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harangue, Richelieu répondit par des paroles assez ambiguës. Regardant bien en face dom Cyprien Le Clerc, il lui dit : « Je vous connais, je sais que vous n'êtes pas de ceux qui ont trahi la ville. Mais justice se fera sur les coupables. >>

Dom Tarrisse rassembla toutes les pièces nécessaires à la justification de ses confrères. Mais la victoire avait calmé la colère du ministre. Lui-même savait à quoi s'en tenir sur les véritables responsables, aussi les bénédictins ne furent pas inquiétés. Mais à défaut d'un procès et avant une réhabilitation solennelle, d'autres ennuis les attendaient.

La bibliothèque de Corbie était fort riche. Fondée, comme le rapporte Léopold Delisle, au viie siècle (1) par la reine Bathilde, rien n'avait été épargné pour réunir les plus curieux monuments non seulement de la science ecclésiastique, mais encore de l'antiquité latine. La littérature grecque même n'avait pas été tout à fait négligée.

La plupart de ces trésors littéraires étaient sortis d'un atelier de copistes que le monastère de Corbie entretint, depuis Charlemagne jusqu'à saint Louis, atelier dont les travaux furent favorisés par les rois mérovingiens, qui lui avaient assigné une rente de parchemin.

Pendant toute l'occupation espagnole, les Jésuites, qui servaient d'aumôniers dans l'armée ennemie, y passèrent le meilleur de leur temps. Ils n'y dérobèrent rien, mais y copièrent tout ce qu'ils purent. Quand la ville revint au pouvoir des Français, Léonor d'Etampes de Valençay,

(1) Léopold Delisle, Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, t. II, p. 104-141, consulter aussi dom Piolin, Revue des quest. hist. 1891, t. 49, article intitulé: Le cardinal de Richelieu dans ses rapports avec les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur.

évêque de Chartres, pour faire sa cour à Richelieu, grand amateur d'œuvres d'art et de manuscrits précieux, lui insinua qu'une pareille bibliothèque était bien près de la frontière et qu'il serait prudent, pour le bien général, de la transporter soit dans le palais du roi, soit dans celui du cardinal.

Dom Tarrisse informé, rédigea une requête. Richelieu n'osa pas opérer cette confiscation, qui cependant le tentait fort, et laissa l'évêque de Chartres se défendre contre le supérieur général. L'affaire fut soumise à l'arbitrage de Mathieu Molé et celui-ci, avec une conscience qui lui fait honneur, se prononça en faveur des légitimes propriétaires. Dom Tarrisse, se souvenant du péril qui avait menacé Corbie, décida de placer à Saint-Germain des Prés les manuscrits les plus précieux. Ce déménagement s'effectua à la fin de 1638. D'après Léopold Delisle, l'évêque de Chartres avait fait sceller la porte de la bibliothèque. Mais un religieux y pénétra par une fenêtre d'où l'on descendit plusieurs paniers pleins de manuscrits que l'on cacha avec le plus grand soin. Dom Anselme Le Michel fut chargé du triage. Il mit à part plus de 400 liasses. Leur choix fut des plus heureux et porta sur les textes anciens qui devaient servir aux belles publications de Luc d'Achery. Le collectionneur chez Richelieu fut quelque peu dépité. Sa rancune ne se manifesta, d'ailleurs, que par une boutade assez anodine, un jour qu'il passait à Corbie, en juillet 1640. Comme le prieur dom Anthoine Allard était venu le saluer, il l'interpella en ces termes : «< Vous n'avez pas voulu placer vos livres sous ma garde. Il y eussent été mieux cependant, qu'à St-Germain des Prés ». Une autre acquisition précieuse pour la bibliothèque de Saint-Germain des Prés fut celle des livres de M. Darsté que DU VI. 1923. 3

tis, professeur au Collège de France. Quoique cette succession ne s'ouvrit que le 22 avril 1651, quelques années après la mort de dom Tarrisse, elle doit être mentionnée ici, puisque cette libéralité était la conséquence de leur longue et inaltérable amitié. Voici à quelle occasion elle

se noua.

