Page images
PDF
EPUB

ditation passionnée, qui n'a d'autre mobile et d'autre but que la soif de se connaître. Et l'on est étonné de la précision des moyens et de la vérité saisissante des résultats, même quand on sait que cette activité de réflexion, réduite aux sujets intérieurs, n'a point de distraction, et que la cécité a couvert de son voile la cage où se meut et palpite ce doute inquiet.

Madame du Deffand, quand elle se délasse, par l'appréciation des hommes qu'elle a connus ou des ouvrages qu'elle s'est fait lire, de la fatigue de ces jugements si sévères qu'elle porte sur ellemême, est encore inimitable. Sauf quelques erreurs qui tiennent à des préjugés de temps ou de situation (quoiqu'elle en ait beaucoup perdu, elle en a cependant gardé quelques-uns), il faut citer ces opinions qui entraînent par le sourire et décident par le ridicule, ou qui, par l'unique force du bon sens et de la prévoyance, entrent dans l'esprit à la façon d'un coin, et y gravent une critique nette comme un arrêt, ou un éloge juste comme une maxime.

Rien ne saurait rendre l'attrait de cette originalité morale, de cette verve critique et caustique, tel que nous venons de le goûter, durant un commerce assidu d'une année, et le plaisir parfois douloureux qu'il y a à suivre ces phrases étincelantes, dont les unes éclairent et dont les autres brûlent comme le flambeau approché de trop près.

Madame du Deffand, moins amusante, moins dramatique, moins variée, moins primesautière que madame de Sévigné, dont les lettres sont le chef-d'œuvre d'un temps triomphant, tandis que celles de madame du Deffand sont le chef-d'œuvre d'un temps de décadence, garde sur celle que Walpole appelait Notre-Dame de Livry un remarquable avantage.

Comme son illustre devancière, elle a concentré sur un sentiment unique, exclusif, absorbant, presque égoïste à force de sacrifices, qu'elle a creusé pendant quarante ans et qui est devenu comme le lit de son existence, toute l'activité de son âme et de son esprit.

Mais le sentiment qui a inspiré madame de Sévigné est un sentiment naturel, élémentaire, domestique, dont je ne voudrais pas dire qu'elle affecte le culte et qu'elle orne trop d'éloquence l'admirable simplicité. Le sentiment qui fut la vie de madame du Deffand est un sentiment à la fois critique et passionné, à la fois plaisir de cœur et attrait d'esprit. C'est cette amitié désespérée, luttant contre tous les obstacles et toutes les déceptions, les incompatibilités de l'âge et les impossibilités de l'absence, et se portant à son

a.

objet comme à une proie, pour échapper à la double terreur de l'ennui et de la mort. On se presse alors de réparer le temps perdu. On voudrait aimer une éternité par jour.

On le comprend déjà, cet avantage que je revendique, aux yeux des raffinés, pour madame du Deffand, c'est cet attrait poignant du drame. Il y a un drame, et des plus curieux et des plus terribles, dans ce quotidien effort, dans cette journalière et inutile révolte contre des regrets semblables à des remords et des désirs cruels comme un châtiment.

C'est cet attrait qui manque aux lettres de madame de Sévigné, écrites sous le doux empire de ce sentiment maternel qui n'a point de révolutions ni de désespoirs. Si parfois la note s'attendrit, si ce perpétuel sourire se voile d'une larme, comme l'arc-en-ciel d'une inaltérable espérance succède vite à l'orage! Les larmes de madame de Sévigné ressemblent à ces pluies d'été, courtes, fines et rares, qui font paraitre le ciel plus bleu et l'herbe plus verte. Nous l'admirons sans songer à la plaindre. Une seule chose pourrait nous toucher dans cette affection, trop exclusive pour n'avoir pas ses déceptions, et trop égoïste aussi, il faut le dire, pour ne pas recevoir des leçons. Emotion fugitive, intermittente et imperceptible moralité de ces lettres si saines, si joviales, si triomphantes! Les exigences d'une fille plus spirituelle que naïve et plus douce que tendre, ses sécheresses, ses indifférences, ses insuffisances plutôt, telles sont les douleurs secrètes de cette affection maternelle qui ne laisse paraître que ses joies. Mais on devine tout cela plus qu'on ne le sent, et c'est tant pis pour l'effet des lettres de madame de Sévigné, qui est plus littéraire que moral, et dont, bien qu'elles aient aussi leur leçon, on admire trop les beautés pour songer au reste.

Ce reste, cette nécessité absolue, attestée par des exemples si frappants, maintenue par des sanctions si douloureuses, de l'équilibre dans les passions, de l'opportunité dans les sentiments, de l'ordre dans la vie, de l'économie dans ses qualités, de la foi au cœur et de la réserve à l'esprit, voilà le drame, voilà la moralité qui donne aux lettres de madame du Deffand, surtout à celles à Walpole, un si piquant attrait moral, un si poignant intérêt philosophique, et qui unissent constamment, dans l'âme du lecteur, la pitié pour un très-grand malheur à l'admiration pour un talent supérieur.

