Page images
PDF
EPUB

vant la langue française, plus souple, plus riche, unique, compréhensible à tout le monde, plus élégante, plus noble, glorieuse d'un grand passé littéraire et destinée. à un grand avenir.

Mais que les brillantes qualités de la langue littéraire ne nous fassent pas méconnaître celles du patois. On a répandu sur son compte bien des idées fausses, que je tiens à signaler brièvement. On a prétendu que le patois était incapable d'exprimer des idées s'élevant tant soit peu au-dessus des choses les plus ordinaires. Comme si nos pères n'avaient eu que des idées banales, tandis que nous, grâce au français, formerions tout à coup un peuple de sages! On peut être philosophe en patois et très vulgaire en français! Le poète provençal Mistral n'a-t-il pas traité les sujets les plus sublimes dans la langue sonore et gracieuse des Félibres! N'avons-nous pas les livres si profonds de Gotthelf, écrits en mauvais allemand et pensés tout en patois! On a dit que le patois était pauvre. Evidemment, chaque patois, pris isolément, ne peut pas être comparé à la langue littéraire. Mais l'ensemble des patois français est infiniment plus riche que le vocabulaire de l'Académie française. Si l'on dressait l'inventaire de tous les dialectes parlés des Pyrénées à la Meuse, on serait émerveillé de l'incomparable variété de termes pour les mêmes objets. Comparez le glossaire du doyen Bridel à des vocabulaires de régions limitrophes, comme le dictionnaire lyonnais de Puitspelu ou le glossaire de Bournois, par Roussey, vous serez obligé d'avouer que vous vous trouvez en présence de langues totalement diverses et à vous inconnues. Quels trésors de

termes expressifs, d'images pittoresques, de locutions. bien trouvées auxquels la langue littéraire a tourné le dos avec un profond dédain! Et la plus grande partie des néologismes français ne proviennent-ils pas au fond de l'argot parisien, qui n'est pas autre chose qu'un patois toujours naissant! La plupart des modifications phonétiques de la langue française n'ont-elles pas toujours été dictées par les gamins de Paris!

Le patois est laid, a-t-on dit. Mais n'a-t-on pas toujours trouvé laid ce qu'on ne comprenait pas. Pourquoi le son 9 serait-il laid en patois fribourgeois, valaisan ou genevois et beau en anglais! La phrase io t'amo prononcée par une Italienne sonne-t-elle vraiment moins bien que le i t'amo d'une fraîche et jolie fille de la Gruyère? La beauté du langage est une affaire de goût et de gustibus non est disputandum!

Il me serait facile de citer une foule de mots abstraits tirés du patois, pour prouver que nos paysans font souvent des distinctions logiques très fines dont ceux qui ne connaissent pas le patois ne les jugeraient pas capables.

Après avoir essayé de dire ce que le patois a été pour nos ancêtres, on me permettra de dire ce qu'il est à la science. L'homme veut savoir! Comme on retourne toujours, dans le domaine de l'art, à la maxime: l'art pour l'art, la science n'a pas toujours un but utile et pratique; elle se suffit à elle-même. Et cette curiosité du passé, ce besoin de comprendre est bien la principale faculté qui élève l'homme audessus de l'animal. Le langage humain, le véhicule de notre pensée est une des choses les plus intéres

santes que nous puissions étudier. Une foule de questions très graves, comme celle des changements phonétiques ou des motifs du développement continuel des sons, la sémantique ou le développement des significations, la filiation des langues et enfin, comme dernier but auquel tendent tous nos efforts, l'origine du langage, occupent et passionnent la philologie depuis les temps des anciens. Les méthodes d'investigation se sont beaucoup perfectionnées, surtout au XIXe siècle, depuis que les naturalistes ont appris aux philologues à observer et à s'entourer de maté riaux sûrs et complets avant de juger, mais malgré notre connaissance assez exacte de certains faits isolés, les grands problèmes attendent toujours leur solution. La science a établi un grand nombre de lois phonétiques, par exemple, mais les savants sont encore bien loin de s'accorder sur la nature et l'origine de ces lois.

