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pourront désormais y prendre part: ils complèteront nos matériaux, ils préciseront et développeront nos renseignements, ils nous signaleront les mots rares et curieux. A leur instigation, l'artisan, le chasseur, le pêcheur nous communiqueront ces termes originaux qu'ils sont presque seuls à connaître: en un mot chacun contribuera dans la mesure de ses forces à l'avancement de l'œuvre commune. C'est à ce prix seulement, par le concours de toutes les bonnes volontés, que nous pourrons espérer créer un ouvrage qui soit véritablement ce qu'il doit être : l'image fidèle et vivante de notre vieille civilisation romande, telle qu'elle se reflète, sous ses aspects si divers, dans une langue bientôt disparue.

Enfin nous n'oublierons pas que les patois de la Suisse française occupent une place d'honneur dans les recherches scientifiques consacrées aux dialectes gallo-romans. Par leur variété et leur originalité, ils offrent au philologue une mine inépuisable de renseignements précieux. Ce qui a été mis au jour jusqu'à présent est bien peu de chose en comparaison de tout ce qui reste encore à trouver. L'élaboration du Glossaire nous amènera tout naturellement à nous occuper de bien des problèmes, étymologiques ou autres. En les soumettant aux romanistes, en les invitant à en rechercher avec nous la solution, nous sommes certains de faire œuvre utile à la science et de rencontrer auprès de ses représentants un accueil favorable.

La Rédaction:

L. Gauchat, F. Jeanjaquet, E. Tappolet.

NOS PATOIS ROMANDS

Des civilisations diverses n'ont cessé, depuis les temps les plus reculés, de rouler leurs flots envahissants vers notre patrie: la civilisation latine, aujourd'hui italienne, a conquis et conquiert tous les jours par la domination de la pensée notre canton du Tessin, la civilisation gauloise, maintenant française, cherche à imposer aux cantons romands les goûts et, jusque dans ses moindres inflexions, le parler de Paris, la ville des villes, enfin la civilisation germanique ou allemande établit des rapports entre le cœur de la Suisse et les pays d'outre Rhin jusqu'aux pays scandinaves, les derniers au Nord où l'homme sent et pense. Les flots venant du Nord et du Sud se sont brisés contre les Alpes, barrière qu'ils n'ont jamais réussi à franchir définitivement. La chaîne du Jura a servi de contrefort à la population romande. L'invasion germanique. a fait halte non loin du pied de ces montagnes et des lacs de Bienne, Morat et Neuchâtel, formés par les eaux du Jura. Ce sont ainsi nos montagnes qui ont divisé nos ancêtres en leur donnant des langues si diverses. Mais les Alpes nous ont aussi unis. Grâce à une nature grandiose, mais stérile, il s'est formé sur les flancs des Alpes un peuple fort et guerrier d'agriculteurs et de pâtres. Bien qu'ils eussent de la peine à se comprendre, nos rudes ancêtres ont voulu avoir la même histoire, une histoire qui nous parle de nombreuses luttes pour l'indépendance dans le domaine

de la politique comme dans celui de l'esprit. Le fils des Alpes n'était pas fait pour être esclave!

La montagne explique ce contraste étrange du caractère à la fois national et cosmopolite des Suisses: les civilisations les plus différentes ont trouvé un écho dans nos vallées; la lutte incessante contre un sol ingrat a resserré les liens entre ces races différentes. Famille fière et paisible, dont les membres ne se ressemblent pas!

Aujourd'hui les temps ont bien changé! Les villes, qui étaient autrefois sous le joug de la campagne, exercent une tyrannie croissante. L'agriculture se retire devant l'industrie, le respect des Alpes diminue, on creuse des tunnels dans le roc le plus dur, on conduit un chemin de fer au sommet de la Jungfrau ! Les barrières tombent, les diverses influences se confondent, le caractère national s'efface.

