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DOM GRÉGOIRE TARRISSE ET LA

BIBLIOTHÈQUE DE ST-GERMAIN DES PRÉS

Dom Grégoire Tarrisse est, pour beaucoup, un inconnu. Des savants ont même défiguré son nom dans leurs ouvrages. Si, à la Bibliothèque nationale, vous parcourez le livre de Franklin sur les anciennes bibliothèques de Paris, vous verrez que l'auteur transforme le nom de Tarrisse en Sarrisse et qu'il se trompe sur la date de sa mort. Il la place en 1655, au lieu de 1648.

Dans une publication, qui parut au tome V des Archives de la France monastique (1), à l'occasion du deuxième centenaire de la mort de Mabillon, M. H. Stein déplorait que l'Histoire littéraire de la Congrégation de SaintMaur, par dom Tassin, fût seule à nous révéler jusqu'ici, les mérites de dom Tarrisse, qu'elle qualifie de grand homme. Il souhaitait que pareille injustice tût enfin réparée !

Ce religieux mérite de retenir l'attention de la Société à un double titre. Il intéresse, à la fois, des historiens et des habitants du VIe arrondissement. Ce fut lui, en effet, qui orienta ses moines vers ces travaux littéraires, la gloire de l'ordre bénédictin. De plus, comme dès l'année 1631, il fixa sa résidence à l'Abbaye Saint-Germain des Prés, cette grande figure du passé est digne d'occuper

(1) Remarques faictes de quelques actions et parolles du R. P. D. Grégoire Tarrisse par D. Luc d'Achéry, 1649. Archives de la France monastique, t. V, p. 60, texte publié par M. H. Stein.

sté que DU VI. — 1923.

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ceux qui recueillent pieusement les souvenirs de ce coin de Paris.

I

Tarrisse naquit peu de temps après la Saint-Barthélemy, en 1575, dans une petite localité du Languedoc, à Pierre Rue. Sa jeunesse connut les horreurs des guerres religieuses. Il vit, suivant ce que rapporte dom Vaissette (1), « les villes et maysons des champs désertes et ruynées et pour la plupart bruslées, non pas par les Tartares, par les Turcs, ny par les Moscovites, mais par ceulx qui étaient nés et nourriz au dict pays et qui faisaient profession de la relligion réformée... » — Son éducation fut souvent interrompue (2) soit par la détresse de ses parents, soit par les événements politiques. Il endossa le harnais de soldat et combattit contre les Ligueurs du Languedoc, groupés autour de ce personnage étrange, tour à tour courtisan, capucin et homme de guerre, le duc Henry de Joyeuse (3). A force de ténacité, il réussit à s'instruire, à devenir prêtre, à obtenir la cure de Cessenon, en Languedoc. Il releva les ruines de sa paroisse, y rétablit le culte. Sa carrière paraissait désormais fixée, quand, à l'âge de près de cinquante ans, il voulut restaurer la régularité dans les monastères bénédictins du Langue doc.

Après bien des démarches, bien des contretemps, il parvint à attirer à Toulouse les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, qui venait de se fonder, à Paris, au monastère des Blancs-Manteaux, en 1618. Il renonça

(1) Histoire du Languedoc, t. XII, preuves, col. 1280-1282.

(2) Bibliothèque No, manus. f. fr. 19622, Vie manuscrite de dom Monmole.

(3) Dom Vaissette, Histoire du Languedoc, t. XI, p. 854 et 855.

à sa cure, entra comme novice au nouveau couvent béné dictin de Toulouse, fut promu, après sa profession, à de modestes charges et, aussitôt, attira l'attention de ses supérieurs par son intelligence et son esprit de gouvernement. Nommé prieur de Noaillé, près de Poitiers, il eut à remplir une mission délicate: opérer la fusion des bénédictines de Poitiers avec les religieuses du Calvaire. On sait quel intérêt portait à ces moniales le fameux Père Joseph. Par sa conduite prudente, Tarrisse conquit l'estime de l'Éminence grise et, plus tard, son amitié. Enfin, il fut choisi, par le chapitre général, tenu à Vendôme, le 22 avril 1630, comme supérieur général de la congrégation de Saint-Maur. Il fut sans cesse réélu et occupa cette charge considérable jusqu'à la veille de sa mort, en 1648.

L'estime où le tenait Richelieu (1) lui imposa une fonction encore plus lourde. Le premier ministre était abbé de Cluny et déplorait la décadence de cet ordre fameux. Pour y remédier, il imagina de fondre ensemble Cluny et Saint-Maur. Comme supérieur suprême de tout ce bloc religieux, il fit nommer dom Tarrisse. Ces détails suffisent à montrer que Tarrisse fut, de son temps, un` personnage fort important.

