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« J'ai vu la tragédie d'Inès, qui fait pleurer tout Paris. Je n'y ai point pleuré. Les situations sont assez touchantes, mais les vers làches, plats, allongés; il n'y a ni force, ni élégance, ni précision, et c'est à l'action de Baron et de la Duclos qu'est dû le succès.

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Et il enregistre avec un plaisir goguenard ce dernier affront à un succès qui le contrarie.

« Les comédiens italiens représentent une pièce d'Agnès de Chaillot, qui est une critique d'Inès de Castro. On y rit autant qu'on a pleuré à l'autre. »

Nous donnons à l'Appendice, aux OEuvres diverses de madame du Deffand, cette parodie d'Inès de Castro, sous la forme, populaire alors, de ces refrains pareils à des grelots appelés mirlitons. Nous n'avons pas pensé que cette lecture fût inutile à la connaissance approfondie du caractère de madame du Deffand et de son esprit. La pièce est loin d'être un chef-d'œuvre. Mais elle est ce qu'elle veut être, amusante et piquante. Cela suffit, et c'est un mérite assez grand pour qu'il ait pu faire l'envie d'une femme aussi spirituelle que madame de Staal'.

Un autre épisode à noter de la jeunesse de madame du Deffand, c'est sa liaison avec madame de Prie, maîtresse de M. le Duc ; liaison aussi courte que le pouvoir et que la vie de cette vive, spirituelle et coquette femme, que tuèrent de si bonne heure l'ambition et l'ennui. Cette amitié de madame du Deffand et de madame de Prie a cela de particulier, que bien loin d'être fondée sur l'estime ou même sur la sympathie, elle semble n'avoir eu d'autre mobile qu'une réciproque curiosité et qu'une malignité dont, sous le commode prétexte de franchise, elles ne s'épargnaient pas les traits. Toutes deux fines, railleuses, blasées, elles n'avaient trouvé d'autre remède à leur commun ennui que de passer le prochain, et, à défaut de victimes, que de se passer elles-mêmes au fil de l'épigramme. Singulier commerce que celui où l'on ne s'embrassait que pour se déchirer, et où deux dilettantes de raillerie, deux raffinées sans illusions, s'entre-becquetaient comme les pies-grièches, de façon à se crever les yeux !

Quand madame de Prie tomba, entraînée dans la chute de son farouche et docile amant, M. le Duc, et dut, à vingt-huit ans, aller s'ensevelir dans une retraite sans honneur, sans amour et sans

1 Elle écrivait à madame du Deffand elle-même : « Les facéties ont un succès plus sûr et bien plus général que les choses plus travaillées; mais n'en fait pas qui veut. Il me serait aussi impossible de faire une jolie farce qu'une belle tragédie.

"

espérance, madame du Deffand crut devoir payer aux convenances le tribut d'une marque de dévouement et de fidélité à cette inconsolable exilée dont elle avait partagé la bonne fortune. Elle accompagna donc madame de Prie à cette maison de Courbépine, en Normandie, où la favorite déchue devait bientôt mourir d'une mort désespérée, qui laisse hésiter entre la maladie et le suicide.

Il nous est demeuré quelques détails caractéristiques sur ce séjour, où madame du Deffand, dans son égoïsme déjà impitoyable, semble être venue plutôt pour se venger de son amie que pòur la consoler, et plutôt pour exercer sur elle sa causticité que pour lui témoigner son dévouement.

« Une lettre de cachet, dit Lemontey1, ensevelit la marquise de Prie (juin 1726). Elle y fut accompagnée par madame du Deffand, son émule en beauté, en galanterie et en méchanceté. Ces deux amies s'envoyaient mutuellement chaque matin les couplets satiriques qu'elles composaient l'une contre l'autre. Elles n'avaient rien imaginé de mieux, pour conjurer l'ennui, que cet amusement de vipères. »

Il n'y a pas moyen d'en douter : c'est madame du Deffand ellemême qui nous l'apprend, dans sa lettre à Horace Walpole, du mercredi saint 22 mars 1779.

Vous n'êtes pas plus gai que moi, mon ami; ce goût pour la retraite, cette aversion pour la société, par l'ennui que vous cause la conversation, me prouvent la vérité d'un vers très-beau et très-harmonieux que je fis, il y a cinquante-quatre ans, étant à Courbépine avec madame de Prie, qui y était exilée. Le voici; mais il faut vous dire la chanson entière et ce qui l'amena. Nous nous envoyions tous les matins un couplet l'une contre l'autre. J'en avais reçu un sur un air dont le refrain était Tout va cahin-caha; elle l'appliquait à mon goût. Je lui fis ce couplet, qui est absolument du genre des vers de Chapelain, auteur de la Pucelle, sur l'air : Quand Moïse fit défense:

Quand mon goût au tien contraire,

De Prie, te semble mauvais,

De l'écrevisse et sa mère

Tu rappelles le procès.
Pour citer gens plus habiles,
Nous lisons aux Evangiles :

Que paille en l'œil du voisin

Choque plus que poutre au sien.

