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capable de porterà l'exaspération. C'est dans ces lettres essentiellement confidentielles (du moins certaines indiscrétions un peu crues font penser qu'elles étaient considérées comme telles) que nous trouverons les dernières lumières sur l'esprit et le caractère de madame du Deffand, tels qu'ils vont sortir de l'expérience, trempés et comme aiguisés dans l'amertume de bien des déceptions. La dernière de ces déceptions fut évidemment le président Hénault, cet homme égoïste et fugace, si aimable pour tout le monde qu'il ne lui restait pas grand'chose pour l'intimité, de cet esprit et de ce cœur qu'il dépensait si gracieusement en petite monnaie. Madame du Deffand, qui crut avoir trouvé en lui l'homme digne de son dernier sentiment, de sa dernière espérance, dut être cruellement désabusée. Le président Hénault, bien loin d'être un amant parfait, c'est-à-dire aussi dévoué que désintéressé, trouve à peine le temps et la force d'être un ami supportable. Il faut sans cesse l'exciter, le gourmander, le rappeler aux devoirs (au moins les épistolaires) de cette intimité quasi conjugale acceptée par les mœurs du temps et comme consacrée par l'habitude.

De son côté, convenons-en, madame du Deffand, exigeante, impérieuse, médisante, même jalouse, et dans un état physique qui portait jusqu'à la crispation ces défauts de son commerce, n'était pas, il faut en convenir, la plus complaisante et la plus désirable des maitresses, malgré sa grace, son esprit et l'habileté avec laquelle elle savait rendre agréables, en les guérissant, jusqu'aux blessures que faisait sa malice.

Cette correspondance de Forges (de juillet 1742) mérite l'analyse, tant par les lumières qu'elle répand sur le caractère de madame du Deffand et du président Hénault, et la valeur morale de leur intimité, que par les nombreux détails qu'elle contient sur la première société et comme qui dirait le premier salon, encore indécis et errant, qui ne se fixera qu'au couvent de Saint-Joseph.

C'est dans les lettres du président Hénault, à ne les envisager qu'à ce premier point de vue de la nature et de la qualité de sa liaison avec madame du Deffand, qu'on trouve les éléments d'une appréciation définitive sur cet hymen artificiel qui réunit plutôt qu'il n'unit deux natures essentiellement disparates, et que l'attrait seul de ce contraste même a pu un moment aveugler. Le président, nous le savons d'ailleurs, avait placé à gros intérêts d'indulgence et de dévouement, dans l'amitié profonde, pure et désintéressée de madame de Castelmoron, tout ce qui lui restait de forces de cœur et de ressources d'affection. Il n'apportait, on ne le voit que

trop, que des restes à madame du Deffand, et, comme eût dit l'énergique Madame, que «la rinçure de son verre ».

Rien de plus détaché, de plus dégagé, de plus désabusé, sous des formes aimables, que le ton de cette correspondance où le président ne semble avoir d'autre souci que d'esquiver les rancunières épigrammes de sa trop clairvoyante et trop nerveuse compagne. Dès la première lettre du président, on le sent heureux d'être seul, d'être libre, naïvement épris et impertinemment enivré de sa passagère indépendance. Il respire enfin à pleins poumons. Il y a quelque chose de malicieusement enfantin dans cet hosannah intérieur, qui perce à travers les galantes précautions de cette épitre où rayonne comme un soleil d'école buissonnière :

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Nous partîmes donc, d'Ussé et moi, sur les six heures; je m'imaginais être à l'année 1698, et que je m'en allais en vendange. D'abord nous parlames de vous, et nous n'en dîmes pas, à beaucoup près, autant de mal que vous en dites vous-même. »

Toute cette lettre est caractéristique. Elle est d'une sorte d'ivresse folâtre. Le président trouve tout bon. Il rit à gorge déployée des espiégleries de madame de Forcalquier, qui lui jette son chapeau du haut en bas de la terrasse ; il s'apitoie sur le sort de madame de la Vallière, qu'on néglige : « Pour moi, je l'ai priée » pour vendredi, elle me fait amitié, et j'aime cela. »

S'il est impatient d'avoir des nouvelles de madame du Deffand, s'il gourmande les lenteurs de la poste, c'est impatience d'esprit, non de cœur, pure curiosité de désœuvré, de raffiné, qui pousse l'épicurisme jusqu'à rire avec délices, même à ses dépens. Enfin, et pour tout dire d'un mot de ces premières lettres, il y a beaucoup plus de faits que d'idées, et beaucoup plus de nouvelles que de sentiments.

