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AU PRINCE DE NEUCHATEL EN 1618

Vers la fin de 1617, le prince de Neuchâtel, Henri II d'Orléans Longueville, qui venait d'atteindre sa majorité, se rendit dans sa principauté. Il devait, suivant la coutume, y prêter le serment d'observer les franchises du pays et espérait pouvoir en même temps mettre fin aux différends qui s'étaient élevés entre le souverain et ses sujets. Mal conseillé et connaissant insuffisamment le caractère ombrageux et opiniâtre des Neuchâtelois, il ne réussit pas dans sa mission, et sa présence ne fit qu'accentuer le conflit avec les bourgeois de la ville. Ceux-ci demandaient qu'il jurât, comme ses prédécesseurs, de maintenir toutes leurs franchises et usances, écrites ou non écrites, tandis que le prince déclarait qu'il ne s'engagerait à rien avant de savoir ce qu'étaient ces coutumes non écrites, qui devaient être rédigées en un coutumier. Henri II irrita en outre les bourgeois en faisant ostensiblement célébrer la messe au château. On prétendit le lui interdire. C'est au milieu de ces contestations, au commencement de 1618, que le maître bourgeois en chef David Boyve, à bout de patience, aurait adressé au souverain un discours patois débutant ainsi :

Monsigneur, se vo ne voley pas cessa de faire chanta messa u chatey, ne demanderey dey trouppé à Messieurs de Berna por vos en empeschie. Et por say qu'é du coutumier, él é impossible d'ay faire on et de métre toté noutré coutemé par écrit. Quan le lay sairey on poté d'eiche, et qu'on prisse to le papie que la papeleri de Serrieré porrey faire de cent ans, é gn'airey pas pru papie ne pru eiche por lé toté écrire, etc. (Monseigneur, si vous ne voulez pas cesser de faire chanter messe au château, nous demanderons des troupes à Messieurs de Berne pour vous en empêcher. Et pour ce qui est du coutumier, il est impossible d'en faire un et de mettre toutes nos coutumes par écrit. Quand le lac serait un encrier et qu'on prendrait tout le papier que la papeterie de Serrières pourrait faire de cent ans, il n'y aurait pas assez de papier ni assez d'encre pour les écrire toutes).

Si l'anecdote était authentique, nous aurions dans ces quelques lignes le plus ancien texte connu en patois neuchâtelois, en même temps qu'un spécimen de la verve hardie avec laquelle nos ancêtres savaient défendre leurs droits, même vis-àvis du souverain. Mais il n'est pas nécessaire de pousser bien

loin le scepticisme pour concevoir des doutes sur la réalité des faits rapportés. D'abord, si échauffés qu'on suppose les esprits, il est bien invraisemblable qu'un maître bourgeois de l'époque ait oublié les convenances et l'étiquette au point de se permettre avec le prince un ton pareil de bravade gouailleuse. Il suffit de lire les pièces officielles du temps pour se convaincre que les remontrances les plus pressantes des bourgeois étaient toujours présentées sous les formes de la plus humble et de la plus respectueuse soumission. De plus, l'emploi même du patois est aussi insolite que peu justifié. Le patois était sans doute en 1618 la langue courante des Neuchâtelois de toutes les classes et on aura voulu, en s'en servant, accentuer le caractère d'irrespectueuse familiarité de la harangue du maître bourgeois. Mais le prince ignorait sûrement ce jargon, et alors de quelle utilité pouvaient bien être des représentations dont il ne comprenait pas le premier mot? A supposer qu'il eût toléré pareille insolence, c'était en tout cas choisir un bien mauvais moyen pour le persuader.

Sur quelle autorité s'appuie ce récit, si peu vraisemblable en lui-même ? Il n'a, croyons-nous, pas d'autre garant que le chroniqueur Jonas Boyve, qui écrivait environ cent ans après les événements de 1618. A notre connaissance, aucun des documents contemporains relatifs aux démêlés du prince avec les bourgeois ne renferme la moindre allusion à la harangue de Boyve, et le chancelier de Montmollin, qui a recueilli les confidences de Henri II et a consacré à la relation de ses séjours dans la principauté quelques-unes des pages les plus vivantes de ses Mémoires, ignore absolument cet incident. Tout nous paraît donc indiquer que la prétendue harangue patoise de 1618 est apocryphe et date seulement du XVIIIe siècle.