L'histoire de nos patois romands a subi le contrecoup de l'histoire nationale. Une langue qui a servi pendant deux mille ans à exprimer les pensées d'un peuple montagnard s'éteint en soixante ans! On ne peut pas s'empêcher de frémir à l'idée qu'un travail de vingt siècles puisse se perdre en si peu de temps. Car une langue représente un travail de pensée énorme. Tandis que la langue littéraire craint plutôt le néologisme, le patois le favorise, en est une source abondante et intarissable. Au moyen d'un nombre relativement restreint de suffixes, le patois s'est constamment enrichi de nouveaux dérivés. L'interjection youp' donne naissance au verbe youpè (Jura bern.) lancer en l'air; le mot po (pot) engendre le diminutif potè, puis, le

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sens diminutif de ce dernier mot s'étant affaibli avec le temps, on a formé le mot pòtatchè, au moyen des. suffixes accus et ittus (pat. neuch.). De là on est arrivé à créer le mot pòtatchnòtè désignant un tout petit pot de rien du tout, mot formé à l'aide de quatre suffixes diminutifs, et qui donnerait, si on le traduisait en latin, la forme barbare: potacconottittus.1 Le sens d'un mot peut insensiblement se rétrécir ou s'élargir, le mot fan, de fames, cesse de signifier seulement la faim et prend dans les patois vaudois le sens plus général d'envie: l'ava prao fan dè la marya = il avait beaucoup envie de l'épouser (Favrat). On trouve des noms pour toutes sortes de choses, qui manquaient de désignation spéciale. Ainsi le gruyérien a trois mots différents pour désigner l'idée d'abri: èvri abri contre le vent, choda abri contre la pluie (de

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1 Le suffixe -ār (du latin -ator, curieux reste du nominatit) sert, par exemple en gruyérien, à désigner la personne qui exerce un certain métier. Grâce à ce moyen de dérivation celui qui fait les corbeilles s'appelle on krǝbilyār, le coutelier: on koutalar, l'émouleur la mòlār; ainsi on a formé les mots la katalār = fabricant de pots en terre cuite, la prèyār le prieur, la plyòrar le pleurnicheur, la ronylyar le ronfleur, etc. etc. Je = connais une bonne soixantaine de ces mots en -ar.

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2 On bòkon, qui n'a que la signification de morceau dans le canton de Neuchâtel, signifie un peu dans les cantons de Fribourg et de Vaud: on bòkon dè payyinsə, on bòkon plya tou = un peu plus tôt; manèyī, qui a dû avoir le sens plus général de manier, prend chez nos agriculteurs le sens spécial de « préparer la vache à donner son lait». Ozi, le mot pour oiseau, sert aussi à désigner spécialement une planche ronde montée sur quatre pieds qui reposent sur deux traverses et que nos vachers emploient au transport d'une pièce de fromage ou d'autres fardeaux.

substare, se mettre dessous) et la tson.ma = abri contre le soleil et les mouches. Dans le canton de Neuchâtel on rencontre un terme spécial, la myéď, pour l'abri contre le soleil du midi.1 Notons en passant que cette évolution a son côté poétique? (onomatopée, métaphores). Tout ce grand travail de dérivation, d'extension et de spécialisation a commencé à l'époque primitive de nos patois et dure toujours, par exemple dans les vallées latérales du Valais où le dialecte est encore très vivace.

Un autre travail, lent mais inconscient, est l'ac-. tion des lois phonétiques ou morphologiques qui ont insensiblement changé la physionomie du latin vulgaire qui est à la base de nos dialectes. Et comme les tendances phonétiques ou habitudes de parler, les occupations et les mœurs, la façon de voir les choses, diffèrent d'un village à l'autre, plus fortement encore

Notre vocabulaire étant celui d'un pays froid, qui ne connaît guère le printemps, contient beaucoup de termes relatifs à l'hiver et à ses rigueurs, comme un neva, tombée de neige passagère au printemps, la pous' fine poussière de neige, la kramina = froid intense, la rəbuza, retour du froid au printemps, etc., etc. Tous ces termes n'ont pas d'équivalents directs en français. 2 Ainsi la lune est appelée la bal, la belle, dans une partie du canton de Neuchâtel. Les jeunes gens sont nommés en Gruyère des gracieux ou des gracieuses. Ils se disent: bonjour, gracieux, gracieuse. L'eau-de-vie est appelée fil d'archal, fyèrtsó, parce qu'elle descend comme un fil de fer. On pourrait citer aussi toutes les jolies locutions qui dénotent l'esprit satirique de nos paysans: «fier comme la justice de Berne», «il fait sa Sophie »>, c'est-à-dire la demoiselle sage, ou, d'un ajustement porté d'une manière ridicule : « cela lui va comme un tablier à une vache » ; les Genevois disent : « cela lui va comme des manchettes à un cochon ».

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