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d'une vallée ou d'un canton à l'autre, ce grand travail s'est accompli différemment dans les diverses parties de la Suisse romande, et le latin vulgaire plus ou moins uniforme s'est transformé en une foule de patois dissemblables, à tel point que deux Vaudois, un habitant de la vallée de Joux et un Ormonnin ont de la peine à se comprendre. Rien de plus intéressant que d'étudier la façon dont nos patois rendent un groupe d'idées, par exemple la terminologie du vigneron, de voir le petit fonds de termes latins que nos viticulteurs ont hérité des Romains s'accroître, se doubler, se tripler, s'augmenter de termes tirés de l'allemand, etc., de sorte qu'aujourd'hui chaque patois possède environ 200 termes de vigneron, qui cependant sont si variés d'un canton à l'autre qu'on arrive à un total d'environ 550 termes pour la Suisse romande.1

Toute cette étonnante variété de sons, de mots, de formes est destinée à périr. La langue française étend ses bras de pieuvre jusque dans nos plus hauts chalets. Comme le feu détruit en une nuit une maison qui a résisté pendant des siècles aux tempêtes les plus fortes, les patois sont supplantés en peu de temps par leur sœur plus fortunée, la langue littéraire.

Aujourd'hui le canton de Neuchâtel a complètement abandonné le patois. Il en a été l'ennemi le plus radical et en a été récompensé par la réputation qu'il s'est faite de parler le bon français. Le district de la montagne, où l'industrie horlogère s'est le mieux acclimatée, s'est plus radicalement débarrassé du dialecte,

1 Voir à ce sujet l'intéressante étude de M. L. Gignoux dans la Zeitschrift für romanische Philologie, XXVI (1902).

que par exemple la contrée plutôt agricole duVal-de-Ruz. A la montagne on a vu le patois s'en aller en 40 ou 50 ans. Une génération s'est mise à parler français aux enfants. Ceux-ci, qui entendaient les vieux jacasser entre eux, comprenaient encore le patois sans le parler; pour la troisième génération le dialecte était déjà devenu inintelligible, une espèce de langue secrète, dont les vieux se servaient lorsqu'ils ne voulaient pas être compris. Un jour, je m'adressais à une vieille du Valde-Ruz en lui demandant: Savez-vous le patois? Elle me répondit: Pourquoi? Est-ce qu'il y a des oreilles de trop par ici? Voilà où en est arrivé le patois dans ce canton. Il végète dans le canton de Vaud, il est déjà fort entamé dans le canton de Genève, il perd tous les jours du terrain dans les cantons catholiques: Fribourg, Berne et le Valais. A la fin de ce nouveau siècle il n'y en aura plus trace!

Cette disparition, qui paraît subite, est préparée de longue date. Dès le XIIIe siècle, à l'époque où l'on cesse d'écrire les documents uniquement en latin, le français apparaît dans nos vallées. A part quelques rares exceptions, ce n'est qu'au XIXe siècle qu'on a songé à écrire en patois. On a attendu que cette langue fût méprisée et ridicule, pour l'employer à raconter des bourdes, toutes sortes de mésaventures, où Jean-Louis joue un rôle comique. J'excepte la chanson populaire, qui partout revêt le costume du pays et qui chante en patois, surtout dans les cantons de Fribourg et de Berne, tout ce qui émeut le cœur d'un villageois ou d'une villageoise.

Nous n'avons ainsi presque pas d'anciens textes

patois et il est extrêmement difficile de reconstituer l'histoire de nos dialectes. Depuis le XIIIe siècle, la langue littéraire s'y est insensiblement infiltrée, d'abord dans les villes, ensuite à la campagne. Pendant sept siècles les patois ont réussi à absorber l'élément étranger, à se l'assimiler, si bien qu'il est souvent difficile aujourd'hui de reconnaître ces intrus d'autrefois. Ainsi la forme valaisanne pira pour père a l'air bien patoise, mais la vieille forme para, qui existe encore pour désigner le mâle des animaux, et l'analogie de formes comme féra, prononcé aujourd'hui fira, nous montrent qu'il s'agit du mot français prononcé d'abord péra (forme qu'on retrouve dans les autres cantons), qui a dans la suite subi la loi phonétique moderne d'après laquelle e devient dans certaines contrées du Valais. Au XIXe siècle, le poids du français est devenu plus lourd, et le patois a cédé. Les raisons de ce phénomène sont multiples et varient selon les contrées. Les plus énergiques agents du français ont été l'instruction (les écoles), l'industrie, le service militaire, la religion protestante, en un mot la culture supérieure du XIXe siècle, fruit du rationalisme du siècle précédent. Si Voltaire avait été un Italien, le remplacement du patois par la langue littéraire aurait peut-être commencé dans le Tessin.

