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poèmes allemands du Rosengarten, qui remontent à la fin du treizième siècle et qui ont donné lieu, au quatorzième, à des représentations publiques 13, un baiser et une rose sont, comme dans le Château d'Amour fribourgeois, la récompense des heureux vainqueurs. L'authenticité de maint autre trait se prouve semblablement par la comparaison avec d'autres documents qui n'ont pu être connus du doyen Bridel qu'en partie. Mais ce diable d'homme s'entendait à merveille à combiner, pour les adapter à ses fins, des éléments de toute sorte et de toute provenance; il savait, si j'ose me servir d'une métaphore un peu triviale, accommoder au goût du jour et à la sauce helvétique des mets. étrangers ou surannés. Bien habile donc qui pourrait discerner, dans son article de 1807, ce qu'il doit à une tradition aujourd'hui perdue et ce qu'il a tiré de son propre fonds, de ses vastes lectures et de sa riante imagination!

Le jeudi 7 mai 1857, lisons-nous dans les Souvenirs du baron de Hübner, ambassadeur d'Autriche à Paris sous le second empire 14, « par un temps délicieux », la cour, à Villeneuve-l'Etang, faisait fête au grand-duc Constantin de Russie. On était au lendemain de la guerre de Crimée; mais les belligérants étaient si bien réconciliés que, trois jours auparavant, dans un dîner à l'ambassade russe, le grandduc avait porté un toast « aux vainqueurs de l'Alma et de Sébastopol.» A la partie de campagne impériale, il y eut un déjeuner sous la tente, des courses sur l'eau et des jeux sur l'herbe. On simula la prise du Mamelon vert, la principale position d'approche du siège de Sébastopol. « Le mamelon, notait Hübner, défendu par l'Impératrice et les dames... Les hommes, l'Empereur à la tête, montaient à l'assaut. C'était un peu trop gai et trop intime pour l'occa

sion.» Simple caprice de gens qui s'amusent, ou vague réminiscence du siège du Château d'Amour? Qui sait si quelque écho n'en était pas parvenu dans cette cour où brillait l'érudit et spirituel Mérimée? N'en eût-on pas su davantage, l'on ne pouvait ignorer en France ni l'un ni l'autre des deux articles du doyen Bridel, reproduits en 1817 au tome Ier des Mémoires de la Société royale des anti; quaires 15.

Le terme de carrousel a désigné, comme l'on sait, d'élégants tournois de parade, des sortes de ballets militaires, qui furent, au seizième et au dix-septième siècles, un des divertissements préférés des cours européennes. Dans l'un de ces carrousels, exécuté au printemps de 1581 par quelques gentilshommes de la cour d'Angleterre en l'honneur des ambassadeurs français venus à Londres pour négocier le mariage du duc d'Anjou avec la reine Elisabeth, il me semble que l'on ne saurait méconnaître une ingénieuse variation sur le thème, probablement traditionnel, du siège du Château d'Amour. Les Chroniques contemporaines de Holinshed en offrent un récit très circonstancié 16, et Schiller l'a brillamment décrit, par la bouche du comte de Kent, au commencement du deuxième acte de Marie Stuart.

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A ce que nous apprend le chroniqueur anglais, la galerie située à l'extrémité de la lice adjacente au palais de Whitehall fut désignée, « et non sans raison,» puisque la reine y devait prendre place, comme « le château ou la forteresse de Parfaite Beauté. » Quatre poursuivants, intitulés les. nourrissons de Désir, revendiquaient le château comme leur possession par droit héréditaire et jurèrent, si l'on contestait ce droit et que l'on prétendît les exclure de leur patrimoine, de vaincre et de soumettre par la force quiconque ferait mine de leur résister. Le 16 avril, comme la

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reine sortait de sa chapelle, un cartel lui fut porté par un page, vêtu de rouge et de blanc, qui proclama que, le vingt du mois, les quatre poursuivants viendraient assiéger « la fatale forteresse ». Pour des motifs d'urgence, la fête fut successivement remise au 1er et au 8 mai, et, en fin de compte, elle n'eut lieu que le lundi de la Pentecôte. Les assiégeants avaient fait construire une machine roulante en bois, «<couverte de toile et si excellemment peinte à l'extérieur qu'il semblait que ce fût de la terre véritable. » Au sommet de cette espèce de « tranchée mobile » étaient placés << deux canons de bois, si bien coloriés qu'on aurait cru voir deux jolies pièces de campagne à l'ordonnance. » Tout auprès se tenaient deux servants vêtus de taffetas cramoisi, chacun muni de son gabion. Un porte-enseigne, vêtu de la même façon que les canonniers, déployait un drapeau. A l'intérieur de la tranchée étaient habilement disposés divers instruments de musique. On fit avancer cette machine aussi près que possible de la reine. Lorsqu'elle fut arrêtée, la musique joua ses plus beaux airs, et un jeune garçon lança le défi, en chantant au son des instruments:

Cédez, cédez, oh! cédez, vous qui défendez ce château
assis dans les champs de l'honneur sans tache.

