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par là qu'ils n'avaient pas la moindre idée de l'origine de ces patois. Il n'y a jamais eu de colonie anglaise dans la Suisse romande, et il est impossible qu'une nation avec laquelle nous n'avons pas eu de rapports pendant dix-huit siècles, ait influencé notre vocabulaire. Je doute fort que nos Valaisans modernes lui aient demandé autre chose que des écus. Pour faire passer une étymologie, il ne suffit plus aujourd'hui de découvrir dans une langue quelconque un mot ayant une ressemblance lointaine avec un mot patois, mais il faut motiver la présence de ce mot dans nos vallées. Le mot neuchâtelois la drez' pour un « clédar > ne vient pas de l'allemand drehen, comme on l'a cru, car si vraiment ce verbe avait un rapport avec le mot romand, c'est sur sa forme suisse dräyə qu'il faudrait se baser et non sur la forme berlinoise qui n'a rien à voir chez nous. Il n'est pas si facile de trouver une étymologie et il faut laisser ce soin à ceux qui connaissent les lois de dérivation de nos patois. La forme fribourgeoise est dléj”, ce qui prouve que l'ancien mot pouvait contenir une / au lieu d'une r1. Il vaudra toujours mieux dire qu'on ne connaît pas l'origine d'un mot que de proposer des étymologies absolument fantaisistes. Il n'y a jamais eu de Grecs chez nous, les courtes apparitions d'Arabes n'ont guère pu transformer notre langue. La base de nos patois est donc essentiellement le latin. Il est vrai que nous sommes très peu renseignés sur la proportion qui existait entre les anciens Helvètes,

1 La forme vaudoise est dléz'; comparez l'étude de M. Milloud: Un vieux mot: delaise dans les Anciennetés du Pays de Vaud, 1902, p. 187-191.

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de race celtique (clairsemés probablement), et les colons romains qui s'établirent dans le pays, et nous n'avons aucune idée du nombre des Burgondes ou Francs qui l'envahirent plus tard. Cependant il est certain pour moi que la langue celtique et celle des envahisseurs germaniques ont laissé des traces dans la prononciation et dans le vocabulaire de nos patois. Mais comment trouver ces traces, puisque nous ne savons absolument rien de la langue de ces anciens habitants de la Suisse romande. Les trois quarts ou davantage des étymologies de nos mots patois sont décidément latines, le quatrième quart représente une masse en partie irréductible, pour laquelle nous pourrons trouver des analogies dans le bas-breton ou l'irlandais ou dans de vieux dialectes germaniques, sans pouvoir prétendre avec assurance avoir trouvé l'origine des mots en question. En tout cas, il ne faut se résoudre à chercher une étymologie dans les langues celtiques ou germaniques que lorsqu'il est bien démontré que le latin, que nous ne connaissons que bien incomplètement, ne fournit rien.

J'ai dit que l'opinion d'après laquelle les patois seraient des produits spontanés du latin vulgaire, demandait une restriction. En effet, le patois du village de N, dans le canton de C, ne vient pas en ligne directe d'une colonie romaine établie à N, car très peu de villages sont aussi anciens. Beaucoup d'endroits n'ont été habités que depuis le XIV siècle, par exemple, et leur patois doit être un rejeton d'un patois que nous ne connaissons pas, peut-être de plusieurs patois, si les premiers habitants venaient de différentes contrées. Par l'immigration, d'autres éléments linguis

tiques sont venus dans la suite se joindre aux éléments constitutifs. Puis il ne faut pas oublier l'influence des petites villes, comme Avenches, Payerne, etc., qui se trouvaient elles-mêmes sous l'influence de villes plus grandes: Fribourg et Lausanne. On voit que l'histoire de nos patois est bien compliquée, surtout par suite de notre ignorance de la manière dont nos. vallées ont été colonisées.

