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C'est au souvenir reconnaissant de ces qualités que cet insoucieux épicurien, dont tout le bagage littéraire se compose de quelques chansons et de quelques lettres, devra une immortalité que ne lui eussent point donnée ses ouvrages. Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il s'appelait Jean-Baptiste-Nicolas de Formont, conseiller, je crois, au parlement de Normandie. Sa vie modeste et légère n'a point laissé d'autre trace. Mais madame du Deffand l'a pleuré quand il est mort, en novembre 1758; et sa mémoire ne périra pas, gardée à jamais de l'oubli par la Correspondance de Voltaire, où son nom se lit à côté de celui de l'aimable et ingénieux Cideville. Une inscription sur une tombe illustre, un profil, un relief sur quelque grandiose monument, voilà la forme la plus humble et la plus sûre de la gloire; et c'est celle qu'avait choisie, s'il y songea jamais, un homme occupé surtout du présent, et à qui il suffisait d'être aimé.

Formont fut un des liens vivants entre madame du Deffand et Voltaire, et nous en reparlerons à l'article de ce dernier, qui dut faire, à la prière de l'amie commune, en quelques mots d'une lettre émue, l'oraison funèbre d'un excellent homme sans histoire. Quelle histoire pouvait avoir un homme dont madame du Deffand écrivait :

« Formont est un homme délicieux, surtout dans ce lieu-ci. La dissipation ni le désir des nouvelles connaissances ne l'entraînent point: il est occupé de moi, gai, complaisant, ne s'ennuyant pas un instant; il ne se fait point valoir; j'en suis charmée, et je vous avoue que cela m'était nécessaire 1. »

Ajoutons à cet éloge ces quelques mots du chevalier d'Aydie :

« J'aime aussi beaucoup M. de Formont; il joint, ce me semble, à beaucoup d'esprit une simplicité charmante sans prétentions; celles des autres ne le blessent ni ne l'incommodent; il paraît à son aise avec tout le monde, et tout le monde y est avec lui2. »

Quand on aura lu cela, on aura réuni ces quelques fleurs que madame du Deffand demandait à Voltaire de jeter sur la tombe de son ami.

VII

Mais l'envie nous prend, pour varier un peu les impressions, de passer à la revue des figures féminines de la société intime de ma

1 T. Ier, p. 72, de notre édition.

2 V. le t. Ier, p. 192, 193 de notre édition.

dame du Deffand, en cet automne brillant de sa vie. Nous reviendrons ainsi, par madame du Châtelet à Voltaire, et par madame de Staal à Sceaux, dont la mort va fermer la porte hospitalière, qui se rouvrira, plus étroite et plus modeste, dans le salon où madame du Deffand recueillera les anciens compagnons de la galère du bel esprit.

La première femme dont il soit question dans le recueil de 1809 est madame de Rochefort', sœur de M. de Forcalquier, fille du maréchal de Brancas. Nous voyons par les lettres de madame de Vintimille, qu'elle prétendait lutter avec elle de tendre amitié pour madame du Deffand. Nous voyons, par les lettres du président Hénault, ce sigisbé universel, ce galant confesseur de toutes les jolies. femmes, qu'en juillet 1742 elle vivait avec M. d'Ussé sur le pied d'une de ces intimités si fréquentes en ce temps, qui ressemblaient, par la décence et la tiédeur, au mariage, et se conservaient par l'habitude. L'abbé de Sade trouble seul de ses entreprises téméraires la quiétude des titulaires, dont la jalousie ne se donne pas d'ailleurs la peine de se mettre en colère. Celle de madame du Deffand, excitée par certains détails des lettres du président, semble avoir été moins tolérante, et c'est à elle qu'il faut sans doute attribuer son refroidissement pour madame de Rochefort, qui s'efface tout d'un coup dans sa correspondance.

. Madame de Rochefort est beaucoup mieux, je l'ai même trouvée en beauté, écrit le président Hénault, le 14 juillet 3. Nous avons soupé fort gaiement; l'après-soupée a été de même je n'ai pas dormi, et puis on s'est séparé à minuit. Je suis couché dans la pièce où l'on se tient, et madame de Rochefort y est restée jusqu'à deux heures. Nous avons raisonné de toutes ses affaires, des terreurs de d'Ussé, de leur fondement; j'ai fait de la morale très-sévère, et d'elle-même elle m'a dit qu'elle avait eu tort de laisser trop durer une fantaisie, et de ne l'avoir pas dit d'abord à la personne intéressée; on ne peut être plus vraie qu'elle ne l'est ni plus candide. J'ai parlé sur cela comme Ruyter aurait parlé d'une aventure arrivée sur la rivière de Seine; car ce n'est, à vrai dire, qu'une aventure d'eau douce, et il n'y pas de matière à douter.»

