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2. Le point de vue étymologique. Pour trouver l'origine d'un mot, il suffit quelquefois de jeter un coup d'œil sur les synonymes. Neuchâtel dit étantchi pour étendre le foin'. D'où vient ce mot? On a beau se creuser la tête pour chercher un rapport d'idée avec le mot français, étancher' dans ses acceptions diverses, étancher le sang, le tonneau, la soif, etc. ', on n'en trouve point. La liste des synonymes fournit d'un coup la solution du problème: le même canton de Neuchâtel emploie en outre pour la même action le terme français, étendre' et le terme romand, épancher'. Quoi de plus naturel que de supposer un croisement, dont le résultat sera forcément étantchi ou bien épandr1? Il y a longtemps qu'on connaît ce procédé de la langue sous le nom scientifique de contamination'. Ce qu'on connaît moins, c'est l'extraordinaire fréquence de ce phénomène. La synonymie patoise est appelée à la démontrer. Voici quelques exemples, choisis au hasard, qu'il serait facile de multiplier.

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Une des contaminations les plus curieuses, c'est le mot étranglè qu'a donné un correspondant valaisan pour, touriste', sans doute un produit comique de, étranger' et de anglais', qu'on emploie fréquemment comme synonyme de touriste '*. Rattachons à ce mot l'expression rǝdinglés (Vd),, redingote', où le mot français s'est combiné avec le terme, anglaise ', également en usage pour la même pièce d'habillement. — Gronder', (en parlant du tonnerre) se dit brondǝna (Vd), qui s'explique aisément par une influence réciproque de gronda et de bordena (bourdonner). De même balufra, manger goulument (F) par un croisement de la première moitié de bafra

1 Mot qui existe réellement dans le Jura bernois, mais qui continue sans doute le latin expandere, anc. fr. espandre.

2 Cfr. une remarque intéressante à ce sujet que fait M. Puscariu dans la Zeitschrift für romanische Philologie (1913), XXXVII, p. 101.

3 Peut-être y a-t-il dans ce mot quelque rancune cachée qui aurait fait dire à un paysan ennuyé par des touristes, il faudrait les étrangler, ces sacrés Anglais'.

(= bâfrer) et de la seconde partie de galufra, également employés dans les patois fribourgeois. Par un procédé analogue, on peut voir dans sagrula, secouer, rosser qn.' (Vd Chenit) une forme composée de la première syllabe de sakaore

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secouer' et du verbe romand grula, secouer un arbre'.

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Nous faisons suivre ces verbes de quelques substantifs. Précipice' se croise avec son équivalent patois dérupito m. (Vd) pour donner dérupis f. (Vd). Parmi les termes usités pour désigner la guêtre, on trouve au Cerneux-Péquignot (N) la forme gerotcha f., qui paraît être le produit de garóda (N) et de gamotch (B) avec le changement de a en e fréquent devant r.

Plusieurs villages du Jura bernois disent ankrǝtoǝr f. pour , encrier', c'est le mot écritoire (souvent employé au sens d', encrier') avec l'initiale de encrier. Pourquoi Sassel (Vd) appelle-t-il la verge vyoula? C'est parce que la verge se fabrique avec les ramilles de bouleau, en patois byoula, mot dont l'initiale se modifia sous l'influence de verdza.

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Souvent la contamination ne frappe que la partie suffixale du mot. Pour se mouiller les robes jusqu'aux genoux' Fribourg dit entre autres: margotā et gargalā, de là par changement de suffixe la nouvelle forme margalā. Au lieu de amidonner'le Jura bernois dit an-midnè, sans doute à cause de anpajè, empeser'; de même dans les Alpes vaudoises in-midanā sous l'influence de inpeza, empeser'.

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Quelquefois, l'influence du synonyme se réduit à un son ou à un groupe de sons. Notre correspondant de Pailly (Vd) a noté la forme nyoblyou m. nuage', sans doute le résultat d'un croisement entre nublyo m., forme très répandue, et nyola f., terme courant pour, nuage'.

Jusqu'ici il était toujours question de véritables synonymes. Il arrive aussi que tel mot subit une altération phonétique sous l'influence d'associations d'idées plus lointaines. Si par exemple certains villages vaudois disent brintalè au lieu de brǝtalè bretelles', il me paraît évident qu'il en faut chercher la cause dans brinta, vase bien connu à transporter le raisin, le lait,

etc., que le vigneron ou le laitier porte au dos à l'aide de larges courroies de cuir appelées, bretelles';, brente' et bretelles formant de fait un tout organique, les termes désignant l'une ou l'autre partie sont sujets à se confondre. A côté de

la forme courante lapin on trouve assez souvent la forme avec I mouillée, lyapin, dont l'initiale remonte probablement à lyapa crier comme un lapin', mot répandu jusqu'au Jura bernois (yèpè).

On voit par ces deux derniers exemples l'avantage que présente sur l'ordre alphabétique des dictionnaires de synonymes notre groupement par ordre d'idée.

