était prêt pour novembre 1672. Ce mois-là, sans qu'on puisse préciser le jour, eut lieu la première représentation des Fêtes de l'Amour et de Bacchus, simple arrangement de morceaux d'œuvres moliéresques mises en musique par Lulli. Le Prologue était, en effet, le divertissement du 5o acte du Bourgeois gentilhomme; l'acte Ier était formé du divertissement des Amants magnifiques; l'acte II était une Pastorale comique qu'on attribue à Molière; l'acte III comprenait le Ballet de la fête de Versailles et le divertissement du troisième acte de Georges Dandin. Comme, d'autre part, avait lieu au théâtre de Molière, le 11 novembre 1672, une reprise de Psyché, grâce à la permission qu'avait son directeur d'engager six chanteurs et deux musiciens, on voit qu'à ce moment, l'accord régnait entre notre grand comique et le musicien.

(1) Voy. L'Opéra en 1672 texte et reconstitution par F. Hoffbauer. Bulletin, tome IV, 1901, p. 120-122.)

Un spectacle aussi mêlé ne pouvait tenir l'affiche que pendant la préparation d'une œuvre vraiment originale. Cette œuvre fut Cadmus et Hermione, le premier grand opéra digne de ce nom dont Quinault écrivit les paroles, dont Lulli composa naturellement la musique et dont Vigarani fit les machines et les décors. Louis XIV luimême, avec Monsieur, Mademoiselle et Me d'Orléans, c'est-à-dire son frère, sa nièce et sa cousine, assista à la première représentation qui eut lieu le 27 avril 1673. Il ne put qu'être vivement flatté par le prologue intitulé le Serpent Python. Dans un paysage accidenté représenté en frontispice gravé de la première édition du livret (Paris, Christophe Ballard, 1673, in-4° de vi-68 p.), des nymphes et des pasteurs se livrent au plaisir de la danse. Tout à coup, le soleil s'obscurcit et, au milieu d'un bruit affreux, un monstre terrible, le serpent Python évoqué par l'Envie s'élève des marais; mais il retombe bientôt sur le sol, foudroyé par Phébus-Apollon qui ordonne aux danseurs de reprendre leurs jeux « tandis qu'il poursuivra son cours ». L'allusion était évidente: le ser pent Python sortant de ses marais, c'était la Hollande en guerre contre le Roi-Soleil et, disons-le, bien loin d'être réduite, puisque la paix ne devait être signée à Nimègue qu'en 1678.

Pour l'opéra même, en voici une courte analyse : Cadmus, fils d'Agénor, roi de Tyr, est parti depuis deux ans de sa patrie, à la recherche de sa sœur Europe enlevée par Jupiter. Il se trouve à la cour de Draco, géant et roi d'Ionie, qui retient captive Hermione, fille de Mars et de Vénus. Mars a promis sa fille à Draco, contre le gré de celle-ci et Cadmus qui l'aime veut la délivrer, mais, pour y parvenir, il lui faut tuer un dragon

qui la garde et, ensuite, exterminer les soldats nés des dents du monstre semées par lui-même. Il a aussi à triompher de l'hostilité de Junon qui veut lui faire expier le rapt de sa sœur par Jupiter. Heureusement, il est aidé par Pallas. La paix s'établit entre le roi des dieux et son épouse et les noces du héros et d'Hermione sont célébrées, au cinquième acte en présence de tout l'Olympe. Selon la tradition italienne, deux personnages comiques, comme nous l'avons déjà vu pour Pomone, sont mêlés à l'action : Arbas, officier de Cadmus, et la nourrice d'Hermione qui, telle Béroë de Pomone, le poursuit de ses assiduités et n'en obtient que des rebuffades. Arbas n'est pas, du reste, un modèle de courage. Au moment ou Cadmus va combattre le dragon, il clame son effroi. Il a vu, en effet, le monstre faire << un fort léger repas» de ses pauvres compagnons. « Quelle hâte, dit-il à Cadmus, avez-vous que le dragon vous mange?

Laissez-le se cacher. Ah! le voilà qui sort!

Au secours! au secours! je suis mort! je suis mort!

O ciel! Où sera mon asile?