Le 18 juillet, le président écrit :

« Madame de Rochefort est en très-bonne santé présentement. Son áme ne peut être attaquée que par un côté, et elle a raison d'être contente de ce côté-là; aussi le dit-elle bien et son visage encore mieux. »

1 P. 8 de notre t. Ier.

2 P. 12, 13, 38, 43, 46, 51, 52, 56, 59, 64, 76 de notre t. Ier.

3 P. 51 de notre t. Ier.

4 P. 71 de notre t. Ier.

Le 21, madame du Deffand, piquée, agacée, impatientée, décoche à son trop galant correspondant (trop galant pour les autres) cette grêle de petites flèches empoisonnées :

« Vous avez une vénération pour madame de Rochefort qui me divertit; c'est le contraire de poutre en l'œil; je crois que sa vanité est très-flattée de ces triomphes, et assurément ils ne sont pas équivoques, et ils sont glorieux : elle n'aurait peut-être pas été insensible à d'autres; mais je crois effectivement qu'il y aurait de certaines rivales qui ne l'inquiéteraient guère, et auxquelles elle ne daignerait pas penser. Vous en avez eu la preuve dans la mère aux Gaines à qui elle savait bien qu'on accordait la caristad; mais tout ce qui n'est point à vous vous paraît admirable, et la propriété diminue beaucoup à vos yeux la valeur des choses... »

Pour des motifs que nous ignorons, mais qu'il ne serait pas impossible de deviner, madame du Deffand se brouilla avec madame de Rochefort. Le 8 mars 1767', elle écrivait à Horace Walpole : « J'ai eu un ami, M. de Formont, pendant trente ans; je l'ai » perdu; j'ai aimé deux femmes passionnément, l'une est morte, » c'était madame de Flamarens; l'autre est vivante et a été infidèle, » c'est madame de Rochefort. »

Le président Hénault a fait de madame de Rochefort, dans ses Mémoires, un portrait qui peut servir peut-être à expliquer cette briève et méprisante condamnation3.

Madame de Rochefort est digne de l'amour et de l'estime de tous les honnêtes gens. Quand les poëtes ont voulu égarer leur imagination dans des fictions agréables, ils ont imaginé des pays où les grâces riantes du printemps se trouvaient jointes aux fruits de l'été et de l'automne, et où l'on jouirait de ses espérances; elle était de ce pays-là, et voilà son portrait d'alors. Les grâces de sa personne ont passé dans son esprit; elle a fait des amis de toutes ses connaissances. Je ne sais si elle a des défauts; il ne lui manquait que d'être riche; mais elle vivait très-honnêtement avec un très-médiocre revenu. Elle s'avisa de nous donner un jour à souper; nous essayâmes sa cuisinière; et je me souviens que je mandai alors qu'il n'y avait de différence entre cette cuisinière et la Brinvilliers que l'intention. »

Comme madame Scarron, madame de Rochefort remplaçait à ces maigres soupers le rôti par des histoires, et les épices par des bons mots. On en cite plus d'un d'elle3, et d'un bon coin.

C'est elle, par exemple, qui disait à Duclos, un jour que l'on parlait du paradis, que chacun se fait à sa manière : « Pour vous, » Duclos, voici le vôtre du pain, du vin, du fromage et la pre

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» mière venue. » C'est elle qui, un jour que le fruste académicien soutenait ce paradoxe, que l'oreille des courtisans est plus chaste que celle des honnêtes femmes, et qui, comme démonstration, avait hasardé devant elle un conte libre, puis un plus leste encore, enfin un conte obscène, l'arrêta en lui disant finement : « Prenez » donc garde, Duclos, vous nous croyez aussi par trop honnêtes » femmes. "

Le président Hénault, qui en cite d'autres', lui a consacré, outre l'esquisse légère que nous avons lue, un portrait en pied que le lecteur trouvera aux OEuvres diverses de madame du Deffand, à la fin de notre second volume.

