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Cependant la clarine existait déjà à l'époque des Latins. On trouve plusieurs exemplaires de l'ancien tintinnabulum au musée pompéien de Naples, en bronze, de forme cylindrique. Les plus grandes espèces de bourdons, qui atteignent jusqu'à 40 cm. de diamètre et pèsent jusqu'à 6 kilos, sont encore très en honneur. Elles servent d'objet de parade, lorsque le troupeau monte à l'alpage ou en redescend, traverse un village, etc. C'est alors la « reine », la maîtresse-vache qui porte le plus gros bourdon. Elle n'en est pas peu fière, et le vacher ne le lui cède en rien. On raconte des scènes de jalousie entre animaux à propos du privilège de porter la grosse clochette. Au pâturage, les gros bourdons ou les grandes clarines, qui empêcheraient le bétail de brouter commodément, sont remplacés par des sonneries de dimensions moyennes. De plus en plus, la clarine l'emporte par son élégance et sa sonorité1.

A l'origine, les clochettes avaient un but pratique: elles permettaient de retrouver les bêtes égarées, perdues dans le brouillard; elles préservaient le bétail, au dire des gens, d'influences néfastes, de la morsure des vipères, par exemple.

On pourrait s'attendre à ce que les deux types de clochettes soient nettement distincts dans la terminologie patoise. C'est ordinairement le cas, mais on trouve fréquemment le même nom donné aux deux types, et même des contradictions entre dialectes. J'en citerai des exemples dans la suite. La nomenclature facilite, jusqu'à un certain point, la reconstruction de l'histoire des clochettes dans nos vallées. Les termes propres désignant la clarine sont manifestement récents? : kanpan.na trahit par l'absence de palatalisation de son initiale (ka au lieu de tsa, tcha) sa provenance italienne; le mot clochette n'a guère

Le culte chrétien paraît aussi s'être servi primitivement de clochettes à main, en fer forgé, avant d'avoir adopté les cloches d'églises. Voir L. Morillot, Etude sur l'emploi des clochettes chez les anciens et depuis le triomphe du christianisme. Dijon, 1888, cité par H. Schuchardt, Rom. Etymologien, II, p. 10.

2 Le mot français clarine ne marque-t-il pas aussi le progrès d'un bruit sourd à un son clair?

pénétré dans les Alpes vaudoises ni en Valais. D'autre part, le bourdon a reçu des noms peut-être ironiques (toupin, potè) datant probablement du temps où la clarine fut introduite (XVIIe siècle ou auparavant). Le bourdon a plus souvent donné lieu à des emplois métaphoriques que la forme cloche (voir plus loin).

Une étude d'ensemble des noms de clochettes dans les langues romanes manque encore, mais C. Nigra a touché à la question en étudiant ceux des colliers des ruminants1.

Après ce préambule, que j'ai cru nécessaire pour élucider le côté matériel du problème, passons à l'étude des divers termes. Je les francise pour éviter la bigarrure phonétique des patois romands.

1. sonnail, s. m. (en patois sǝnó, chanó2, etc.), est le plus ancien mot, à mon avis, qu'on puisse atteindre. Il désigne encore le bourdon à Villeneuve et dans le Gros-de-Vaud; ailleurs (Vaud et Fribourg) un grelot, genre bourdon, porté par les chevaux ou par les veaux. Dans les Alpes vaudoises, on entend par là la clarine, la nouvelle clochette ayant gardé le vieux nom. Il remonte au latin sonaculum, du verbe sonare, donc proprement << instrument pour sonner ». Cf. dans nos patois battaculum > bató, « battant de cloche, appareil servant à battre la cloche ». Sonnail aura dénommé à l'origine toute espèce de sonnette. En dehors des deux cantons cités, il est inconnu.

2. sonnaille, ancien neutre pluriel collectif, devenu un féminin singulier 3, s'est conservé un peu partout comme terme général pour toutes les sortes de clochettes (pat. sənalyə, chənada, Alpes vaudoises, etc.). En particulier, il a la valeur de (gros) bourdon, dans tous les cantons sauf Berne. Métaphoriquement, il signifie « goître ». Les Vaudois disent par plaisanterie qu'en Valais on porte la sonnaille toute l'année, par allu

1 Nomi romanzi del collare degli animali da pascolo, dans Zeitschrift f. rom. Phil., XXVII, 1903, p. 129-136, avec illustrations.

? Francisé sous la forme incorrecte de sonneau dans le Pays d'Enhaut. 3 Comme en français ferraille, feuille, etc.

sion aux crétins. En Valais, on a les locutions: « tu as une voix de sonnaille », c'est-à-dire rauque, ou « tu as une bonne sonnaille», pour une bonne place, une haute fonction.

3-7. Avec le même radical, on a formé les diminutifs sonnaillet, sonnaillette et sonnaillon, et les mots sonnailler, « sonner », sonnaillée ou sonnaillère, « porteuse de clochette. Les expressions sonnet et sonnette, qui rappellent davantage le français, sont propres au canton de Berne, où elles signifient de petites clochettes, ordinairement longues et étroites, non arrondies.

