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seuls le malin Voltaire et le bilieux d'Alembert, par ces deux portraits, écrits à diverses dates, par deux hommes dont le jugement n'était point facile à surprendre, et qui, l'un à force d'être difficile, l'autre à force d'être honnête, ont fait à leurs éloges une autorité particulière.

Cet ouvrage (l'Abrégé chronologique), écrit le duc de Luynes à la date du 24 mai 1744, qui est le fruit d'un travail immense, a été composé par M. le président Hénault, l'un des quarante de l'Académie française. M. le président Hénault, qui a toujours vécu dans la trèsbonne compagnie, et qui a toujours paru se livrer beaucoup aux plaisirs de la société, a cependant infiniment lu, et ayant toujours eu pour objet de travailler à ce qui regarde le droit public et l'histoire depuis grand nombre d'années, il a fait continuellement des extraits qui sont le fondement de l'ouvrage qu'il vient de donner. C'est l'homme du monde qui sait le plus dans presque tous les genres, au moins dans les genres agréables et utiles à la société. La galanterie, les grâces dans l'esprit, les charmes de sa conversation, le talent de paraître s'occuper avec plaisir, même avec passion, de ce qu'il sait plaire à ses amis, celui de savoir choisir dans une histoire les faits intéressants et les plus dignes de curiosité, de beaucoup dire en peu de paroles, l'élégance, l'éloquence, les traits, les portraits, c'est le caractère de M. le président Hénault, et il sera aisé d'en juger par son livre. Il jouit d'un revenu considérable; il a une jolie maison, qu'il a achetée depuis peu d'années, dans la rue Saint-Honoré. Il donne à souper très-souvent, fait fort bonne chère à grand nombre d'amis, et vit avec tout ce qu'il y a de plus considérable et de plus aimable en hommes et en femmes'. "

Le marquis d'Argenson, frère du meilleur ami du président Hénault, mais qui n'était pas son ami au point de le gâter, en a tracé une autre esquisse, d'un trait plus familier, d'une indiscrétion plus profane et d'une bienveillance quelque peu ironique '.

« Son caractère, surtout quand il était jeune, paraissait fait pour réussir auprès des dames, car il avait de l'esprit, des grâces, de la délicatesse et de la finesse. Il cultive avec succès la musique, la poésie et la littérature légère. Il n'est jamais ni fort, ni élevé, ni fade, ni plat. Il y a de grandes dames qui lui ont pardonné le défaut de naissance, de beauté et même de vigueur. Il s'est toujours conduit, dans ces occasions, avec modestie, ne prétendant qu'à ce à quoi il pouvait prétendre. On n'a jamais exigé de lui que ce qu'il pouvait aisément faire."

Voilà bien le président Hénault tel qu'il dut être, à cet automne heureux de sa vie que marque l'année 1730, et que vient encore embellir cette liaison suprême avec madame du Deffand, si douce à la fois à l'épicurien de mœurs et d'esprit. Ses agréables et super

1 Mémoires du duc de Luynes, t. V, p. 444, 445. 2 T. V, p. 91, 92 (édit. Jonnet.)

ficiels Mémoires, qui glissent sur toutes choses avec une aisance uniforme, donnent l'exacte idée de la conversation et du commerce de cet homme souple et brillant, à qui le besoin et le désir de plaire ont fait comme un souriant génie, et qui glisse si légèrement, si gracieusement à travers les hommes, les femmes et les choses de son temps.

C'est à Sceaux que dut se nouer étroitement cette liaison peu à peu ébauchée en diverses rencontres, et dont la Correspondance de 1742, entre madame du Deffand et le président Hénault, marquera l'apogée.

Mais c'est au président lui-même que nous demanderons quelques détails à la fois familiers et discrets sur cette période de sa vie ; c'est lui qui nous dévoilera à demi le tableau de cette seconde jeunesse d'un homme éternellement jeune, que domine la figure de madame du Deffand, à laquelle le château et le parc de Sceaux servent de fond.

En 1730, le président Hénault était de l'Académie française, depuis le 10 août 1723, date de la mort du cardinal Dubois, qu'il y avait remplacé. Il était l'ami de Voltaire, pour lequel il avait sacrifié une paire de manchettes, brûlées au foyer où l'irascible poëte, exaspéré par une plaisanterie de M. de la Faye, avait jeté le manuscrit de la Henriade que lui rendit, non sans s'être quelque peu brûlé, son officieux admirateur. Voilà pour son esprit. En 1727 il avait perdu sa sœur, madame de Jonsac, et en 1728 sa femme, mademoiselle de Montargis, petite-fille de Mansart, « douce, simple, "l'aimant uniquement, crédule sur sa conduite, qui était un peu » irrégulière, mais dont la crédulité était aidée par le soin extrême » qu'il prenait à l'entretenir, et par l'amitié tendre et véritable » qu'il lui portait'. »

Vainement pressé de se remarier, et découragé par un premier échec auprès de madame d'Athys, qui lui préféra le président Chauvelin, neveu du garde des sceaux de ce nóm, le président avait concentré toutes les puissances de son cœur dans une affection obscure et douce, dont il a discrètement entr'ouvert les voiles.

