Page images
PDF
EPUB

LES PARTIES DU VISAGE

DANS LES LOCUTIONS POPULAIRES DE LA GRUYÈRE

On a souvent dit qu'une langue ne se compose pas de mots, mais de phrases dont les éléments gisent en partie tout faits dans notre mémoire, prêts à donner une forme aux pensées multiples qui traversent journellement notre esprit. L'originalité d'un parler ne consiste pas seulement dans l'emploi de certaines formes caractéristiques, de certains mots restreints à un petit territoire, mais encore dans la façon dont les mots usuels se combinent en tours de phrases, pour revêtir une nuance de la pensée. Les mots sont les matériaux bruts qui ne prennent vie que dans le corps de la phrase. Comme le Glossaire a pour but de refléter aussi complètement que possible la langue d'autrefois du pays romand, c'est-à-dire la forme de sa pensée, nous ne saurions assez recommander à nos collaborateurs de bien envisager sous tous leurs aspects et dans leurs multiples combinaisons les mots qui constituent le vocabulaire patois.

Pour donner une idée de la variété de sens et d'emplois des mots les plus communs, nous extrairons de la riche collection de locutions gruyériennes composée pour le Glossaire par M. Louis Ruffieux celles qui renferment les noms des diverses parties du visage.

Nous laisserons de côté les nombreuses locutions communes à la langue littéraire et au patois et nous ne citerons que celles qui paraissent intéressantes à un titre quelconque. Remarquons toutefois que plusieurs locutions françaises se retrouvent en patois avec une signification un peu détournée, avec une

nuance spéciale, comme avi bon nå, « avoir bon nez, » qu'on emploie aussi dans un sens ironique: t'å bon nổ đè vini chế, << tu as bon nez de venir ici, » = = tu viens inutilement; chè fér' tari pè l'òròlya, « se faire tirer par l'oreille, » = se faire désirer. Quelquefois un mot changé d'une locution française imprime un caractère propre à la locution patoise, comme dans trér' di gró-j-yè, << sortir de gros yeux, » etc. Une variante d'une locution établit souvent une nuance assez délicate: n'a på dèchara lè bòtsè, « il n'a pas desserré les lèvres,» a le sens ordinaire de << il n'a rien dit,» tandis que n'a på dèchard lè pòtè, où l'on emploie le mot plus grossier, ajoute au sens indiqué « il n'a rien dit » la nuance et pour cause. >>

»=

Les locutions que nous énumérons démontrent les facultés d'observation du peuple qui les a créées, comme fér' di prèmè bòtsè, « faire des minces lèvres, paraître mécontent, fér' la gròba pòta, « faire la grosse lèvre,» bouder, etc. Mais elles sont surtout dues à la généralisation de certaines situations ou à un simple jeu de l'imagination. Sous ce rapport, ce sont les « » yeux, le miroir de l'âme, qui ont le plus donné lieu à la création de dictons, puis vient le nez, qui est si souvent l'objet de la raillerie, puis l'oreille, et enfin les lèvres et la bouche; les autres parties du visage ne se rencontrent guère dans les locutions caractéristiques du langage rustique.

Nous n'avons pas la prétention de donner pour gruyériennes des locutions répandues en partie dans toute la Suisse romande. et ailleurs. Les locutions voyagent vite, elles sont facilement traduites. J'ai été surpris de retrouver en patois fribourgeois. un assez grand nombre de locutions usitées dans le canton de Berne; ainsi le dicton bien connu mit ich ĝoust für d òougǝ est rendu en fribourgeois par rin lyè bon pò lè-j-yè, « il n'y a pas de remède pour les yeux. » Telle locution frappée au coin du bon sens a fait le tour du monde. Notre désignation de locutions gruyériennes n'indique donc que le lieu où elles ont été constatées, non leur origine.

[ocr errors]

L'ŒIL.

[ocr errors]

» = rien

Kan on-n-a mó i-j-yè i n fó lè tòtchi tyè avi lè-j-èrtè, << quand on a mal aux yeux, il ne faut les toucher qu'avec les orteils,> » = pas du tout; avi on tèvi dèvan lè-j-yè, « avoir une planche devant les yeux, » ne pas comprendre ses intérêts; avi lè-j-yè in-n-ètsarpa, « avoir les yeux en écharpe, : = même sens; avi l ka pri di-j-yè, « avoir le cœur près des yeux, » = pleurer facilement; in li chabrè tyè lè-j-yè po plyòra, il ne lui reste que les yeux pour pleurer, » il est dénué de tout; in m'a på balyi chin k pòri mè gravå din l'yè, « il ne m'a pas donné ce qui pourrait me gêner dans l'œil, donné; avi dou travó pè chu lè-j-yè, « avoir du travail pardessus les yeux ; » i chrè pò mè trér' lè-j-yè dè la tiða, « il serait pour me tirer les yeux de la tête,» très irrité; avi oun' yè k chè fò dè l'ótrò, « avoir un œil qui se fiche de l'autre, › = loucher; avi oun' yè k di mèrda a l'ótrò (variante grossière du dicton précédent); avi plyǝ gró-j-yè tyè gró vintro, « avoir [de] plus gros yeux que gros ventre,» avoir peu d'appétit; vari l' yè, « tourner l'œil, » = mourir ; i n'a på frè i-j-yè, « il n'a pas froid aux yeux, » c'est-à-dire les yeux enflammés, est amoureux, etc....

il

Le Nez.