Malgré les influences diverses qui ont agi sur le développement de nos patois, ils représentent, pris isolément, une masse linguistique assez homogène, avec des caractères très saillants, où se reconnaît l'action de lois phonétiques ou morphologiques bien déterminées. Le philologue qui veut se faire une idée d'une loi phonétique, par exemple, ne peut pas désirer un champ d'activité, un objet d'observation plus intéressant que les patois. Non seulement les phénomènes naissent pour ainsi dire devant lui, mais à l'aide d'autres patois, moins avancés ou plus développés que celui qu'il observe, il lui est permis de reconstruire l'histoire de ces phénomènes et même jusqu'à un certain point d'en deviner l'issue.

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Ainsi le groupe latin – st - a donné 9, un son qu'on croit être particulier à l'anglais ou au grec moderne, espagnol, etc., et qui se retrouve, dans des conditions différentes, dans nos cantons de Fribourg, Genève, Vaud et Valais, tandis que Berne et Neuchâtel ne le connaissent pas. Les mots latins testa, festa, fenestra se prononcent aujourd'hui dans la plupart des patois fribourgeois tiða, fiða, fəniera, mais il y a des patois, où le son 9 est en pleine transformation et en

voie d'aboutir à h. Donc: tiha, fiha, fanihra, d'autres ont encore tia, fia, mais déjà fanihra, ce qui nous apprend que tous les 9 ne sont pas devenus du coup h, mais que les mots qui présentaient une certaine combinaison de sons, comme 9r, sont en avance sur les autres. Il ne serait même pas impossible qu'un patois donnât la forme fiha à côté de tiða, malgré la presque identité des deux mots. Un bon observateur trouvera une quantité de mots qui, grâce à leur usage très fréquent ou à d'autres raisons qui nous échappent encore, semblent seuls avoir subi une loi phonétique. Ces mots sont les avant-postes, que les balles ennemies atteignent d'abord. On peut aussi comparer les lois phonétiques à des épidémies qui commencent par la maladie d'un seul individu. Il est bien démontré aujourd'hui qu'un changement phonétique, par exemple = h, n'est ni subit ni général, mais qu'il y a entre les deux étapes une période de fluctuations et d'incertitude. On ne saurait assez recommander l'étude des patois à ceux qui croient encore à l'infaillibilité de ces lois. Si nous sommes encore divisés dans une question si grave, c'est qu'on s'est trop occupé jusqu'à présent des faits accomplis et trop peu des faits naissants.

Il ne faut pas croire que l'étude d'un mot patois soit moins intéressante que celle d'un mot français ou italien. Les battements du coeur d'un nègre sont-ils moins intéressants pour un physiologue que ceux du cœur d'un homme célèbre! La plus modeste fleur des champs ne peut-elle pas avoir un parfum plus exquis que les éclatants produits d'une serre!

La constatation que dans un patois le participe passé du verbe puni (punir) est prononcé puni ou punè, avec les féminins punya et punèta, pourrait faire penser que les patois sont des langues arbitraires, où chacun peut s'exprimer comme il veut. Mais n'avonsnous pas en français pour le futur du verbe asseoir les trois formes sanctionnées par l'Académie je m'assiérai, je m'asseyerai et je m'assoirai? Et une foule de points de la grammaire française qui nous apparaissent aujourd'hui bien arrêtés et définis, se trouvaient autrefois dans le cas du futur du verbe asseoir et ont coûté un grand travail de choix et de préférences, où la mode entrait pour beaucoup et la logique pour peu! On peut avec profit étudier l'histoire de ces indécisions, des influences réciproques d'un verbe sur l'autre, etc., en ancien français, ou, tout aussi bien, dans la masse bigarrée des patois.

Une question qui ne passionne pas seulement les philologues, mais aussi tous ceux qui ont l'habitude de rechercher le pourquoi des choses, c'est l'étymologie ou origine des mots. Or, comme les mots français et les mots patois sont en grande partie des frères issus d'une mère commune, on fera bien de ne pas s'adresser seulement à celui des frères qui occupe la place la plus brillante, pour savoir quelle fut leur mère. Les autres frères, moins fortunés, peuvent avoir mieux conservé les traits et le souvenir de celle qui leur donna naissance. Ainsi maint mot patois est destiné à mettre en lumière l'origine d'un mot français. dont l'étymologie est encore inconnue. Et nous n'avons qu'à feuilleter le Dictionnaire général de la langue

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