Page images
PDF
EPUB

faitement pour le sens, puisque certains patois emploient un seul et même mot pour poulie et «trueille ». Du Cange mentionne, d'après un ancien glossaire, une forme trocla, traduite par rota textoris.

Nous n'hésitons pas à rapporter à la même origine latine le mot qui, dans une grande partie de la Suisse allemande, sert à désigner la «trueille ». D'après les renseignements très complets que nous devons à l'obligeance de M. le professeur A. Bachmann, rédacteur en chef de l'Idiotikon de la Suisse allemande, la forme généralement usitée est Trüəgla, à côté de laquelle on rencontre les variantes Truaga, Trüəgə, Trüagal, Trüagala, Trüagli. Le mot a été relevé dans les cantons d'Appenzell (Heiden), St-Gall (Toggenburg, Gaster, vallée du Rhin), Grisons (général), Zurich (région du lac), Schwyz, Zug, Lucerne, Uri, Unterwald, Berne (Oberland) et Valais, ainsi que dans les dialectes allemands du Piémont, soit essentiellement dans toute la région des Alpes. (Voir aussi Stalder, Schw. Id., I, p. 311, v° Trüegle).

La présence simultanée du même terme dans les dialectes allemands et romands laisse à supposer qu'il appartient au plus ancien vocabulaire alpin. En revanche, le Jura et la plaine semblent l'ignorer complètement, comme l'objet lui-même.

II. eitchyeva.

Dans les alpages de la région d'Evolène, on donne le nom d'eitchyèva à la seconde traite de la journée, qui a lieu vers deux heures de l'après-midi; y è l'óoura d'eitchyeva signifie «c'est le moment de traire » (après

midi). Les bergers du versant droit de la vallée appellent pira d'eitchyèva un rocher du versant opposé que les rayons du soleil atteignent vers deux heures et qui leur tient lieu de régulateur. Un terme correspondant est connu dans l'Entremont, où on rencontre les expressions firè l'étava, aryé a l'étṛva (Liddes), pour dire « faire la seconde traite à deux heures de l'après-midi », par opposition à l'habitude pratiquée dans certains alpages ou vers la fin de la saison de ne traire les vaches pour la seconde fois que le soir. Le mot est usité également dans les vallée d'Aoste, ainsi qu'on le voit par ce vers d'une des poésies de l'abbé Cerlogne:

patois de la

L'aoura d'eitava arreuve, allen don vito arrié,

où l'auteur annote que l'eitava est entre deux et trois heures de l'après-midi1. A Champéry, on nous a signalé l'expression dzata u tchiva, « traire de bonne heure et reconduire ensuite les vaches au pâturage », qui renferme certainement notre mot, altéré par suite d'une confusion de la syllabe initiale avec l'article u «au ».

Il n'est pas douteux que toutes ces formes doivent être ramenées au latin octava (hora), la huitième heure. C'était en effet un usage très ancien, adopté par l'Eglise et pratiqué encore dans les campagnes italiennes, de compter les heures à partir de six heures du matin, de sorte que la huitième heure correspond exactement à deux heures de l'après-midi, comme le

1 J.-B. Cerlogne, Poésies en dialecte valdotain, Aoste 1889, page 52.

réclame le sens des expressions rapportées ci-dessus. Le développement phonétique de octava à eitchyèva est parfaitement régulier dans le patois d'Evolène: la triphtongue initiale uei < oc s'est réduite ici à ei, et l'a tonique est devenu ie sous l'influence de la consonne palatalisée précédente. Le même traitement de l'a est à la base de la forme tchiva de Champéry: cf. le verbe anuitchi, tiré de noctem + are. Il devrait se retrouver aussi dans les dialectes de l'Entremont et de la vallée d'Aoste si octava était un mot purement populaire. Mais il appartenait surtout au latin ecclésiastique, et c'est ce qui explique les formes misavantes étāva, eitava. Un mot correspondant existe en ancien français, également sous la double forme uitieve et uitave, mais, d'après les exemples qu'en cite Du Cange (vo octava), il désigne toujours le huitième jour à partir d'une fête, l'octave, et non la huitième heure du jour.