Madame du Deffand, qui connaît son homme de longue date, ne s'y trompe pas; mais, pour ne pas le heurter d'abord, elle épanche sa mauvaise humeur sur sa compagne de voyage, madame de Pecquigny, qu'elle passe impitoyablement au fil d'une plaisanterie acérée. Elle l'égorgille à coups d'épigrammes. On voit qu'elle se fait la main. Une rencontre imprévue, une malice du hasard, lui fournit l'occasion propice pour l'offensive. Elle a cru reconnaître M. du Deffand dans un hôte nouveau de Forges. Elle jette le mari à travers les jambes de l'amant. Que dira-t-il de cette surprise, de cette bonne fortune conjugale? Si l'impossible allait la tenter, si elle allait, par curiosité, faire des avances à cet époux disgracié,

auquel l'absence et l'oisiveté des eaux donnent un faux air de roman, un certain ragoût d'aventures. Le président, pris à partie, accueille du plus philosophique sourire la menace de cette rivalité imprévue, dont madame du Deffand, avec cette coquetterie si profondément matérialiste du temps, assaisonne la crudité de toutes sortes de nouvelles de sa santé de la plus intime et presque de la plus cynique familiarité; le tout non sans allusions aiguës, sans reproches jaloux sur son indifférence et son inconstance.

« Je vous passerai de n'être pas si exact sur vos amusements; vingthuit lieues d'éloignement sont un rideau trop épais pour prétendre voir au travers. De plus j'ai mis ma tête dans un sac, comme les chevaux de fiacre, et je ne songe plus qu'à bien prendre mes eaux. Adieu, je vais être longtemps sans vous voir; j'en suis plus fàchée que je n'en veux convenir avec moi-même.

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. Je crois que vous supportez patiemment mon absence; mais ce que je ne veux point croire, c'est que vous ne souhaitiez pas mon retour; je n'écouterai sur cela aucune idée triste... Vous me direz, pour me persuader, tout ce qu'il faudra me dire, et je me laisserai volontiers persuader."

Puis, toujours pour piquer au jeu son languissant ami et pour dégourdir sa paresse, c'est Formont, l'aimable, le complaisant, le fidèle Formont, qu'elle attend, elle l'avoue, avec une impatience et une confiance dont elle espère que le coup de fouet réveillera son tiède patito. Du reste, rien de plus clair que le mobile de cette recrudescence. C'est l'ennui, l'éternel, l'incurable ennui, ce mauvais génie de madame du Deffand, ce Deus ex machina de toutes ses actions.

« J'ai vu avec douleur que j'étais aussi susceptible d'ennui que je l'étais jadis; j'ai seulement compris que la vie que je mène à Paris est encore plus agréable que je ne le pouvais croire, et que je serais infiniment malheureuse s'il m'y fallait renoncer. Concluez de là que vous m'êtes aussi nécessaire que ma propre existence, puisque tous les jours je préfère d'être avec vous à être avec tous les gens que je vois. Ce n'est pas une douceur que je prétends vous dire; c'est une démonstration géométrique que je prétends vous donner. »

Hélas! hélas! le véritable sentiment n'a rien de géométrique. Le véritable amour ne s'explique pas avec ces subtilités. Il en est de l'amour comme de Dieu : ceux qui le démontrent n'y croient pas. Les réponses du président sont dignes des demandes, et la défense n'est pas plus énergique que l'attaque.

"

A dire vrai, je commence à m'ennuyer beaucoup, et vous m'êtes un mal nécessaire. »

Telle est la galanterie de cet homme qui n'a pas même la force d'aimer la liberté, et qui convient que l'idée lui en est beaucoup plus chère que la réalité.

Madame du Deffand répond:

- Tous vos sentiments pour moi sont d'autant plus beaux, qu'il n'y en a pas un qui ne soit naturel. Je crois ce que vous me dites, que le plaisir d'être avec moi est toujours empoisonné par le regret ou la contrainte où vous vous figurez être de ne pouvoir pas être ailleurs. Il serait bien difficile de pouvoir contenter quelqu'un de qui le bonheur ne peut être que surnaturel. Tout ce que je vous conseille, c'est de profiter pleinement de mon absence, d'être bien aise avec vos amies et de garder vos regrets pour les changer en plaisirs simples et vrais, quand vous me reverrez. Pour moi, je suis fachée de ne vous point voir; mais je supporte ce malheur avec une sorte de courage, parce que je crois que vous ne le partagez pas beaucoup, et que tout vous est assez égal; et puis, je songe que je ne vous tyranniserai pas au moins pendant deux mois. »

