Page images
PDF
EPUB

tible, elle eût pu trouver des rebelles, car elle-même ne s'était pas défendue des faiblesses de son sexe et de son temps. Le chevalier d'Aydie avait fait céder l'orgueil de sa vertu, et la passion avait mêlé ses flammes à sa précoce raison. Aïssé était amante et mère, et cependant les Parabère, les Tencin, les du Deffand, se courbaient avec une sorte de respect sous les arrêts de cette personne étrange, inspirée, angélique, dont une unique faute semblait encore relever la vertu, comme une tache unique fait ressortir la blancheur de l'hermine. Hermine humaine, Aïssé devait mourir du combat de ses principes et de ses désirs, de ses regrets et de ses remords. Elle devait mourir de cette impossibilité d'avouer son amant et sa fille. La maladie qui devait l'emporter précipita sa résolution de détachement absolu, d'héroïque renoncement, et fit une jeune sainte de cette martyre de l'amour et du devoir. Cette maladie était surtout morale, et voilà pourquoi les médecins n'y comprenaient rien. Elle s'appelle la maladie du sacrifice. La foi seule en peut adoucir les tourments. Aïssé le sentit, et son âme terrestre et profane, sa passion en un mot, semble s'exhaler dans ce dernier regret. « Il m'a » appris (M. Saladin) le mariage de mademoiselle Ducrest avec » M. Pictet. Ah! le bon pays que vous habitez, où l'on se marie » quand on sait aimer, et quand on s'aime encore. Plût à Dieu » qu'on en fit autant ici!" A partir de ce moment, Aïssé n'a plus qu'une âme, la céleste, celle qui aspire uniquement à Dieu. Elle se donne tout entière à des pensées de repentir, de confession, de pénitence, de salut. Et quelles sont les amies dévouées, les ingénieuses complices qui secondent ses projets comme on favorise une évasion, qui la dérobent à l'inquisition de madame de Ferriol et de madame de Tencin, à la vigilance de leur garde de dévotes, qui arrachent enfin cette belle proie au confesseur moliniste, au confesseur de madame de Ferriol, dont elle est plus occupée que des médecins. C'est, avec le chevalier, madame de Parabère et madame du Deffand. Oui, vraiment, la pétulante et étourdie Parabère, qui s'appelle Madeleine, et qui veut qu'on lui pardonne parce qu'elle a beaucoup aimé, celle à qui le Régent disait: « Tu auras beau » faire, tu seras sauvée. » Oui, vraiment, madame du Deffand, cette femme qu'on dit si sèche, si vindicative, si sceptique. Aïssé ellemême ne peut s'empêcher de s'en étonner et d'y voir une sorte de coup de grâce.

« Vous serez étonnée quand je vous dirai que mes confidentes et » les instruments de ma conversion sont mon amant, mesdames de » Parabère et du Deffand, et que celle dont je me cache le plus,

[ocr errors]

c'est celle que je devrais regarder comme ma mère. Enfin, ma» dame de Parabère l'emmène dimanche, et madame du Deffand » est celle qui m'a indiqué le P. Boursault, dont je ne doute pas que » vous ayez entendu parler. Il a beaucoup d'esprit, bien de la con» naissance du monde et du cœur humain, il est sage, et ne se pique » point d'être un directeur à la mode. Vous êtes surprise, je le vois, » du choix de mes confidentes; elles sont mes gardes, et surtout » madame de Parabère, qui ne me quitte presque point et a pour » moi une amitié étonnante; elle m'accable de soins, de bontés et » de présents. Elle, ses gens, tout ce qu'elle possède, j'en dispose » comme elle et plus qu'elle. Elle se renferme chez moi toute seule » et se prive de voir ses amis. Elle me sert sans m'approuver ni » me désapprouver, c'est-à-dire m'a écoutée avec amitié, m'a offert » son carrosse pour envoyer chercher le P. Boursault, et, comme » je vous l'ai dit, emmène madame de Ferriol pour que je puisse » être tranquille. Madame du Deffand, sans savoir ma façon de » penser, m'a proposé d'elle-même son confesseur. Je ne doute » point que ce qui se passe sous leurs yeux ne jette quelque étin>> celle de conversion dans leur âme. Dieu le veuille'! »

[ocr errors]