Suard, à son tour, nous a laissé un croquis des conversations que pouvaient avoir entre elles deux personnes qui jouaient ainsi au volant, d'une chambre à l'autre, avec des épigrammes.

1 Histoire de la Régence, t. II, p. 261.

« Causant un jour avec madame du Deffand, elle se plaignait trèsamèrement de M. d'Alincourt. « Je ne vous conseille pas, lui dit madame

» du Deffand, de donner trop d'éclat à vos plaintes.

» donc ? »

"

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"

Pourquoi

" Mais

C'est que le public interprète fort mal les plaintes entre » gens qui se sont aimés. » « Comment! est-ce que vous croyez aussi, » comme les autres, que j'aie été bien avec M. d'Alincourt? » » sans doute, » répond madame du Deffand. Et voilà madame de Prie à se récrier contre cette calomnie, à donner mille raisons pour s'en justifier. Madame du Deffand écoutait très-froidement cette apologie. « Vous " n'êtes pas convaincue? » « Non. - « Et sur quoi donc jugez-vous

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» que M. d'Alincourt a été mon amant? »

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C'est que vous me l'avez Vraiment! je l'avais oublié, » répondit tranquillement madame

Dès 1725, nous trouvons des traces des relations entre Voltaire et madame du Deffand, traces surtout multipliées depuis 1732, époque de leurs rencontres fréquentes à Sceaux.

La Correspondance de l'homme auquel, en femme et intellectuellement parlant, madame du Deffand ressembla le plus, nous la montre profitant, en 1725, au château de la Rivière-Bourdet, aux environs de Rouen, de l'hospitalité d'une amie de Voltaire, qui fut même pour lui quelque chose de plus, la présidente de Bernières.

« Je m'imagine, écrit-il à la présidente, que vous faites des » soupers charmants, » et il applique à nos deux spirituelles gourmandes ces vers de Voiture :

Que vous étiez bien plus heureuses
Lorsque vous étiez autrefois

Je ne veux pas dire amoureuses :
La rime le veut, toutefois.

Il ajoute: «Je préférerais bien votre cour à celle-ci (de Fontai» nebleau), surtout depuis qu'elle est ornée de madame du Deffand... » Quand on est avec madame du Deffand et M. l'abbé d'Amfre» ville, il n'y a personne qu'on ne puisse oublier.

Un jour, avec la liberté un peu impertinente de l'après-dinée, il lui adressait, avec cette inscription atténuante : « Fait chez vous, ce 8 janvier, après diner, » cet impromptu cavalier:

Qui vous voit et qui vous entend

Perd bientôt sa philosophie,

Et tout sage avec du Deffand
Voudrait en fou passer sa vie.

En 1728, à trente-deux ans, madame du Deffand n'avait encore rien perdu de ce pouvoir fascinateur qui s'appuyait à la fois sur une jolie figure et beaucoup d'esprit. L'un et l'autre lui faisaient des amis qui n'eussent pas mieux demandé que de devenir ses amants.

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Mais soudain convertie par le salutaire dégoût de l'expérience, elle résolut de se ranger, et de profiter du congé qui l'avait débarrassée d'un tiers importun (sans doute toujours Delrieu du Fargis), pour rentrer avec son mari. Mademoiselle Aïssé, une amie qui honore, malgré l'unique faiblesse, madame du Deffand, s'indigne avec trop de rigueur de l'insuccès, facile à prévoir, d'une démarche si raisonnable mais si imprévue, pour qu'on ne pense pas qu'elle l'avait conseillée et inspirée. Elle aimait madame du Deffand, dont sa grâce, ses malheurs, son bon sens délicat, sa naïveté touchante, avaient fondu la glace critique et apprivoisé le cœur, au point de la rendre capable de dévouement. Elle avait poussé la sollicitude, et c'est là un trait des mœurs du temps où tout, même le bien, a sa pointe fatale de corruption, jusqu'à essayer de lui donner un ami (et l'on sait trop ce que veut dire ce mot, d'homme à femme, avant cinquante ans) digne d'elle dans la personne du président Berthier de Sauvigny', qui la poursuivait elle-même de flammes platoniques, mais indiscrètes. A l'avantage d'être débarrassée se joignait donc à ses yeux l'avantage de pourvoir convenablement son amie de l'indispensable sigisbé.