Nous avons dit précédemment que les études de dom Tarrisse furent plusieurs fois interrompues, avant sa profession. Il avait près de trente ans, lorsqu'il résolut d'apprendre le latin, et se rendit, dans ce but, au collège de Rodez. Il y connut un jeune étudiant, nommé Dartis, qui l'aida à accomplir un tour de force intellectuel, car Tarrisse, admis dans la dernière classe, parcourut, en deux ans, tout le cycle des études secondaires. Désormais, ces deux hommes furent liés pour la vie, et ne se perdirent jamais de vue malgré la diversité de leurs vocations. Quand Dartis, devenu professeur au Collège de France, voulut faire son testament, on trouve, à ce propos, d'assez curieux détails dans l'histoire de l'abbé Goujet sur le Collège de France (1). Le 14 mars 1641, Dartis convoqua deux notaires à son domicile de la rue Jean de Beauvais, légua 20.000 livres à la Faculté de droit et laissa le reste de ses biens aux Bénédictins de Saint-Maur. Les notaires, le voyant très mal meublé et encore plus mal vêtu, lui demandèrent sur quels fonds il prétendait assigner cette somme? A quoi Dartis répondit qu'on en trouverait beaucoup d'autres, après sa mort. En effet, quand les scellés furent levés, on découvrit 44.000 livres d'argent comptant et l'ensemble de ses biens dépassait 100.000

(1) Mémoire historique et littéraire sur le Collège de France. Paris, in-4, 1758, t. III, p. 135-139.

livres. La congrégation réalisa, les legs particuliers et les frais payés, un bénéfice de 20.000 livres.

Au mois d'août 1646, à Jumièges, dom Tarrisse ressentit les premiers symptômes du mal auquel il devait succomber, deux ans plus tard, en septembre 1648. Les médecins diagnostiquèrent qu'il était atteint de la pierre. Il souffrit beaucoup, avant de mourir, car son état se compliqua d'une hydropisie. Dès le mois de mai 1648, il résigna ses fonctions de Supérieur Général, mais ne cessa pas de travailler pour son Ordre, dans les rares répits que lui laissaient ses maladies. Dom Calliste Adam, son secrétaire (1), a pieusement recueilli le souvenir d'une assemblée émouvante qui se tint à Saint-Germain des Prés, peu de mois avant la mort de dom Tarrisse. Il s'agissait des études sur la Sainte Écriture. Dom Tarrisse parla pendant trois quarts d'heure avec beaucoup de feu. Son amour de l'Ordre bénédictin, sa foi, sa charité, donnèrent au moribond quelque retour de vigueur qu'il dépensa, avec générosité, au service de ses frères. Le président, étonné et ému, lui proposa plusieurs fois de se reposer. Mais le malade qui sentait combien, dans son état précaire, de tels instants sont fugitifs, refusa et poursuivit. Quand il s'arrêta enfin, à bout de forces, et que les religieux lui reprochèrent, avec affection, de ne pas s'être assez ménagé, ce vaillant répondit par une parole héroïque : « Je m'estimerais heureux si je devais mourir en sortant d'ici ».

(1) La circulaire de dom Calliste Adam est à la Bibliothèque nationale, on la trouvera dans le Catalogue de l'histoire de France, t, X, sous la rubrique Tarrisse.

III

L'œuvre entière de dom Tarrisse exigerait bien d'autres développements (1), mais nous n'avons voulu considérer, ici, que le formateur de ces ouvriers intellectuels qui honorèrent l'Ordre bénédictin. Sans lui, ni Luc d'Achéry, ni Mabillon, ni toute cette lignée d'érudits, élevés d'après leurs méthodes, n'existeraient. Ce fut lui qui releva le courage de Luc d'Achéry, abattu par la maladie et végétant, obscur, dans un coin d'infirmerie. Au lieu de tuer le temps à fabriquer des cierges et des bouquets pour le Saint-Sacrement, dom Luc devint le bibliothécaire de Saint-Germain des Prés et le confident des principales réformes que concevait son Supérieur. Sans la maladie qui le torturait, jamais ce moine n'eût connu familièrement un personnage aussi considérable que le Supérieur Général. D'une santé chétive, Tarrisse faisait également à l'infirmerie de fréquents séjours. Aussi, dom Luc, ravi de ne plus être à charge à lui-même et aux autres, bénissait-il le Ciel de cette maladie qui l'avait approché d'un tel homme! Il disait heureuse maladie, comme les chrétiens à l'office du Samedi Saint, répètent heureuse faute qui nous a valu le Rédempteur! Quand Mabillon se voyait entouré, à Saint-Germain des Prés, de tous ces savants illustres : d'Hérouval, du Cange, Cotelier, Baluze, Faure, d'Herbelot, Bigot, Renaudot, il savait bien à qui il devait, en partie, une telle renommée! Il moissonnait ce que dom Tarrisse avait semé et sa modestie, aussi grande que son savoir, ne manquait pas de le reconnaître.

François Rousseau.

(1) Cette biographie est en préparation et nous nous proposons de la donner bientôt au public.

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