A la force de Désir aucune force ne peut résister.
Donc, cédez, cédez au désir de Désir.

Cédez, cédez, oh! cédez. Il est temps de vous rendre, avant que l'assaut commence. Oh! cédez, cédez.

Un autre jeune garçon, se tournant vers les assiégeants, chanta l'appel aux armes. On fit feu des deux canons, chargés l'un de poudre odoriférante et l'autre d'eau parfumée : le bruit de la décharge était rendu par « un excellent concert de musique à l'intérieur de la tranchée. » On amena de

jolies échelles pour l'escalade, et les gens de pied jetèrent contre les murailles des fleurs et des bouquets, avec des devises appropriées à la circonstance. L'attaque dura jusqu'à ce que parurent dans la lice, en grande pompe, les tenants du château de Parfaite Beauté. Alors s'engagèrent les joutes, qui se prolongèrent pendant deux jours et que le chroniqueur compare aux batailles des Grecs et des Troyens. Cet élégant tournoi se termina, comme il convenait en l'occurrence, non par la prise du château, mais par la défaite et l'humble soumission des nourrissons de Désir.

Un auteur français du dix-septième siècle, Vulson de la Colombière, qui a décrit un grand nombre de beaux carrousels dans Le vray theatre d'honneur et de chevalerie, publié à Paris en 1648, ne paraît pas connaître le Château d'Amour. Mais il mentionne, dans un passage qui vaut la peine d'être cité, l'usage qu'on faisait des parfums dans ces tournois à plaisance 17:

<«< Nous avons, dit-il, plusieurs autres Autheurs Allemans, Espagnols et Anglois qui ont décrit divers Tournois, Jeux de cannes, combats de Taureaux, et autres jeux et scaramouches qui se faisoient avec des balles ou pots de terre fort legers, remplis d'eau de senteur ou de poudres odoriferantes, lesquels l'on jettoit les uns contre les autres par galanterie, l'attaque et la charge qui se faisoit de la sorte estant tres plaisante. Le Dictionaire Toscan nomme ces balles de terre, Caroselle, d'où quelques-uns croyent qu'est venu le nom de Carrosel... » Rappelant une fête célébrée à Turin en 1608: « nous avons parlé, continue-t-il, d'un semblable combat qui se fit avec des œufs pleins d'eau de senteur; l'on en jettoit aussi par galanterie sur les Eschaffauts ou autres lieux où estoient rangées les principales Dames... Ces pots de terre ou œufs qui estoient destinez à

estre jettez aux Dames, estans attachez avec les plus beaux rubans ou galands qu'on pouvoit trouver, sur lesquels le nom et la devise des Chevaliers qui les jettoient estoient escrits en lettres d'or. Et pour donner un contentement entier, et faire la galanterie parfaite, les Dames ne trouveront pas mauvais que je conseille aux Cavaliers qui voudront imiter toutes ces agreables magnificences, de leur envoyer encore plusieurs confitures par leurs Escuyers, et par leurs Pages, afin que tous leurs sens jouissent à souhait de ce qui est le plus capable de les charmer. »>

Au quinzième siècle, au quatorzième principalement, et même dès la fin du treizième, le siège du Château d'Amour est un des sujets que les maîtres ivoiriers ont traité avec prédilection sur des coffrets ou au revers de ces miroirs. métalliques dont se contentait la coquetterie du bon vieux temps. On connaît dans les collections publiques ou privées. de presque tous les pays d'Europe une vingtaine d'ivoires, la plupart de provenance française, qui représentent quelque épisode de ce siège galant 18. « Des chevaliers armés de pied en cap et montés sur des chevaux caparaçonnés attaquent 19» la forteresse, que défendent les dames; «< des branches de roses à la main, elles tentent des sorties... et des roses sur leurs écus, des roses plein les machines de guerre qui en bombardent le château, les chevaliers tentent l'assaut par des échelles de corde 20 » ou « en se faisant la courte échelle 19. » Au pied des remparts, on distingue parfois « un homme d'armes qui remplit la cuiller d'un mangonneau de paquets de fleurs 21. » Ou bien, « sur la plus haute tour, l'Amour ailé, » couronne en tête, « plante des flèches dans le coeur de deux des jeunes femmes qui l'entourent 19. » L'issue ne saurait être douteuse. « La résistance est vive, sans doute, mais point désespérée; les chevaliers

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