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L'AGGLUTINATION DE L'ARTICLE

DANS LES MOTS PATOIS

(Suite et fin.)

3. Type: le zoiseau.

Tout le monde écrit « entre quatre yeux » et prononce entre quatre-z-yeux, » en dépit de l'orthographe; c'est une des rares concessions que l'Académie française a bien voulu faire à la langue parlée. D'où vient ce z illégitime? C'est que le pluriel de « œil ne s'entend guère que dans la liaison: les yeux, des yeux, aux yeux, mes yeux; tes yeux, etc., deux yeux, de beaux yeux, etc., de là la forme « zyeux qui se grave dans notre mémoire phonétique. Ne sommes-nous pas tentés de demander à un enfant : « Combien d'-z-yeux as-tu?» au lieu de combien d'yeux as-tu? Ecoutez les enfants eux-mêmes qui vous parlent d'un zoiseau, d'un zhanneton, d'un zenfant, d'un zanimaux; ils ont tort certainement, mais ils nous révèlent une tendance de la langue qui a modifié plus d'un mot patois. Le français créole ne connaît que les formes agglutinées, il dit au singulier: li zie, li zozeau, li zanimaux. Dans les patois romands, cette tendance a affecté les mots: œil, œuf, oie et iga, ‘jument'.

1. ja, s. m., sing. et plur. pour « œil. » C'est la seule forme agglutinée de cette espèce qui ait fait disparaître complètement la forme légitime dans certaines régions. Elle se rencontre surtout dans le Valais où la forme zouè l'emporte de beaucoup sur ouè, qui ne se trouve que dans quelques patois isolés. Fribourg, dans sa partie méridionale, notamment dans les districts de la Gruyère et de la Veveyse, dit de préférence: yè; cepen

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dant le Vully, le district du Lac et la Broye présentent ja ou jè. La limite est formée à peu près par la ligne de chemin de fer Lausanne-Fribourg. Le Jura vaudois semble préférer ja, jé; pour œil-de-bœuf' (ouverture dans la grange), Sainte-Croix dit toujours jē-dé-bu. En général, le canton de Vaud offre la forme ja ou jè, excepté la partie qui touche au canton de Neuchâtel (Bullet: ay, Provence: u), les Alpes vaudoises et la plaine du Rhône où nous voyons dominer les formes non agglutinées: yé, uè, u. Dans l'ouest du canton la lutte entre les formes agglutinées et non agglutinées n'est pas terminée: on y rencontre ouè à côté de jouè.

Tel est également le cas du canton de Genève où l'on trouve zouè, joué à côté des formes plus répandues: sing. nyuè (avec agglutination d'une partie de l'article indéfini on), plur. jouè.

Les cantons de Neuchâtel (ou, ou, u, ulyou, ulyo, you, aly') et de Berne (@y, άy, éy) ne connaissent absolument que les formes légitimes.

2. zao, s. m., pour 'œuf' m'est attesté pour Forel et pour Oron. On y dit: bayi on zao pòr avay on bao, ' donner un œuf pour avoir un bœuf’.

3. zouya, s. f., pour 'oie,' se rencontre dans le patois d'Hérémence (Valais) 1.

4. ziga, s. f., vieille jument, dans la vallée de Joux, pour iġa, descendant régulier du latin equa, ' jument' (cf. le provençal egua, ancien français ive, etc.)

Ajoutons à ces quatre cas d'agglutination plutôt accidentelle un vieux mot valaisan où la trace de l'article n'a été révélée que par l'investigation étymologique :

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5. frimisé, s. f. pl., prémices' dans le val d'Annivier 2.

1 Voir de Lavallaz, Essai sur le patois d'Hérémence, p. 70, 171. On devrait avoir lè-jouya comme on a lè-j-infan; le z semble importé d'un autre patois.

2 Ces prémices consistent en fromages que les Anniviards présentent solennellement à l'église un dimanche de septembre. Voir Romania, XXV, p. 437.