En 1761, à l'âge de soixante-seize ans, il traçait d'une main émue, et avec une tendresse dont on ne l'aurait point cru capable, le portrait « de cette amie, la plus ancienne et la plus fidèle » qu'il était à la veille de perdre, et dont il faut dire un mot, parce qu'elle nous explique son indifférence apparente dans sa liaison avec ma

1o Mémoires, p. 134.

dame du Deffand, qui ne posséda jamais que l'esprit de celui dont madame de Castelmoron avait absorbé le cœur.

« C'est bien ici, dit-il, l'occasion de répandre mon cœur et de faire connaître une personne digne de l'estime et de l'attachement de tous ceux qui font cas de la vertu.

» Madame de Castelmoron a été, depuis quarante ans, l'objet principal de ma vie. Elle a éprouvé toutes les différentes situations où je me suis trouvé par le sentiment de la plus sincère amitié. Elle a ressenti mes joies, elle a partagé mes peines, elle a été mon asile dans mon ennui, dans mes chagrins; elle a adouci mes douleurs dans des maladies aiguës que j'ai éprouvées; je serais seul, sans elle, dans le monde. Je n'ai point connu d'ame plus raisonnable, d'esprit plus solide, de jugement plus sain; son cœur ne respire que pour ses amis; aussi n'en a-t-elle point qui l'aime médiocrement. Elle se compte pour rien et ignore l'exigence; sans envie, sans jalousie, sans prétention, elle ne vit que pour les autres. Jamais je n'ai pris de parti sans son conseil; ou, si j'ai manqué de la consulter, je m'en suis repenti. Sa santé délicate m'inquiète à tous moments; mais si son corps est faible, son âme est courageuse. Tous les genres de malheurs elle les a éprouvés, toujours sans se plaindre et avec une patience qui tromperait tout autre que ses véritables amis. Ah! mon Dieu, quand j'écrivais ce portrait, qui m'aurait dit que j'étais si près du plus grand malheur de ma vie? Madame de Castelmoron est morte le 3 novembre, jour de saint Marcel 1761. Je l'avais quittée la veille, à minuit; je venais d'envoyer savoir des nouvelles à neuf heures du matin; elle m'avait fait dire qu'elle se trouvait assez bien. Elle venait de dicter une lettre fort gaie à sa fille, l'abbesse de Caen'.

"

Lorsque tout à coup, vers les onze heures, on vint me chercher, en me disant qu'elle avait perdu connaissance. J'y cours, je la trouve sans espérance; nul signe de vie, nul sentiment..... Elle vécut jusqu'à onze heures du soir. Elle avait fait ses dévotions la veille. Son confesseur, le curé de Saint-Roch, qui ne la quitta point, me dit qu'il allait prier Dieu pour elle, ou plutôt lui demander son intercession, car il la regardait comme une sainte. Tout est fini pour moi, il ne me reste plus qu'à mourir 2..

Un homme qui trouvait une telle éloquence de désespoir pour écrire l'oraison funèbre d'une femme qui n'était pas madame du Deffand, devait être pour elle le plus médiocre des amants, et même, de plus en plus, le plus médiocre des amis. Aussi verronsnous se dénouer, dans une de ces indifférences progressives qui sont la punition des passions égoïstes, cette liaison qui, sur la fin, ne

1 C'est cette abbesse qui fut plus tard l'amie de Charlotte Corday. Elle était tante de ce jeune et beau colonel de Belzunce, une des premières victimes des fureurs populaires. On a prétendu que le désespoir de cette mort prématurée avait mis à la main de Charlotte Corday, dont le cœur avait été attendri par la grâce et les manières de M. de Belzunce, le poignard vengeur qui perça dans Marat l'instigateur des fureurs révolutionnaires.

2 Mémoires, p. 156.

tenait plus que par un reste d'habitude. Mais nous sommes en 1730; nous sommes à Sceaux, nous sommes aux dernières illusions de la dernière jeunesse. Revenons bien vite aux débuts heureux et charmants de ce commerce intime, dont il nous aura suffi, pour le caractériser, de raconter, par la plus utile des anticipations, la fin si terne et si languissante.

Madame du Deffand, à qui l'esprit avait déjà commencé une sorte de popularité plus enviable alors que la réputation, fut, parmi les dernières hôtesses de Sceaux, la plus attirée, la plus caressée, la plus choyée, la plus désirée. La duchesse du Maine, pour s'assurer ses faveurs, descendit jusqu'à la flatterie, et ce qui est bien plus difficile, jusqu'à la complaisance, humiliant son égoïsme et son esprit devant un esprit et un égoïsme supérieurs.