Sur la fin de sa vie, Walpole la connut, devenue le centre d'une société spirituelle et aimable, dont elle partageait avec son dernier ami (on donnait ce nom-là aux derniers amants), le duc de Nivernois, le charmant gouvernement. Il écrivait à Gray :

Madame de Rochefort diffère de tout le reste. Son jugement est fin et délicat, avec une finesse d'esprit qui est le résultat de la réflexion. Ses manières sont douces et aimables, et quoique savante, elle n'a aucune prétention marquée. Elle est l'amie décente de M. de Nivernois, car vous ne devez pas croire un mot de ce qu'on lit dans leurs nouvelles. Il faut la plus grande attention ou la plus grande habileté pour découvrir ici la plus petite liaison entre les personnes de sexe différent; on ne permet aucune familiarité que sous le voile de l'amitié, et le dictionnaire d'amour est autant prohibé, qu'on croirait d'abord que le serait son rituel... M. de Nivernois vit dans un cercle d'admirateurs répandus, et madame de Rochefort est la grande prêtresse, ce qui lui vaut un petit salaire de crédit. »

Un mot, car nous ne ferons pas à sa modestie l'affront d'un éloge complet, de cette madame de Flamarens, amie fidèle de madame du Deffand, que la mort put seule lui enlever, et qui trouva le moyen, à une époque où ces qualités couraient le risque de passer pour ridicules, d'être belle sans faiblesses, sage sans bégueulerie, spirituelle sans médisance. Rare figure que celle de cette femme accomplie, dont la vie, faite de bonnes pensées et de bonnes actions, a la régularité et la limpidité d'une belle pièce d'eau où glissent mollement les cygnes d'albâtre, et dont la tombe pourrait porter pour épitaphe : « Elle fut belle, elle aima son mari " et elle résista à Richelieu. »

Le président Hénault l'avait connue et admirée à l'hôtel de Sully,

1 Mémoires, p. 182. — C'est elle aussi qui a dit ce joli mot rapporté par L'avenir est un passé qui recommence. »

Chamfort:

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dès les plus beaux jours de cette beauté qui ne s'épanouissait que dans l'estime.

« Nous rencontrions à l'hôtel de Sully madame de Flamarens, à qui je trouvais une beauté mystérieuse et qui avait l'air de la Vénus de l'Énéide, travestie sous la forme d'une mortelle ; elle joignait à la beauté et à un esprit vraiment supérieur une conduite hors de tout reproche; ses précautions à cet égard allaient au delà du reproche le plus exact; jamais le soupçon ne l'aborda. Ce n'est pas qu'elle ne fût attaquée; ce n'est pas qu'elle refusât de trouver aimables des hommes dangereux, et à qui peu de femmes avaient résisté. M. de Richelieu venait de quitter mademoiselle de Charolais pour tenter cette conquête ; c'était une entreprise digne de lui. Elle connut, elle sentit le danger: quel pouvait être son asile? Ce fut chez mademoiselle de Charolais même qu'elle l'évita, et elle ne la quitta plus. Elle avait fait son mari grand louvetier'. »

Ces lignes ne sont pas les seules que le président Hénault ait consacrées à la mémoire d'une femme qui laissa après elle une forte odeur de sainteté profane, et dont l'amitié « fut la passion ». Nous lirons aux OEuvres diverses un long Portrait de madame de Flamarens, où le président a essayé, sans toujours y échouer, de nous peindre cette belle âme qui rayonnait sur une belle figure.

Madame de Flamarens, pour qui madame du Deffand eut une affection qui l'honore doublement, car elle fut un hommage à ses qualités autant qu'à son attrait, et qu'elle plaçait pour l'esprit à côté des Sévigné et des Staal, mourut dans les premiers jours de mai 1743. Elle était en son nom Beauvau, fille du marquis de Beauvau du Rivau'.

Une femme bien différente des deux qui ont précédé, et que nous plaçons dans la galerie à titre de repoussoir et de contraste, c'est cette spirituelle, cette originale, cette extravagante, cette galante Anne-Joséphine Bonnier de la Mosson, femme, depuis le 25 février 1734, de Michel-Ferdinand d'Albert d'Ailly, duc de Pecquigny, puis duc de Chaulnes.

Elle fut, aux eaux de Forges, en 1742, la compagne de voyage de madame du Deffand, qui a épuisé sur elle cette verve mordante et cet instinct implacable du ridicule qui donnèrent une vie si âpre et si singulière aux portraits qu'elle a tracés d'elle et de madame du Châtelet, ses deux ennemies intimes de ce temps-là.

Le lundi, 2 juillet 1742, elle écrit au président Hénault :

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Mais venons à un article bien plus intéressant: c'est une compagne.

O mon Dieu, qu'elle me déplaît! Elle est radicalement folle: elle ne

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