L'étude des patois ou la dialectologie est particulièrement apte à nous ouvrir les yeux et à nous dévoiler les secrets du développement linguistique. Au fond, la seule vraie différence entre une langue littéraire et un patois est celle que la première est parlée et écrite, tandis qu'un dialecte n'est que parlé. Toutes les langues littéraires tirent leur origine d'un patois, généralement situé au centre du pays. En France, le dialecte de l'Ile de France, qui était le parler de Paris, devenu de bonne heure la capitale du pays, a acquis dès le XIIe siècle une prépondérance notable sur les autres dialectes. Grâce à une centralisation toujours croissante, toutes les tendances d'émancipation des autres dialectes ont été repoussées avec suc

cès, et aujourd'hui nous n'avons qu'une norme pour le bon français: le parler de la bonne société de Paris. La langue littéraire est continuellement en transformation, comme toutes choses ici-bas; on n'a qu'à comparer la langue d'Alphonse Daudet à celle de Molière, celle de Molière à celle d'un écrivain parisien du XIIIe siècle, comme Rustebeuf, pour s'en persuader. Mais le développement d'une langue littéraire est nécessairement enrayé par des idées de correction qui résultent de l'emploi écrit de cette langue. La grammaire arrête pour une certaine époque, plus ou moins longue, le mouvement linguistique, le dictionnaire énumère les locutions reçues et nous interdit de nous abandonner aux impulsions individuelles, aux tendances non consacrées. Par là, le mouvement est paralysé ou ralenti, de sorte que le besoin de réformer la grammaire qui se fait pourtant sentir à de longs intervalles, ne rencontre aucun écho d'abord et ne s'impose que lentement. L'écriture donne un caractère éminemment conservateur aux langues littéraires.

Il en est tout autrement du patois qui chemine à son gré, tantôt agile, tantôt hésitant, selon son tempérament ou son humeur. La langue littéraire ressemble à un canal aux eaux endormies dans leur lit d'écluses, le patois à un torrent dont les eaux suivent tous les accidents d'un terrain tantôt rapide, tantôt plat. Le patois et le français sont tous deux des produits du latin populaire, introduit en France et, peu de temps après, en Suisse, par les armes des soldats romains. Mais tandis que le français a subi toutes les influences d'une littérature puissante, les patois peuvent

être considérés comme des produits spontanés, comme un développement linguistique livré à lui-même. [Il y aura lieu de faire une restriction, comme nous verrons tout à l'heure.] On pourra donc mieux étudier les mobiles du développement linguistique en observant les dialectes vivants où nous voyons tant de lois phonétiques s'accomplir momentanément, qu'en s'arrêtant aux formes choisies et pour ainsi dire cristallisées des anciennes phases de la langue littéraire.

Celle-ci se distingue des patois en outre par le fait qu'elle est ouverte à toutes les influences étrangères. La littérature, notamment, a introduit dans la langue française une quantité de mots provençaux, latins ou grecs, allemands, anglais, etc., tandis que le patois ne s'enrichit que d'un certain nombre de termes empruntés à ses voisins ou à la langue littéraire. Nos patois romands contiennent un assez grand nombre d'expressions qui viennent des patois de la Suisse allemande, quelques rares termes italiens, et, sans être purs de tout alliage, ils représentent donc une masse plus homogène que le français. Sous ce rapport aussi, ils sont plus naturels, ils ont plus de race et leur geste est moins étudié! La dialectologie ressemble donc en quelque sorte à la vivisection. Le dialectologue taille dans la chair vive, il observe des fonctions sous sa loupe, tandis que la plupart des philologues se contentent encore d'étudier la langue des livres, dont les éléments ont la rigidité des fossiles.

Est-il nécessaire d'assurer encore que ceux qui ont cru reconnaître dans nos patois des mots hébreux, anglais, arabes, russes, allemands, etc., ont démontré

« PreviousContinue »