Les patois neuchâtelois (Montagnes, Val-de-Ruz) et jurassiens possèdent dans le substantif non-na un mot dont le développement est tout à fait analogue à celui de octava. Ce mot signifie généralement «goûter, repas de l'après-midi», quelquefois «dîner» (Dombresson, Malleray). Ce n'est autre chose qu'un dérivé de nona (hora), la neuvième heure, et le sens primitif était donc <repas pris vers trois heures de l'aprèsmidi». Cf. l'anglais noon, qui a la même origine.

III. àudèna.

Sous le nom d'àudena, on désigne à Liddes (Valais) une herbe dure, aux brins arrondis et ter

minés en pointes piquantes, qui pousse par touffes sur les pentes élevées des montagnes. En automne, ou même au printemps quand le fourrage vient à manquer, cette herbe maigre est recueillie et utilisée pour la nourriture du bétail.

Pour signifier « aiguille », le patois de Liddes possède à côté du terme courant awoulyè1 un mot aujourd'hui vieilli qude, qui est la véritable forme indigène (cf. aoude à Conthey). Le suffixe latin -ina aboutissant régulièrement à -èna3 dans le parler de Liddes, le mot àudena s'explique d'une façon tout à fait satisfaisante par aculea (ou acucula) + -ina et signifie donc «herbe en aiguille ». J. Jeanjaquet.

LA DERNIÈRE PAGE

DE L'HISTOIRE DU PATOIS
A LA CHAUX-DE-FONDS.

I.

M'étant rendu à la Chaux-de-Fonds, dans l'intention d'y rechercher les derniers vestiges du patois, aujourd'hui bien éteint, de la Montagne neuchâteloise, je m'adressai tout d'abord au Cercle du Sapin, fondé en 1857 par le vaillant patriote Ami Huguenin dans le but de conserver le dialecte local. On me remit plusieurs textes, notamment la « prière» et « la santé du sapin», dont il sera question plus bas3, et on me

1 Nous notons ici par w la bilabiale spirante (w anglais) que nous nous contentons en général d'indiquer par ou.

2-éna n'est qu'une graphic approximative. En réalité, le son provenant de l'i est intermédiaire entre è, i et a.

Voir la deuxième partie de cet article.

confirma dans ma supposition que les archives de la Société renfermaient des documents intéressants au point de vue dialectologique. Je m'aperçus toutefois bientôt que l'idiome lui-même était depuis bien longtemps sorti des usages du Cercle, et que les membres. actuels ne le considèrent plus qu'avec les intérêts d'un antiquaire. Il est vrai que les « Sapins », c'est-à-dire les inembres du Cercle, n'oublient jamais de faire réciter leur ancienne << Prière», au solennel banquet du 1er mars', par leur président ou quelque autre membre chargé de remplir cette traditionnelle fonction, et qu'on chante encore en commun, quelquefois, la « Santé du Sapin »; mais le seul des fondateurs survivant en 1901 me déclara qu'il avait du patois des souvenirs beaucoup trop vagues pour me donner des renseignements positifs sur la langue qui avait uni les sociétaires en 1857.

Quoique le patois ait donc laissé des traces presque ineffaçables dans les us et coutumes du Cercle du Sapin, on a le droit d'être surpris du profond changement survenu depuis sa fondation. Quelle triste épave représentent ces quelques mots patois, peu compris, altérés, prononcés à la française, en regard des discours patois dont Ami Huguenin régalait ses compagnons, puisant encore à pleines mains dans les traditions locales?. Ce brave patriote adorait son patois, et c'est dans l'intention de remettre en honneur le vieux parler déjà mourant de la Chaux-de-Fonds

1 Fête commémorative de la république neuchâteloise. 2 Un de ces discours a été reproduit, assez maladroitement retouché, dans le «Patois neuchâtelois ». p. 207 ss. L'original se trouve, sous le titre Invocation, dans le Chansonnier (manuscrit) de Huguenin.

« PreviousContinue »