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La Règle de Saint-Benoît prescrit le travail des mains. Après la Renaissance et la Réforme protestante, d'autres que les moines pouvaient se charger d'ouvrir des routes, de bâtir des églises, de sertir des gemmes ou d'enluminer des missels. L'art de copier des manuscrits devenait inutile avec l'imprimerie. Il fallait, à l'entrée des âges dé critique et de recherches, des savants chrétiens qui prépareraient l'arsenal où s'armeraient les polémistes. Des hommes isolés, livrés à leurs propres forces, à leurs ressources limitées, ne suffisaient plus pour ces ouvrages de longue haleine, devant l'invasion grandissante de l'hérésie et du scepticisme. Une phalange de travailleurs acharnés devenait nécessaire pour un labeur ingrat, obscur, méthodique, monotone, sans gloire éclatante. Ces patients ouvriers rebâtiraient, pièce à pièce, l'édifice historique de la Religion et découvriraient, selon l'heureuse expression du prince Em. de Broglie, le fil conducteur qui permet de se guider dans les mille dédales des catacombes du passé'.

Dom Tarrisse fut l'incitateur de ces travaux historiques qui ont fait la gloire de l'ordre bénédictin. Il eut à lutter, pour cette innovation, contre bien des préjugés, car beaucoup, même parmi les plus zélés, soutenaient que l'office principal du moine est de prier et, qu'en s'adonnant aux études, il nourrit un fâcheux esprit de curiosité fui le dissipe. L'éloquence du supérieur général trouva les arguments capables de fermer la bouche à ses adversaires. Peut-être même, dans les traditions qu'il laissa, Mabillon recueillit une partie des armes avec lesquelles

1. Les Bénédictins français et les services qu'ils ont rendus à la science historique, par le prince Emmanuel de Broglie, La France chrétienne dans l'histoire, Paris, in-4, 1896, p. 448.

ce rude jouteur combattit Rancé, à l'occasion de leur célèbre polémique.

Ce n'était qu'après une longue préparation que le moine était chargé de ces recherches historiques d'une érudition si sûre et si consciencieuse. On commençait à juger de la capacité et de l'aptitude d'un religieux dès qu'il postulait son admission. L'enquête se poursuivait pendant toute la suite de ses études, immédiatement après le noviciat et la profession. Ce cours ne durait pas moins de huit années, quelquefois plus. Les deux premières étaient des années de séminaire. On les employait à une revision des auteurs classiques et à la rhétorique. La philosophie, pendant deux ans et la théologie pendant trois absorbaient toutes les journées. Pour clore ce cycle, la dernière année, appelée de recollection, se passait dans une retraite profonde, où l'on s'exerçait aux pratiques d'un ascétisme élevé et rigoureux.

Après cette lente et sérieuse formation de l'esprit et du cœur, le religieux, guidé par ses supérieurs, orientait ses recherches vers ce qu'il estimait le plus en rapport avec ses inclinations; le plus profitable à sa sanctification; le plus conforme à la volonté de Dieu !

Selon le témoignage de Mabillon (1), c'est à Grégoire Tarrisse que revient l'honneur d'avoir provoqué de pareils travaux. Il confia à des confrères choisis avec discernement, le soin de rassembler tout ce qui se rapportait à l'histoire de l'Ordre en France, et à celle de l'Église. Pour maintenir les siens dans la faveur, il espérait que

(1) Préface de Mabillon au VIe siècle des Acta sanctorum O. S. B. et qui commence ainsi : Ceterum hæc otia nobis omnibus fecerunt Præpositi nostri generales quibus præivit reverendissimus Pater Dominus Gregorius Terrissius, qui studia in Congregatione nostra primus excitavit.

les exemples du passé seraient un stimulant utile. Ce but d'édification qu'il poursuivait fut récompensé, par sur croît, d'une gloire littéraire qu'il n'ambitionnait pas pour sa Congrégation. Dans une circulaire du 13 novembre 1647(1), adressée par le Supérieur Général, au père dom Germain Morel, prieur du couvent de Saint-Mélaine, à Rennes, nous trouvons esquissé le plan pour mener à bien une aussi vaste entreprise. Le prieur choisira, parmi ses religieux, ceux qui lui paraîtront les plus capables. Ceux-ci dresseront des recueils et, pour qu'ils ne se perdent pas dans les détails futiles dom Tarrisse, avec la plus grande minutie, note ce qui doit être relevé, la manière d'ordonner et de rédiger ces mémoires; le soin qu'il faut apporter dans l'exactitude des dates; les notions géographiques et historiques dont on devra encadrer ces nomenclatures; les faits qui rattachent ces particularités à l'ensemble général de l'histoire. L'élan était donné, la méthode ébauchée. Elle se perfectionnera avec dom Luc d'Achéry et atteindra son plein développement lorsque Mabillon, pour réfuter le bollandiste Papenbroeck, composera son traité de diplomatique (2).