Ce qui, à nos yeux, vient confirmer ces conclusions, c'est que la partie la plus originale du fragment patois, cette hyperbole pittoresque : << quand le lac serait un encrier », etc., n'est autre chose qu'une variante appropriée aux circonstances locales d'un thème bien connu de la littérature populaire de toutes les nations. En Orient comme en Occident, de l'antiquité jusqu'aux temps modernes, on rencontre en de multiples variations la même image, destinée à traduire l'idée d'une quantité infinie. Quiconque veut s'en convaincre n'a qu'à consulter la très riche collection d'exemples de toute provenance réunie par M. R. Köhler1. On pourrait encore y en ajouter d'autres. Ainsi la citation suivante, empruntée à une vieille traduction espagnole

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d'un livre originaire de l'Orient : « Le sage dit que quand même la terre se changerait en papier, la mer en encre et les poissons en plumes, on ne pourrait pas écrire toutes les méchancetés des femmes. (Libro de los engannos, éd. Comparetti, p. 54.) Je me hâte d'y joindre, comme contre-partie, cette déclaration d'un amoureux catalan du XIVe siècle : « Je vous jure par le monde entier que si tous les arbres de l'univers... devenaient des plumes et la mer de l'encre, que si les étoiles étaient des mains... et le ciel du parchemin ou du papier, ils ne suffiraient pas, belle dame, à écrire vos louanges. » (Romania, t. XV, p. 213.) Il faut donc transporter la harangue de David Boyve du domaine de l'histoire dans celui des légendes traditionnelles, où elle possède de lointains ancêtres. Jonas Boyve n'aura fait que l'arranger pour les besoins de sa cause ou aura consigné une « tradition de famille » déjà formée 2. Mais, même rajeuni de cent ans, ce texte demeure un des plus anciens spécimens du patois neuchâtelois et méritait à ce titre d'être signalé aux lecteurs du Bulletin. J. JEANJAQUET.

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1. R. Köhler. Und wenn der Himmel wär Papier.... dans la revue Orient und Occident, t. II, p. 546-559.

2. Il est à remarquer que dans le manuscrit original de Boyve, conservé à la Bibliothèque de Neuchâtel, la harangue patoise ne figure pas dans le texte même du récit, mais a été ajoutée en note à la phrase: «De sorte que la mémoire du maistre bourgeois David Boyve a toujours esté dès lors en bénédiction parmy les bourgeois ». Elle est introduite par les mots suivants : « Et ce qu'il y avait de singulier est qu'il ne parla au prince qu'en patois ou jargon du pays. Il luy dit, entre autres: Monsigneur, etc. » (t. II, p. 325.)

La rédaction des Annales de Boyve, « revue, corrigée et augmentée par J.-F. Boyve, son neveu, » que possède également en manuscrit la Bibliothèque de Neuchâtel, a amplifié le récit en s'efforçant d'en corriger l'invraisemblance: « Ce maître bourgeois parla d'un ton de voix qui ébranla le prince. Il fit son discours en patois et lui dit : « Monsigneur, etc.... Le prince voulut savoir tout ce qu'il avoit dit et qu'on le lui rendit bien spécialement, et il changea d'avis. » (t. II, p. 349.)

L'édition imprimée des Annales, t. III, p. 438-439, combine arbitrairement les deux rédactions. Le texte patois renferme quelques inexactitudes, que nous avons corrigées d'après le manuscrit original dans notre reproduction.

Le doyen Bridel a publié la harangue patoise de 1618 dans le Conservateur suisse, t. III (1813), p. 123, au cours d'un article intitulé: Les trois voyages de Henri II, duc de Longueville, dans ses Etats de Neuchatel et Vallangin. Il a sûrement eu à sa disposition une copie manuscrite de l'ouvrage de Boyve, qui n'était pas encore imprimé et qu'il cite ailleurs.

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