Comment expliquer la présence de cet ƒ à la place du p qu'on attendrait? M. Gilliéron nous rappelle que l'f de ce patois provient quelquefois de sp latin; ainsi spina, épine, donne éƒɔna, spissus, épais, devient èfè, et il dérive, très ingénieusement, notre frimisé de illas primitias, où l's du pronom-article s'est soudé de très bonne heure à la consonne initiale du deuxième mot qui était toujours employé au pluriel. Reste une difficulté à résoudre spina donnant épana, sprimitias a dû passer par éfrimisé. Il faut supposer que dans cette forme l'e initial a été retranché par confusion avec l'article pluriel lé, de là la forme actuelle frimisé.

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4. Type: le nabit.

Les cas de ce genre sont rares dans nos patois. On en trouve par contre de nombreux exemples dans les patois de la Belgique ainsi que dans ceux de la Suisse allemande, où l'on entend fréquemment dire: dr nacht pour dr acht (le huitième '), dr näti pour dr äti1 ('le père '). Ainsi nous avons :

1. nirèson, de on-n-irèson (un hérisson), à Blonay (Odin, Phonologie, p. 153). Le hasard veut que le même mot présente une forme agglutinée à Mons (Belgique).

2. nòrtsə, s. f., mauvais génie, sorcière, diable. Bridel a tiré ce mot curieux, non sans réserve, de norne, nom de déesses scandinaves qui correspondent aux Parques des anciens. C'est pure fantaisie; cette explication est aussi inadmissible que celle qui dérive vodě, nom du diable, du dieu germanique Wuodan?. Si de pareils rapprochements étaient pardonnables à l'époque de Bridel, ils le sont déjà beaucoup moins en 1903, année qui a vu paraître l'Histoire du canton de Vaud, par Maillefer, où

1 Comp. le français nombril pour ombril, de umbiliculum, où l'n peut s'expliquer par agglutination et par dissimilation, Tombril, puis le lombril le nombril.

* Pour la vraie origine du mot vódè, voir E. Muret, Archives suisses des traditions populaires, II, p. 180 ss.

ces étymologies germaniques sont citées à la page 76 comme traces des Burgondes dans nos patois.

Je m'explique le mot nòrtsa de la façon suivante le latin Orcus, nom du dieu des enfers, est devenu dans les langues romanes un appellatif dont le sens varie, mais qui désigne partout un être à la fois imaginaire et redoutable1. Grâce à ce sens flottant, le peuple se représentant cet être qu'il n'a jamais vu, tantôt sous forme d'un homme, tantôt sous forme d'une femme, on a donné à orcus un féminin, orca, qui est devenu régulièrement òrtsa dans le patois vaudois, puis, par agglutination de l'article indéfini, nòrtsə. On a dû dire souvent t'é on-nòrtsə, ou l'a rizu kəmin on-n-òrtsə, ' il a ri comme une sorcière'. Si le substantif nòrtsa tend à disparaître avec l'idée peu moderne, le verbe in-nòrtsi, ensorceler, endiabler, faire enrager est encore bien vivant dans le patois. On pourrait aussi songer à dériver le n de notre nòrtsa de ce verbe. On aurait eu d'abord òrtsə, puis innòrtsi, enfin, le mot simple modifié par le dérivé: nòrtsa. La première explication a l'avantage d'être appuyée par de nombreux cas analogues.

III

Nous n'avons vu jusqu'à présent qu'un côté de notre phénomène linguistique. Dans tous les exemples traités le corps du substantif en question est augmenté d'un son provenant de l'article, soit défini, soit indéfini. Il nous reste à examiner le procédé inverse. Puisqu'on se fait si facilement des idées fausses sur la vraie forme du substantif combiné avec l'article, il serait étonnant si cela arrivait toujours au profit du substantif et

En Italie, orco, fort répandu dans les dialectes, signifie

croque-mitaine, fantôme, épouvantail. » L'orco est le person

nage typique des contes de fée; comp. ogre en français; en Espagne, uerco désigne l'enfer (sens latin) et le diable. La femme de l'orco italien s'appelle orchessa. Notre féminin orca est peutêtre né sous l'influence d'un autre mot orca qui en latin et en italien signifie une espèce de gros dauphin, « hétérodon ou épaulard.

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