Le dialogue se continue ainsi sur ce ton ironique et aigrelet, sans pouvoir, de part et d'autre, s'échauffer jusqu'à l'affection ou à la colère. Ce commerce physique et métaphysique finit par glacer le cœur, et l'on comprend qu'il a fallu beaucoup d'esprit aux deux intéressés pour donner, pendant le temps de convenance, les apparences d'une galanterie à ce feu de paille mouillée où il y a plus de fumée que de flamme. Pas la moindre imagination, pas la moindre illusion, pas la moindre passion dans ces reproches alternés et ces agaceries réciproques. Le lecteur étonné, puis indigné, finit par partager l'ennui profond de ce tête-à-tête.

Adieu; divertissez-vous bien, je vous le conseille de tout mon cœur. Voyez beaucoup vos amies; ne craignez point de prendre une habitude que je puisse déranger; le genre de vie que je pourrai bien mener à mon retour détruira peut-être toutes les idées de contrainte que vous vous faites de vivre avec moi... Adieu; dites-vous bien que vous avez la clef des champs, et ne craignez pas que je veuille jamais la reprendre ; comme vous avez toujours un passe-partout, j'en connais toute l'inutilité. »

Le président fait tête à l'orage avec un sang-froid imperturbable. Il est impossible, d'ailleurs, de se jouer avec plus d'esprit d'une situation assez fausse pour être délicate. Il plaisante gaillardement madame du Deffand sur « l'entreprise conjugale » dont la menace la présence de son mari à Forges.

Prenez-y garde, au moins, les eaux de Forges sont spécifiques, et ce serait bien le diable d'être allé à Forges pour une grosseur et d'en rapporter deux... M. de Cereste a bien ri à l'article de M. du Deffand. Je meurs d'impatience de savoir ce qui en est; mais je n'ose m'en flatter.

d.

Et puis, qu'on vienne trouver les rencontres de comédie hors du vraisemblable! Si cela était, pourtant, qu'en feriez-vous? Je m'imagine qu'il prendrait son parti, et qu'il ferait une troisième fugue! C'est pourtant une plaisante destinée que d'avoir un mari et un amant qu'on retrouve comme cela à tout moment, et qu'on quitte de même!..... »

De temps en temps cependant notre spirituel bonhomme a, lui aussi, des velléités agressives, et il montre la griffe au bout de sa patte de velours.

"

Sérieusement, il n'y a qu'à répondre à toutes les fantaisies pour en rire et pour dire que vous les trouvez excellentes, pourvu que l'on vous permette, de votre côté, de suivre les vôtres; car c'est ainsi que, par grandeur d'âme, vous nommez les vues sages, droites et uniformes qui déterminent vos actions.....

» Adieu, votre ennui m'afflige; je trouve pourtant qu'il ressemble au conte du tonnerre qui valut à un mari un embrassement qu'il n'avait pas reçu depuis longtemps. Je suis tout de même : vous croyez actuellement me regretter; mais d'ailleurs vous ne sauriez vous empêcher de songer que c'est à moi qu'il faut que vous disiez vos peines, parce que vous n'y croyez pas beaucoup de gens aussi sensibles, ou, pour dire vrai, parce

que vous en êtes sûre. »

Le président va même jusqu'à la plaisanterie, et comme la plaisanterie des gens graves d'habitude, elle est assez risquée. Il n'y a rien de téméraire comme un poltron révolté.

« Vous dites que vous ne me prenez pas comme les romans'; c'est en effet ce que vous pouvez faire de mieux, et je loue en cela votre prudence. »

Enfin, voici que du choc de ces laborieuses reparties, choquées pointe à pointe comme les épées des gens experts, trop habiles pour se blesser, il a jailli quelques rares étincelles. Madame du Deffand a dit au président, en le complimentant de ses lettres, qu'il « avait l'absence délicieuse ». Cet éloge ne se trouve pas de son goût, et il en rejette le sel secret avec une énergie de bon sens et une certaine franchise honnête et juste, que sa modération rend encore plus éloquente et qui mettent les rieurs de son côté. Oui, dans toute cette correspondance, il en faut convenir, le président se montre moralement supérieur à madame du Deffand. Cette supériorité, fort inférieure d'ailleurs, résulte de ce qu'il est plus sincère, plus naturel, plus naïvement égoïste que madame du Deffand, qui demande trop visiblement, quand elle parle de dévouement et de fidélité, ce qu'elle est incapable de donner. Il y a

1 Madame du Deffand avait dit qu'elle prenait les romans par la queue.

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