Le point de vue morphologique. Sans comprendre tous les dérivés d'un mot, nos tableaux, groupant les synonymes par famille étymologique, démontrent à l'évidence, à quiconque aurait besoin de s'en convaincre, la supériorité des patois sur la langue littéraire en matière de dérivation. Sous ce rapport, les suppositions qui paraissaient hardies au linguiste. expérimenté se trouvent réalisées.

S'il est superflu d'insister sur ce point, il sera utile d'appeler l'attention sur un autre problème de la morphologie, celui du genre. J'ai essayé de montrer dans un récent travail1 que dans une large mesure les mots d'emprunt doivent leur genre à leur équivalent dans les patois du pays emprunteur. Ainsi pourquoi le mot allemand die Grube, passant dans les patois valaisans et vaudois, sous la forme grabo, prend-il la forme et le genre masculin? Rien n'aurait empêché une forme *græba f. de se produire. C'est que le mot allemand désignait sur territoire français exclusivement la place du feu dans un chalet et que cette place s'appelait foyi m. ou foyidzo m. dans les mêmes patois. Le même radical allemand présente le cas inverse, dans le mot der Schorgraben, qui désigne la rigole à purin dans une écurie. Ici le mot devient féminin: lä cholgrab (B),

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1 Die alemannischen Lehnwörter in den Mundarten der französischen Schweiz. Strassburg, Trübner, 1914, p. 80 ss.

évidemment parce que les mots patois correspondants rigole et raie sont du genre féminin. L'allemand suisse gatter, mot masculin ou neutre, passe au genre féminin lä gatr (B) à cause des nombreux synonymes, tous féminins: porte, delèz, bäliaj; claie, grille. L'idée de boue se rend dans le Jura bernois par bourbe f. et par truaz f., auxquels s'ajoute quelquefois le mot trek, employé toujours comme substantif féminin, contrairement au genre allemand.

Et qui ne reconnaîtrait pas l'analogie frappante qui existe entre battre la firobe (en allemand der Feierabend) et battre la retraite? Mais quelle que soit la valeur de cette théorie, acceptée par les uns, mise en doute par les autres, il n'en est pas moins certain qu'il n'aurait été possible ni de la soutenir ni de la combattre sans le secours de notre répertoire de synonymes.

Il va sans dire que nos tableaux rendront de précieux services à bien d'autres points de vue que ceux que nous avons développés ici; notamment les études de géographie linguistique, les recherches sur la vitalité du patois, sur l'invasion des mots français, etc., en tireront grand profit.

Dans quel ordre fallait-il présenter au lecteur les termes synonymes souvent bien nombreux? Il nous a paru naturel de réunir d'abord les dérivés du même radical (aryau, aryare), les mots du même groupement étymologique étant toujours séparés par une virgule. Dans la suite, nous avons pris soin de classer les termes (mots ou groupes étymologiques de mots) d'après leur fréquence géographique. D'abord :

1o les termes intercantonaux, répandus dans tous les cantons ou plusieurs d'entre eux, énumérés dans l'ordre adopté par le Glossaire: Vd, V, G, F, N, B., le terme le plus fréquent en tête. Cet ordre ne sera modifié que lorsqu'un mot est sensiblement mieux attesté pour un canton que pour un autre, ainsi bogan, trou' (V, Vd) signifie que ce mot est bien plus

valaisan que vaudois. L'indication cantonale est supprimée dans les cas où elle aurait un caractère de fortuité; ainsi surtout pour des expressions qui peuvent se dire un peu partout, v. par exemple les synonymes pour aller se coucher' ou pour ronfler'. - Dans la série intercantonale, le sigle cantonal ne s'applique toujours qu'au mot qui le précède immédiatement. Ensuite:

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2o les termes cantonaux, répandus dans un seul canton. Le premier tiret annonce le commencement des termes cantonaux. Tous les termes d'un canton sont également séparés par un tiret. Le nom du canton précède ici l'énumération des termes. Quant à la forme du mot, nous avons choisi celle qui dans le Glossaire servira d'en-tête. On trouvera donc la forme française du terme patois toutes les fois qu'elle existe, d'après le système adopté par la Rédaction. (v. Rapport 1912, p. 4 ss). Ainsi nous écrivons: jour, nuit, pour résumer en une forme toutes les variantes patoises: dzo, dzoua, dzor, dza, djouè, etc., et né, net, nek, nüè, nở, etc. Les mots exclusivement patois sont toujours imprimés en italiques.

Pour conclure notre avertissement, nous prions le lecteur, qui parcourant ces longues listes de mots désirerait être renseigné sur telle ou telle expression, de prendre patience: chacun de ces mots sera dûment précisé, commenté et expliqué dans les articles du Glossaire; pour le moment, nous ne tenions qu'à faire connaître son existence en nous plaçant au point de vue des moyens d'expression dont disposent nos patois.

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