Faut-il blâmer nos paysans d'avoir d'un cœur si léger oublié leur langue maternelle, la langue dans laquelle leurs parents s'étaient juré un amour éternel, l'idiome que leur mère chantait en les berçant, ces doux sons qui avaient d'abord frappé leur oreille? N'ont-ils pas échangé la langue du cœur contre la

langue de la raison? Je ne le crois pas. La langue n'est qu'un instrument. Ce n'est pas une partie organique de notre être, et celui qui échange son vieux patois contre la langue polie et châtiée de tout le monde n'est pas plus coupable que celui qui troque sa vieille charrue de bois contre un instrument de fer, perfectionné, importé d'Amérique. Le nouvel outil est plus commode, cela en justifie assez l'emploi. Et du reste, l'ancienne charrue était dans un triste état, rongée par l'âge comme elle l'était. De même le patois ne se rend qu'après avoir épuisé ses forces dans ce combat inégal. Le patois qui s'éteint ne ressemble pas à l'arbre fruitier que le vent arrache au sol natal, mais à un vieil arbre dont le tronc est pourri et auquel la sève vitale manque. Et pourtant le dialecte ne succombe pas sans avoir grièvement blessé son adversaire. Les blessures que le français reçoit en cherchant à terrasser le patois s'appellent provincialismes. La langue nouvelle est prononcée d'abord d'une façon horrible, les sons patois se confondant avec les sons français. De là les parfètǝmäin; i væ byintó vni, etc. des Vaudois. Une foule de mots qui ne sont que du patois francisé, comme une traîne épidémie, gicler = faire jaillir, etc., émaillent le discours des transfuges.1 Il y aurait là d'intéressantes études à faire sur le choix

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1 Voici une phrase tirée de l'introduction des Scènes vaudoises, de M. Cérésole: «ma bonne mère vaudoise qui se piquait de savoir parler, disait à sa fille quittant le pays pour entrer en place à Paris: Eh bien, adieu!... ma Fanny ... et puis... tu sais! tu ne feras pas la batoille; tu n'iras pas te cougner contre les mermites et surtout, tu tâcheras voir de parler bientôt français ! »

de ces derniers rejetons du dialecte, sur les mots français employés à contresens. On s'est contenté jusqu'ici de collectionner soigneusement ces expressions, dans un but pratique, afin de mettre les Suisses romands et les étrangers en garde contre l'emploi abusif de ces mots. On s'en sert aussi pour se moquer de la maladresse des nouveaux adeptes du français. En d'autres termes: on les a mis à l'index, on les couvre de honte! Honneur à M. A. Cérésole et à nos romanciers neuchâtelois qui les emploient dans un but purement poétique.

La charrue de fer ne produit guère d'abord de résultats supérieurs à ceux de la charrue de bois. Il faut apprendre à la manier. Et plus d'un ne peut s'empêcher de contempler avec un léger soupir l'instrument qu'il a jeté avec tant d'empressement. Cet outil qui a passé de père en fils depuis tant d'années mérite-t-il le mépris avec lequel on le traite? N'a-t-il pas été le témoin de tant de scènes de famille gaies ou pénibles. N'est-il pas devenu un peu le symbole du labeur des pères, sans lequel nous ne serions pas ce que nous sommes? Mais il faut se décider, on ne peut pas employer tantôt l'une, tantôt l'autre des charrues. L'emploi de deux langues, gênante même pour des lettrés, comme cela se voit dans la Suisse allemande, est un fardeau trop lourd pour un paysan. Après une époque de tâtonnements, il réussira à mieux manier son nouvel outil et ne regrettera plus l'ancien.

Et d'ailleurs, il serait insensé de vouloir s'opposer à la marche du temps. Comme une vieille tour pittoresque mais barrant le passage, qui doit faire place à un tramway électrique, le patois devra reculer de

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