Le bizarre conflit d'incompatibilité d'humeur, si sévèrement jugé par mademoiselle Aïssé, finit par une séparation judiciaire et définitive, dont la date est inconnue, entre le mari, la femme 'et l'amant. M. du Deffand se résigna silencieusement à un veuvage anticipé. M. Delrieu du Fargis chercha et trouva dans madame de Sabran une maitresse qui eût moins de scrupules ou plutôt moins de caprices, et il noua avec cette femme originale, autre épave de la satiété du Régent, une liaison à laquelle il demeura fidèle jusqu'à sa mort (février 1733). Pour madame du Deffand, fatiguée de ces secousses, désireuse d'achever sa jeunesse dans une cour sans orages, et une passion sans épreuves, Sceaux, sa châtelaine et sa société lui offraient le port le plus désirable après les naufrages de l'intrigue et de l'amour: une princesse spirituelle qui n'était plus rien que par l'esprit et qui se pliait de plus en plus à la nécessité de plaire; une confidente maligne et discrète, madame de Staal, et un amant sans exigences d'aucune espèce, plus commode et plus sûr qu'un mari, le président Hénault. Son entrée dans la vie de madame du Deffand, si modeste qu'elle n'a point de date, en marque la seconde phase, celle des relations brillantes, des hospitalités choisies, des amitiés honorables, de l'aisance tranquille, de la réputation croissant avec l'autorité, celle qui prépare le 1 Lettres d'Aïssé, p. 268, 269.

double titre de madame du Deffand à la considération des contemporains et à l'admiration de la postérité, son salon et ses lettres.

V

C'est à Sceaux que se noua définitivement et se consacra, par une tolérance semblable à de l'estime, ce commerce intime, quasi conjugal, de madame du Deffand et du président Hénault; union fort peu scandaleuse, d'ailleurs, de deux personnes qui avaient les mœurs de leur temps sans en avoir les vices, et qui se rencontrèrent, calmées à la fois par la raison et par l'expérience, à cette heure tempérée de la vie, à cet automne serein, où l'esprit, le cœur et les sens touchent au désirable équilibre, où l'amour n'est qu'une transition à l'amitié, et où la possession de tous les droits semble plutôt destinée à enlever son dernier prétexte à la médisance qu'à le lui fournir: car la médisance se tait là où elle n'a rien ni à deviner, ni à supposer, ni à contrarier.

Nous n'avons à tracer ici ni le tableau de la cour de Sceaux, fort éclaircie par la disgrâce, ni celui de cette vie brillante et tranquille où les jeux du théâtre ont remplacé les hasards de l'intrigue, ni le portrait de la duchesse du Maine et de son président ordinaire, le président Hénault, chez qui une ambition purement littéraire avait déjà remplacé toutes les autres. Quoique celui-ci tienne une grande et durable place dans l'existence de madame du Deffand, et que son aimable et spirituelle figure soit de celles qui tentent le crayon, nous nous souviendrons qu'il ne nous appartient que par ses côtés intimes, privés, domestiques en quelque sorte, et laissant de côté le magistrat, l'historien et même le courtisan, nous ne parlerons que de l'homme en tant que sa liaison avec madame du Deffand, ses lettres et son influence le placent directement et en quelque sorte inévitablement sous la portée de notre observation.

Né en 1685, le président Hénault avait, vers 1730, quarantecinq ans, et il était encore plus jeune par le caractère, l'esprit, l'éternel sourire, que cette femme de trente-quatre ans, trop clairvoyante pour être heureuse, dont l'âme avait déjà les rides qu'évita longtemps son visage.

Il avait été, de son propre aveu, fort galant et fort dissipé, et quand on lit la confession anodine de ses Mémoires, et qu'on la compare aux indiscrétions des chroniqueurs et des sottisiers, on trouve qu'il ne s'est peint qu'en buste, et qu'il a mis de la coquetterie dans son repentir.

C.

Donc avec plus d'esprit que de tempérament, le président Hénault, à une époque où il était de bon ton d'avoir des maîtresses, avait suivi de son mieux, d'un pas un peu essoufflé, les prouesses de ces Hercules de l'orgie: les Riom, les Richelieu, les d'Alincourt, les Soubise. Il avait été lui aussi, mais avec tact et avec grâce, un roué. Il avait eu des succès profanes, des bonnes fortunes fort enviables, sauf à se dérober parfois au triomphe et à reculer devant sa victoire. De tout temps, il avait passé pour être plus audacieux que solide et plus heureux que vaillant. Mais cela même ne déplaisait pas, et empêchait les grands seigneurs de s'offenser des avantages d'un robin. Sa gloire était de celles qui font sourire. Il appartenait à ce groupe spirituel, politique, académique, gourmand, de magistrats ambitieux, lettrés et faciles, élite souriante du lourd parlement, brillante avant-garde qui portait avec toute l'élégance de la cour les graves traditions du corps : les Caumartin, les d'Argenson, les Maisons, les Chauvelin, les Pallu, les Brossoré, dignes élèves et favoris du magistrat courtisan par excellence, le premier président de Mesme '.