8. toupin est exclusivement une appellation du bourdon (Vaud et Genève), sens dépréciatif; en Valais, où le mot est importé, il ne s'emploie guère que pour une clochette fêlée ou trop petite, etc. Toupin et, plus fréquemment, toupine, signifient habituellement: pot de terre, où l'on conserve, par exemple, du beurre. Au figuré, toupin veut dire: niais, lourdaud. On dit aussi : sourd comme un toupin. L'ensemble des langues romanes fait voir que le sens primitif est celui de pot et nous renvoie à l'allemand Topf, malgré les objections formulées par MM. Mackel et Nigra (voir Romania, XXVI, 560). Dans nos patois, le mot pot signifiait aussi marmite. Le bourdon lui ressemble par sa forme ventrue.

9. toupǝnè, dim. du précédent.

10. potè (Vaud, Fribourg), plus petit que le toupin1, même genre; signifie bourdon en général dans les cantons de Neuchâtel et de Berne. On parle dans les Montagnes neuchâteloises des « potets du Valais », mais, dans ce dernier canton, le mot n'est pas connu, seulement la chose. L'origine est claire et confirme l'étymologie qui précède.

11. La tape (pat. tapa, Vaud et Genève), est une variété aplatie ou carrée (Vallée de Joux) du bourdon. Comparez l'expression Chlopfe de la Suisse allemande et le provençal moderne clapo. Est-ce un mot enfantin ou est-ce un écho d'un

1 C'est-à-dire que la sonnuille à Fribourg.

appareil très primitif, en bois, disparu depuis longtemps? L'étude des clochettes ou de leurs remplaçants chez des peuples moins civilisés, slaves par exemple, nous apprendrait peut-être quelque chose là-dessus (fig. 5).

12. carrée, autre nom pour le même objet (Vallée de Joux, Vallorbe)1.

13. cloche ne se dit que dans le canton de Berne, pour la clarine; clochette s'y emploie pour des sonnettes de petit calibre ou grelots. La répartition des termes allemands Glocke et Glöcklein est la même. On néglige la différence de 1 à plusieurs milliers de kilos, mais on note la petite distance de 1 kg. à quelques cents grammes. Les autres cantons, excepté Genève, le Valais et les Alpes vaudoises, disent:

14. clochette (pat. Xlyòtsèta, tyæetchta, etc.). Pour l'étymologie de ce mot, qui nous vient de France, je renvoie à l'admirable travail de M. H. Schuchardt, Rom. Etym., II. Vienne, 1899.

15. campane appartient surtout au Valais, où il caractérise le type clarine. Il existe aussi dans les Alpes vaudoises et à Genève. Fribourg, Neuchâtel et Berne désignent par là le gros bourdon (Val-de-Travers kanpén', Berne tyinpin.n'). En comparant le mot aux résultats phonétiques du latin campus>tsan, tchan, tchin on remarque que campane est un mot importé chez nous. Son ancienne patrie est la Campanie 2. L'Italie nous l'a donné il y a très longtemps. Le fait est démontré par sa grande diffusion 3, et certains emplois figurés: sotte fille (Valais), personne bavarde (Berne), etc.

16. campanette, dim. du précédent.

17. campanin, de même; campanarde, campanière, «porteuse de clochette ».

1 Prov. mod. queirado, voir le travail cité de Nigra, p. 135, no 8. * Voir Schuchardt, op. cit., p. 10.

Il n'est pas exclu que Berne, par exemple, ait reçu le mot de France, où il s'est rapidement acclimaté et où il a pris des significations diverses.

On voit que, par sa force vitale, campane est devenu le concurrent le plus redoutable du terme indigène sonnail.

18. campagnard (Vallée de Joux) tient, par sa forme légèrement arrondie (fig. 6), le milieu entre le toupin et la tapa. Au point de vue étymologique, ce mot offre une curieuse contamination des thèmes campane et campagne.

Les mots suivants, d'usage local, me sont en grande partie obscurs, quant à leur provenance. 19-22. tarkyé ou tèrtyé, << bourdon, mauvaise sonnaille », au fig. << femme bavarde » (Villeneuve); tarkach' (Vernamiège, Valais), tèrkasė (Leysin), << mauvaise clochette »; tarkachon1, « clochette fêlée », forment probablement une famille avec kyèrkan, < clochette fêlée» (Vallée de Joux)2, «bourdon de moyenne grosseur » (Fribourg). J'y vois le mot carcan, du moins dans le dernier nommé. Le mot devait désigner à l'origine non la cloche, mais le collier. 23. targalèt' (Lens, Valais), « clochette », doit en être séparé. 24. bòtò̟ouk, s. m., vieille clochette (Vernamiège). 25. bòk də sò3 et 26. kətò1 (Granges-de-Vesin, Fribourg), type bourdon. 27. kèbè (Cerneux-Péquignot), clochette, litt. réduit obscur5. 28. barlatay, clochette ovale, longue et évasée (Leysin6, fig. 7).

Plusieurs expressions déterminent le lieu de fabrication: 29. bagnarde (Leysin); 30. tsamouni (Charmey, Frib.). 31. tiróla, grosse sonnette sphérique des harnais de chevaux (Fribourg).

C'est sur le gros bourdon, remarquable par son extravagance, que s'exercent surtout les facultés créatrices du langage. On l'appelle d'après sa forme: 32. péla, c'est-à-dire marmite, à Leysin, 33. tsœudèron, « chaudron » (Sembrancher, Valais);

1 Vuillerens, Vaud : carcasson, très petit bourdon.

2 Désigne un objet quelconque en métal rendant un son sourd, et, par extension, diverses choses vieilles.

3 bouc de ?

4 Probablement onomatopée.

5 De la même famille que ca(m)buse, ca(r)bole, caborgne, etc.

6 Proprement marchand ambulant.

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