La frayeur me rend immobile;

Je ne saurais plus faire un pas.

Ah! cachons-nous; ne soufflons pas. »

Ce qui ne l'empêche pas, après la victoire assez facile de son maître, de se donner des airs avantageux.

On admira beaucoup les décors qui représentaient : au premier acte, un jardin; au second, un palais; au troisième, un désert et une grotte, domicile du dragon; au quatrième le champ de Mars où l'on semait les dents du dragon et où Cadmus combattait les géants qui en étaient issus; enfin, au cinquième, un palais préparé par

Pallas pour les nopces des deux amants. La musique nous paraîtrait aujourd'hui un peu faible, surtout au point de vue de l'instrumentation. Mais il n'en était pas de même pour les contemporains et il y a vraiment une belle scène musicale: celle des adieux de Cadmus et d'Hermione, au second acte.

La troupe de Lulli était en grande partie composée des éléments réunis par Perrin et consorts. C'est dire qu'elle ne contenait pas encore de danseuses, les danseurs remplissant les rôles féminins jusqu'à la fin du siècle. Ainsi, au troisième intermède des Amants magnifiques de Molière, six dryades dansantes sont représentées par les sieurs Arnold, Noblet, Lestang, Favier le cadet, Foignard l'aîné et Isaac.

Cadmus et Hermione fut le dernier opéra joué par l'Académie royale de musique sur le territoire de notre arrondissement. Le 28 avril, c'est-à-dire le lendemain même du triomphe de Lulli, le Roi lui accordait la permission d'occuper le théâtre du Palais-Royal dont le chef, Molière, était mort le 17 février 1673, et qui n'était plus là pour contrebalancer l'influence prépondérante du Florentin. Mais, bien entendu, les représentations continuèrent encore pendant plusieurs mois au jeu de paume de Béquet. Le titre du livret imprimé chez Ballard porte qu'il est vendu « à l'entrée de la porte de l'Académie royale de musique, près Luxembourg, vis-à-vis Bel-Air. » L'exode sur la rive droite eut lieu certainement avant le 30 novembre 1673; car, dans un acte passé en l'étude de M. Charles et daté de ce jour, les héritiers Patru reconnaissent qu'après expertise faite la veille « les lieux estoient en bon estat de toutes réparations et restablissement que Lully estoit tenu de faire... et... qu'il leur

avoit été délivré toutes les clefs dudict jeu de paume et lieux en dépendant... >>

Nous n'avons plus à nous occuper de celui-ci. Je vous ferai seulement remarquer que, contrairement à l'allégation d'Adolphe Jullien, il ne menaçait pas ruine; car il redevint jeu de paume et servit ensuite longtemps d'Académie d'équitation.

Quant à la malheureuse troupe de Molière fusionnée avec celle du Marais, vous savez qu'après son expulsion de la salle du Palais-Royal où l'opéra devait rester jusqu'en 1763, elle fut obligée de s'installer, rue des Fossés-de-Nesle, dans la salle même de Sourdéac et Champeron, moyennant 14.000 livres et deux parts dans les bénéfices accordés à ces derniers. Jusqu'en 1681, elle fut en procès avec eux. Ce ne fut que le 21 août de cette année, qu'un arrêt du Parlement, en dernier ressort, délivra les pauvres comédiens des deux aventuriers, moyennant le payement de 500 livres de rentes viagères pour chacun, reversible, à l'égard de Champeron, sur la tête de son frère.

J'aurai fini, en vous rappelant que le musicien Cambert, digne rival de Lulli, mourut assassiné, en 1677, à Londres, où il s'était expatrié à la fin de 1673. Le bruit courut même à Paris que Lulli était plus ou moins l'auteur de cette mort violente, ce qui paraît inadmissible. Enfin, le président La Barroire qui avait épousé, à 41 ans, le 29 septembre 1674, la dame Marie Guilbert, veuve de Maître Nicolas Josse, conseiller à la Cour des Aides, beaucoup plus âgée que lui, mais fort riche, mourut en septembre 1691, président de la cinquième Chambre des Enquêtes. Telle est l'histoire accidentée des débuts de notre Académie Nationale de Musique. H. GUÉRIN.

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