Quand on félicitait le Régent sur ses conquêtes et qu'on lui faisait compliment sur ses bonnes fortunes: « Pourquoi n'en aurais-je » pas,» répondait-il à ceux qui lui en faisaient leur cour, avec sa malicieuse bonhomie, « pourquoi n'en aurais-je pas? le président » Hénault et le petit Pallu en ont bien!» Et il voulait dire par là qu'avec de l'esprit et de la bonne volonté, on triomphe en amour de tous les obstacles, de la figure, de la naissance, de l'état et même de la faiblesse.

« L'un est, dit Marais, qui nous rapporte à la date du 21 juin 1721 cette ironique excuse du Régent, qui ne se défendait guère que par des épigrammes, président des enquêtes, l'autre conseiller au parlement, et ils ont tous deux bien de l'esprit, mais ne sont pas taillés en gens galants."

Nous trouvons dans les recueils spéciaux plus d'une histoire de nature à confirmer ce mot du Régent; et plus d'une aventure amoureuse de l'aimable président, plus d'une mésaventure conjugale de sa sœur, maitresse du prince de Conti, que son mari souffleta un jour publiquement, en pleine église, ont trouvé leur écho dans les commérages rimés où Jonquette (madame de Jonsac) et le « bourgeonné président » reçoivent leur petit charivari fescennin.

1 Mais qui inspiraient moins de confiance au pratique Dubois. Voir Mémoires du président Hénault, p. 61.

Nous savons aussi par Marais, malin divulgateur des médisances du banc des anciens au Palais, que le président Hénault fut à son tour l'amant, plus militant et même plus souffrant que triomphant, de cette luxurieuse et robuste maréchale d'Estrées, dont les débordements et les bons mots ont amusé et scandalisé parfois la Régence elle-même. C'est cette même femme, funeste au Parlement, acharnée à pervertir la robe, qui avait tué sous elle le savant et voluptueux avocat général Chauvelin, impuissant à tenir assez égale la balance entre le plaisir et le travail. C'est elle qui appelait familièrement le chancelier d'Aguesseau «mon folichon», et avait failli faire perdre la tête à ce grand homme. Le président Hénault n'échappa point à ces envies de grosse femme; mais une heureuse disgrâce, un méprisant congé, rendirent bientôt à la vie et à la liberté cet insuffisant rival d'un comte de Roussillon. C'est la revanche des armes. Cedant toga armis. Mais écoutons Marais, à la date de juin 1722.

La maréchale d'Estrées avait pris le président Hénault pour son amant. Elle l'a quitté et a pris à sa place le comte de Roussillon, qui est un jeune seigneur franc-comtois, riche et assez bien fait, quoiqu'on lui trouve les jambes trop grosses et le nez plat. On a dit que la maréchale avait fait tout d'un coup un grand saut de Hainaut en Roussillon. La bonne fortune de la maréchale (si bonne fortune il y a) reste à Roussillon. Le président doit faire une élégie sur cette quitterie.

Et en attendant, les chansonniers saluaient cette disgrâce et cette retraite d'une salve de couplets narquois, et ces couplets sont tels qu'il est déjà assez compromettant d'en donner l'adresse'.

Il y aurait peu de charité à insister davantage sur ces antécédents frivoles d'une carrière qui n'a pas été sans gloire et sur ces petites ombres d'une figure qui a eu ses rayons. En 1730, le président Hénault, ami de d'Argenson, ami de Voltaire, se retirait peu à peu du tourbillon profane où il avait vécu, pour se réserver, sans infidélité et sans regret, au meilleur monde d'alors, et il jouissait d'une considération et d'un crédit supérieurs à ce qu'en donnent la fortune et même les charges, et dont le mérite revient surtout en lui à l'homme d'esprit, de tact et de goût.

On peut juger de ses agréments et de ses mérites, que contestèrent

1 Recueil Maurepas, t. XVI, p. 48. Juin 1722. (Biblioth. imp., manusc.) 2 Il ne garda de ses anciens péchés mignons que le goût de l'Opéra et des choses de théâtre, prétexte de fréquents conflits entre madame du Deffand et lui, qu'elle mit longtemps à lui pardonner, et qui l'exposa maintes fois aux brocards des pamphlétaires spéciaux. Voir dans Barbier, t. III, p. 9, et t. VIII.

« PreviousContinue »