N på chè léchi pacha la bouts' dèjò l nå, « ne pas se laisser passer le fétu de paille sous le nez, » = être susceptible; avi di mòtsè din l nå, « avoir des mouches dans le nez, » = être contrarié; on fts' nå, « un fiche-nez, » = un fureteur; avi chi pi de tera chu l nå, « avoir six pieds de terre sur le nez, » = être enterré; balyi chu l nå, = punir; avi chu 1 nå, = être puni; avil nå de bou fèrå dè hlyou, « avoir le nez de bois ferré de clous, > = trouver porte close (< visage de bois »); chè trér' I na pò fér' vèrgòny' a chè dzoutè,« se tirer le nez pour faire honte à ses joues, » être dupe de soi-même, etc....

[ocr errors]

L'OREILLE.

Prindr' la lèvra pè lè-j-òròlyè, « prendre le lièvre par les oreilles, saisir une occasion; tini l la pè lè-j-òròlyè, « tenir le loup par les oreilles,» être dans une position embarrassante; lè-j-òròlyè n gråvon på i-j-åno dè pòrtå lǝ bå, « les oreilles n'empêchent pas les ânes de porter le bât, › = même l'âne peut rendre des services; on-n-a djèmé jou yu oun' ano a kourtè-j-òròlyè, « on n'a jamais eu vu un âne à courtes oreilles, les sots sont toujours orgueilleux; lè-j-òròlyè mè chublyon, troupa mè chu l pi gótsò, « les oreilles me sifflent, marche-moi sur le pied gauche »; chri on ni dè ratè din l'òròlyǝ d'on tsa, « ce serait un nid de souris dans l'oreille d'un chat, c'est une chose impossible, etc....

[ocr errors]

LES LÈVRESs.

I n vou på ouja chè bòtsè dè prèyi, « il ne veut [= futur] pas user ses lèvres à prier »; fér' la pòta,

=

faire la moue; chin

lyè a cha pòta, « cela est à sa lèvre, » = cela lui convient, etc....

[ocr errors]

LA BOUCHE.

Balyi bouna bots', « donner bonne bouche, » faire espérer; balyi krouy' bots', le contraire; oura la bòts', = parler; oura la bòts' è nyon moadr', « ouvrir la bouche et ne mordre personne, » = bâiller; ch'òva l pan dè la bóts', « s'ôter le pain de la bouche, » = se faire déshériter; lyè kmin la gouna à Jou dè Brò, lya adil rir' a la bòts', » il est comme la truie à ceux de Broc, il a toujours le ris (riz) à la bouche, » (jeu de mots qui dénote la provenance française de ce dicton), etc....

L. GAUCHAT.

TEXTE

Sonnet.

(PATOIS DU CLOS DU DOUBS, JURA BERNOIS.)

Ya souè, i ō1 kakè an lè pouǝtch' d'mè tyάjinn' :
I sat d dǝchu mè sèl2 pò défròmè mè pourtch';
I tchouè kāzi a dō an vouèyin an lè linn',

Din stu ka s'èmouinnè, lə dyèl ou yün 5 d sè souǝtch'.

I ma rbòtè& bin vit, iy bèyè in bintcha.

Tyin él a bu in vouèr', è m' dyé: « èkout', pté-l-ann'";
Di moman k t mẻ bin rsyè, i n ta và p fir do mà ;
Dāk' i vin də l'anféyə, i n' sœ p' chǝ krouy' k'èl sann'.

I see an trin d' ròlè, dǝchu vòť pouǝr ptèt bōl',
Ma foèrin to pètchò8, pò l'ma n'étin djmè sõl9
Eranpyéchin l'anféya d tò sẻ ka n fin 10 ỉ là bin.

Min11, kman ta mê pyèju, it và dir s’ k è t fa fir
Pòt săvè də l'anféyə : pran inn' fann', nə bouè dyèr',
Bèy' è pouǝr, n' di d' ma d'nyün12, n'anvéy' p' s'kǝ n'ā p`lə tïn.

JULES SURDEZ.

TRADUCTION

Hier soir, j'entends frapper à la porte de ma cuisine,

Je saute de dessus ma chaise, pour ouvrir (défermer) ma porte; Je tombe presque à la renverse en voyant, à la lune (au clair de Dans celui qui << s'amenait », le diable ou un de sa sorte. [lune),

Je me remis bien vite, je lui donnai un petit banc (escabeau). Quand il eut bu un verre, il me dit : « Ecoute, petit homme, Puisque tu m'as bien reçu, je ne veux pas te faire de mal; Quoique je vienne de l'enfer, je ne suis pas si mauvais qu'il le [semble.

« PreviousContinue »