« Madame du Deffand n'avait point d'autre maison, dit le président Hénault', que celle de Sceaux, où elle passait toute l'année; et elle n'en sortit qu'après la mort de M. et madame du Maine. L'hiver, elle le passait dans une petite maison, dans la rue de Beaune, avec peu de compagnie. Dès qu'elle fut à elle-même, elle eut bientôt fait des connaissances; le nombre s'en augmenta, et de proche en proche, à force d'être connue, sa maison n'y put suffire. On y soupait tous les soirs..... Jamais femme n'a eu plus d'amis ni n'en a tant mérité. L'amitié était en elle une passion qui faisait qu'on lui pardonnait d'y mettre trop de délicatesse. La médiocrité de sa fortune, dans les commencements, ne rendait pas sa maison solitaire. Bientôt il s'y rassembla la meilleure compagnie et la plus brillante; et tout s'y assujettissait à elle. Son cœur était noble, droit et généreux : combien de personnes, et de personnes considérables, pourraient le dire!...."

Les autres traits de ce portrait appartiennent aux derniers temps et nous les réservons pour plus tard, de même que ceux qui, dans le portrait suivant du président Hénault par madame du Deffand elle-même, ne sont pas de sa vive et brillante maturité, et ne sauraient convenir qu'à sa physionomie définitive.

. Pourquoi ne parlerais-je pas de moi? dit le président lui-même. Voici mon portrait en beau et trop beau par madame du Deffand. Je le donne d'autant plus volontiers qu'on y entrevoit une critique assez fine et qui ne me fait pas plus d'honneur que de raison. »

Voici donc ce portrait, qui a eu la bonne fortune d'être trouvé également ressemblant par l'auteur et par le modèle :

• Toutes les qualités de M. le président Hénault et même tous ses défauts sont à l'avantage de la société; sa vanité lui donne un

1 Mémoires, p. 112.

extrême désir de plaire, sa facilité lui concilie tous les différents caractères, et sa faiblesse semble n'ôter à ses vertus que ce qu'elles ont de rude et de sauvage dans les autres.

"

Ses sentiments sont fins et délicats; mais son esprit vient trop souvent à leur secours pour les expliquer et les démêler; et comme rarement le cœur a besoin d'interprete, on serait tenté quelquefois de croire qu'il ne ferait que penser ce qu'il s'imagine sentir. Il paraît démentir M. de la Rochefoucauld, et il lui ferait peut-être dire aujourd'hui que le cœur est souvent la dupe de l'esprit.

"Tout concourt à le rendre l'homme du monde le plus aimable : il plaît aux uns par ses bonnes qualités, et à beaucoup d'autres par ses défauts.

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Il est impétueux dans toutes ses actions, dans ses disputes, dans ses approbations. Il paraît vivement affecté des objets qu'il voit et des sujets qu'il traite; mais il passe si subitement de la plus grande véhémence à la plus grande indifférence, qu'il est aisé de démêler que si son âme s'émeut aisément, elle est bien rarement affectée. Cette impétuosité, qui serait un défaut en tout autre, est presque une bonne qualité en lui: elle donne à toutes ses actions un air de sentiment et de passion qui plaît infiniment au commun du monde; chacun croit lui inspirer un intérêt fort vif, et il a acquis autant d'amis par cette qualité que par celles qui sont vraiment aimables et estimables en lui. On peut lui reprocher d'être trop sensible à cette sorte de succès; on voudrait que son empressement pour plaire fût moins général et plus soumis à son discernement.

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Il est exempt des passions qui troublent le plus la paix de l'âme. L'ambition, l'intérêt, l'envie lui sont inconnus ce sont des passions plus douces qui l'agitent; son humeur est naturellement gaie et égale... Il joint à beaucoup d'esprit toute la grâce, la facilité, la finesse imaginables; il est de la meilleure compagnie du monde; sa plaisanterie est vive et douce; sa conversation est remplie de traits ingénieux et agréables qui jamais ne dégénèrent en jeux de mots ni en épigrammes qui puissent embarrasser personne...

» Le voilà tel qu'il était en 1730. »

C'est bien cela, et voilà un portrait qui, à l'avantage d'être exact, joint celui d'être daté, c'est-à-dire d'indiquer le moment où il l'était le plus. Nous connaissons maintenant les deux principaux acteurs de notre comédie. Il ne nous reste plus qu'à introduire tour à tour sur la scène les divers personnages secondaires qui doivent la remplir de 1730 à 1764. Le Recueil de la Correspondance inédite de madame du Deffand, publié en 1809, contient la galerie de ces portraits que nous n'avons plus qu'à évoquer et à faire successivement descendre de leurs cadres. Passons donc la revue des amis de madame du Deffand, de sa société particulière, de ce groupe dont elle fut l'âme aux jours de sa brillante maturité, et dont les survivants, ralliés par l'attrait irrésistible d'un esprit qui faisait tout pardonner au caractère, composèrent le salon du couvent

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