Je suis parvenue, dit la Circassienne devenue Française et trèsFrançaise, à lui faire faire connaissance avec madame du Deffand. Elle est belle, elle a beaucoup de grâces; il la trouve aimable : j'espère qu'il commencera un roman avec elle qui durera toute la vie 2. »

C'est en décembre 1728 qu'éclata ce nouveau scandale, qui peint au vif madame du Deffand, et qui marqua sa réputation d'une note fàcheuse, que douze années de réserve et de décence n'effa

cèrent que peu à peu. L'officieuse mademoiselle Aïssé était allée à

la quête d'une maison où madame du Deffand pût trouver un appartement convenable', et elle se flattait de l'espoir qu'une réconciliation conjugale inaugurerait heureusement cette nouvelle demeure. Elle a raconté sa déception en ces termes :

- Je veux vous parler de madame du Deffand; elle avait un violent désir, pendant longtemps, de se raccommoder avec son mari; comme elle a de l'esprit, elle appuyait de très-bonnes raisons cette envie; elle agissait dans plusieurs occasions de façon à rendre ce raccommodement désirable et honnête. Sa grand'mère meurt ", et lui laisse quatre mille 1 Probablement le président à la cinquième chambre des requêtes, mort en 1745.

2 Sans doute en tout bien tout honneur », mais on ne le dit pas. Lettres d'Aïssé, éd. Ravenel, p. 163.

3 Lettres, p. 185.

4 Elle mourut à Paris, le 11 juin 1728, âgée de quatre-vingt-deux ans.

livres de rente; sa fortune devenant meilleure, c'était un moyen d'offrir à son mari un état plus heureux que si elle avait été pauvre. Comme il n'était point riche, elle prétendait rendre moins ridicule son mari de se raccommoder avec elle, devant désirer des héritiers. Cela réussit comme nous l'avions prévu. Elle en reçut des compliments de tout le monde. J'aurais voulu qu'elle ne se pressât pas autant; il fallait encore un noviciat de six mois, son mari devant les passer naturellement chez son père. J'avais mes raisons pour lui conseiller cela; mais comme cette bonne dame mettait de l'esprit, ou, pour mieux dire, de l'imagination au lieu de raison et stabilité, elle emballa la chose de manière que le mari amoureux rompit son voyage et vint s'établir chez elle, c'est-à-dire à dîner et souper; car pour habiter ensemble elle ne voulut pas en entendre parler de trois mois, pour éviter tout soupçon injurieux pour elle et son mari. C'était la plus belle amitié du monde pendant six semaines; au bout de ce temps-là, elle s'est ennuyée de cette vie, et a repris pour son mari une aversion outrée; et sans lui faire de brusqueries, elle avait un air si désespéré et si triste, qu'il a pris le parti d'aller chez son père. Elle prend toutes les mesures imaginables pour qu'il ne revienne point. Je lui ai représenté durement toute l'infamie de ses procédés; elle a voulu, par instances et par pitié, me toucher et me faire revenir à ses raisons; j'ai tenu bon, j'ai resté trois semaines sans la voir; elle est venue me chercher. Il n'y a sorte de bassesses qu'elle n'ait mises en usage pour que je ne l'abandonnasse pas. Je lui ai dit que le public s'éloignait d'elle comme je m'en éloignais; que je souhaiterais qu'elle prît autant de peine à plaire à ce public qu'à moi; qu'à mon égard, je le respectais trop pour ne lui pas sacrifier mon goût pour elle. Elle pleura beaucoup, je n'en fus point touchée. La fin de cette misérable conduite, c'est qu'elle ne peut vivre avec personne, et qu'un amant qu'elle avait avant son raccommodement avec son mari, excédé d'elle, l'avait quittée; et quand il eut appris qu'elle était bien avec M. du Deffand, il lui a écrit des lettres pleines de reproches; il est revenu, l'amour-propre ayant réveillé des feux mal éteints. La bonne dame n'a suivi que son penchant, et sans réflexion, elle a cru un amant meilleur qu'un mari; elle a obligé ce dernier à abandonner la place. Il n'a pas été parti, que l'amant l'a quittée. Elle reste la fable du public, blâmée de tout le monde, méprisée de son amant, délaissée de ses amies; elle ne sait plus comment débrouiller tout cela. Elle se jette à la tête des gens, pour faire croire qu'elle n'est pas abandonnée; cela ne réussit pas l'air délibéré et embarrassé règne tour à tour dans sa personne. Voilà où elle en est, et où j'en suis avec elle. »

Madame du Deffand ne semble pas avoir gardé rancune à mademoiselle Aïssé de la sévérité de ses reproches, et c'est ici le lieu d'admirer qu'une personne de son rang et de son caractère ait supporté l'humiliation de s'entendre gourmander par une femme que sa condition dans la maison de Ferriol élevait à peine au-dessus de la haute domesticité, mais qui, par l'esprit et le tact, s'était fait une autorité. Cette autorité, on la subissait naturellement, et par le charme même qu'elle y savait mettre. Sans cette séduction irrésis

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