Ce serait, cependant, se leurrer si on soupçonnait que cet homme éminent ait été un ambitieux. Il sentait trop les graves responsabilités qui incombent aux supérieurs, pour convoiter les charges. Nous possédons, sur ce point, des aveux naïfs qui lui échappèrent, plus d'une fois, comme il s'entretenait, à l'infirmerie de Saint-Germain des Prés, avec un religieux (Luc d'Achéry) qui eut l'heu

(1) Dom Paul Denis, Le cardinal de Richelieu et la réforme des monastères bénédictins, préface de M. Hanotaux, in-8°; Paris, 1913.

reuse inspiration de consigner, par écrit, ses paroles (1). « Je crois, disait-il souvent, qu'il faut qu'un homme soit hors de son bon sens, ou hébété, ou réprouvé, pour appéter et pour chasser les charges de supériorité ». - Aussi, comme il était d'un tempérament nerveux, se montraitil très ému, au moment des élections; son anxiété se manifestait par les malaises, qui provoquaient, parfois, des nausées et l'obligeaient à quitter la salle. A ce chapitre général de Vendôme, où il fut proclamé supérieur général, il se passa une scène à la fois comique et touchante, qui mérite d'être relevée.

Il me raconta deux fois (rapporte dom Luc) les pensées et les sentiments qu'il avait lorsqu'il fut élu Supérieur général. « Lors, dit-il, qu'on vint au chapitre pour publier les élections..., je tenais pour tout assuré que ce serait dom Ambroise Tarbourier (2) qui serait Supérieur général, à cause de sa vertu et de sa capacité et comme le scribe du chapitre nommait le Supérieur général, j'envisageois le dict Père pour voir quelle mine il feroit, car nous étions fort familiers et, dans cette pensée, je m'imaginois que le scribe disoit : Superior dom Ambrosius Tarbourier et, comme il ne bougeoit, je fus étonné qu'on répétât encore, et, ne voyant personne se remuer, je crus que je n'entendois pas bien (car il était un peu sourd d'une oreille). Je regardai le scribe et entendis Tarrisse et, en même temps, on me poussa. Moi, aussitôt, je me prosternai à terre et devins aussi étourdi et interdit comme si on m'eût donné un grand coup sur la tête. Celui qui présidoit me fit relever et après la cérémonie, les supérieurs étant assemblés, je me mis à genoux et les suppliai de considérer mon incapacité et qu'infailliblement n'ayant aucun mérite pour une telle charge, la Congrégation en retireroit un détriment

(1) Archives de la France monastique, t. V, p. 60 et suiv., article précédemment cité.

(2) Dom Ambroise Tarbourier avait été son directeur de conscience, quand il était curé de Cessenon.

très notable. Le président me dit qu'il falloit mettre ma confiance en Dieu et qu'il me donneroit les grâces nécessaires pour bien administrer cette charge. Je fus contraint de plier les épaules, mais ce ne fut pas sans une grande confusion, car je ne savois plus ce que je faisois. Quand il falloit commencer le Benedicite, je commençois les Grâces et ainsi aux autres exercices. » D'autres fois, me parlant en particulier, ajoute dom Luc, il me disait : « Hélas! j'avais quitté un bénéfice où j'étais chargé de deux ou trois cents âmes et j'étais entré dans la Congrégation pour n'avoir soin que de me sauver et me disposer à bien mourir, et maintenant il faut que je réponde de plus de 1.500 personnes. J'ai bien sujet de craindre que ce ne soit une punition de mes péchés

Il avait plus de cinquante-six ans, quand il fut élevé à cette dignité. Quoique sa santé fût fragile il ne se relâchait en rien de ses austérités. Sa physionomie avantageuse prédisposait en sa faveur et son abord affable, gracieux achevait de conquérir ses interlocuteurs. Son aspect venérable leur imposait le respect. Son corps bien fait dépassait la taille ordinaire. Son esprit pénétrant, universel, apte aux sciences divines et humaines, était également solide, ferme, prudent, plein de maturité et de bon sens. Il se trouvait donc à la hauteur de la tâche immense qui l'attendait, capable de vues larges en même temps assez judicieux pour éviter les écueils et ne pas se laisser séduire par les projets chimériques. On éprouvait, en sa présence, l'impression d'une nature merveilleusement équilibrée. Son caractère aimable, compatissant gagnait les cœurs. En un mot, il imposait la vénération et l'affection. L'innocence de sa vie, l'intégrité de ses mœurs le rendaient un modèle vivant, digne d'entraîner ses religieux à de grandes choses et d'exiger, par son exemple, la perfection de vertus qu'il pratiquait tout le premier.

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