La circulaire de dom Tarrisse institue la coopération tout entière de la congrégation à une œuvre entreprise (3). L'auteur n'est pas abandonné à lui-même, réduit à ses facultés individuelles, enfermé dans ses ressources privées, Hugues Ménard, mourant, trouvera, en d'Achéry,

(1) Bib. N'e, man. f. franç., 22313, fo 245.

(2) Giry, Manuel de Diplomatique, Paris, in-8, 1894, p. 60 et suiv. Le Père Daniel van Papenbroeck est l'auteur d'un système qui discréditait tous les documents contenus dans les chartriers ecclésiastiques. Ce bollandiste voyait partont des falsifications et il mettait en suspicion toutes les archives monastiques et, particulièrement, celles des bénédictins. (3) Vanel, Nécrologe des religieux de la Congrégation de SaintMaur, etc. Paris, in-4a, 1796, préface, p. xxiii et suiv.

l'éditeur désintéressé de son labeur. Lorsque la plume s'échappera des mains défaillantes de d'Achéry, écrivant son Spicilegium, Mabillon le remplacera. Le savant bénédictin dispose largement de tout ce qu'une puissante et riche congrégation lui offre d'aides et de lumières. Tout ce que la collectivité aura amassé, avant lui, d'économies intellectuelles, tout ce qu'elle présentera de connaissances acquises et d'expériences sera à son service. Tel lui prêtera sa plume de còpiste, tel ses yeux de paléographe. Personne ne demeure indifférent au travail d'un confrère et les forces de celui qui se consacre à une pareille tâche, pour l'honneur de l'Ordre et de l'Église, s'en trouvent décuplées.

II

La prévoyance de Tarrisse n'oubliait pas les instruments indispensables à ses travailleurs intellectuels: grâce à lui, la bibliothèque de Saint-Germain des Près fut réparée, enrichie et classée.

Le supérieur général résidait encore aux Blancs-Manteaux, quand il s'aperçut que le Procureur de la communauté vendait les livres reçus de ceux qui se destinaient au noviciat. «< Hé quoi, lui dit dom Tarrisse, en souriant (car il se montrait toujours gracieux dans ses observations), n'avons-nous plus besoin de livres étant en charge? Ne devons-nous plus nous adonner à la lecture? Tant s'en faut. Ils nous sont plus nécessaires qu'à d'autres puisque nous sommes constitués pour enseigner. C'est pourquoi je vous prie de ne plus vendre les livres, ainsi au contraire d'en acheter ». Cette réprimande, qui s'adressait à dom Bernard de Jévardac, n'eut pas besoin d'être renouvelée. Le Procureur changea de conduite et une

occasion lui fournit bientôt l'argent nécessaire pour enrichir la bibliothèque. Celui qui s'était rendu acquéreur du prieuré de Cessenon, possédé autrefois par dom Tarrisse, avant sa profession, servait une rente annuelle. Il racheta cette pension et versa à la mense commune, un capital relativement considérable. Dom Tarrisse choisit lui-même les ouvrages qu'il désirait se procurer. Il s'y connaissait. Il avait toujours beaucoups aimé la lecture et il avait eu en mains non seulement des auteurs religieux mais aussi des livres profanes. Ainsi, quand il ignorait encore le latin et le grec, que par un prodige d'énergie, il n'apprit au collège de Rodez que vers sa trentième année, il avait lu, dans des traductions, la Vie des Hommes illustres de Plutarque, Tertullien, saint Jean Chrysostome, saint Augustin, Virgile, Ovide. Parmi les poètes français, il goûtait beaucoup Desportes et Ronsard. Depuis qu'il était supérieur général, quand ses occupations lui laissaient quelque loisir, il se rendait aussitôt à la bibliothèque feuilleter ses auteurs favoris. Ceux qu'il préférait étaient saint Basile, Cassien, saint Bernard, Pierre Damien. Au témoignage de dom Martène (1), il aimait peu saint François de Sales et détournait ses confrères de lire l'Introduction à la vie dévote, ou le Traité. de l'Amour de Dieu, parce que, disait-il, les écrits de M. de Genève n'inspiraient pas assez l'amour de la Croix et des austérités. Cette opinion peut sembler étrange, car saint François de Sales, malgré sa suavité, est un directeur énergique. Peut-être trouvera-t-on l'explication de cette difficulté ascétique dans les entretiens spirituels du Père Joseph que dom Tarrisse paraît avoir fréquenté aussi inti

(1) Vie des Justes de la Congrégation de Saint-Maur, Bib. Ne manus. 4. f. 17671.

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