C'est avec une curiosité haletante, presque égale à celle de l'auteur, que le lecteur suit dans sa naissance, son développement, ses luttes, ses douleurs et son agonie, ce sentiment unique qui sou

tient. et dévore, qui ronge et anime à la fois la vieillesse inquiète d'une femme sans ressources contre l'ennui, et qui a trop d'esprit pour parvenir à être dévote..

Quels enseignements, supérieurs au plaisir de l'observation et à l'attrait du style, ne faut-il pas attendre de cette autopsie psychologique, pratiquée intrépidement par madame du Deffand sur son propre cœur vivant et palpitant! Quel drame et quelle leçon que cette amitié passionnée, disons le mot, que cet amour tardif, punition de tant d'autres précoces, d'une femme de soixante-dix ans pour un homme de quarante-neuf ans, d'une Française et des plus Françaises, pour un Anglais et des plus Anglais, égoïste, blasé ou plutôt désabusé comme elle, et que la crainte du ridicule tourmente autant qu'elle-même est tourmentée de la crainte de l'ennui!

Il y a dans ce sentiment à la fois si ardent et si sénile, qui mêle ses feux aux glaces de l'âge et qui agite une femme en cheveux blancs pour un homme dont elle pourrait et voudrait être la mère, quelque chose d'étrange et presque d'odieux, un peu de cette fatalité sur le compte de laquelle l'antiquité plaçait les crimes et les malheurs surhumains.

C'est une étude à la fois charmante et navrante que celle de cette liaison qui se heurte perpétuellement aux limites permises, de ce regain de jeunesse en pleine décrépitude, de ce subit printemps du cœur en plein hiver de l'âge, de ce sentiment à la fois naturel et artificiel, volontaire et fatal, ridicule et nécessaire! Il a réhabilité madame du Deffand, qu'on accusait de sécheresse, en montrant les tendresses cachées de son âme. Mais le cœur qu'elle atteste se montre à nous à la fois dans cette nudité que la vieillesse rend cynique, et dans cette dernière blessure, si saignante et si imprévue.

voilà

Voilà, et c'est par là que je me hâte de clore cette esquisse préliminaire, destinée à donner immédiatement au lecteur la clef de son plaisir et comme qui dirait la carte de son voyage, le double intérêt, le double attrait par lesquels la Correspondance de madame du Deffand mérite d'être lue et même d'être relue. C'est à la fois un drame et une leçon. Jamais l'ennui des vieillesses désabusées et inutiles n'y a été creusé à de telles profondeurs et peint avec des couleurs si justes et si fortes. Et l'étude de l'ennui, de ses causes, de ses symptômes, de ses phénomènes, de ses résultats, est, selon moi, une des recherches les plus salutaires de la pensée moderne, car elle tend à préserver la vie morale de son

plus redoutable ennemi, de son poison le plus dangereux, aux époques critiques et sceptiques comme la nôtre, où faute de modération et de foi, tant d'hommes de quarante-neuf ans ressemblent, moins l'esprit, à Horace Walpole, et tant de femmes de soixante à madame du Deffand, moins le style.

Jamais aussi l'amitié entre homme et femme, aux âges incompatibles avec l'amour, l'amitié d'esprit que tourmentent les derniers soubresauts et les derniers soupirs du cœur, n'a été sentie et exprimée, étudiée et analysée d'une plus pénétrante et d'une plus éloquente façon. Notre histoire littéraire a offert quelques exemples de ce sentiment exceptionnel, mais aucun avec cette vigueur dans les caractères et ce dramatique intérêt dans la lutte qui en est toujours la suite. L'association célèbre de M. de la Rochefoucauld et de madame de la Fayette, cette amitié boudeuse et fidèle entre deux grands mécontents, deux grands désabusés dont il n'est resté que la trace amère des Maximes, est le type qui approche plus, sans l'égaler, de celui que nous allons étudier. Peut-être, si nous avions les lettres de madame Récamier à Benjamin Constant, et surtout à Chateaubriand, y trouverions-nous plus d'un accent à la du Deffand et à la Walpole; une du Deffand plus tranquille, plus chrétienne, parlant à des Walpole plus puissants et plus inquiets. La liaison quarantenaire de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert fut tranquille, sinon heureuse; et comme elle n'a pas eu de drame, elle n'a pas eu d'histoire. Reste le commerce entre madame de Créqui et Sénac de Meilhan, que nous avons essayé de caractériser ailleurs' et dont nous ne dirons ici qu'une chose c'est qu'il peut servir d'exemple (et il est unique) de la sagesse et du bonheur dans ces unions intellectuelles et tardives entre une femme qui n'est plus belle et un homme qui n'est plus jeune.

La différence de ce résultat dans une passion dont les apparences se ressemblent, s'explique d'un seul mot madame de Créqui, qui n'avait jamais été galante, eut le bon goût d'être chrétienne avant que l'âge lui en fit un besoin. Rassurée sur elle-même, elle put songer à consoler Sénac de Meilhan de ses disgrâces et de ses dégoûts, bien loin d'avoir besoin de ses consolations. Elle put déployer sans scrupule et afficher sans rougeur ce dévouement maternel qui sied si bien à la sérénité des vieillesses tranquilles.

1 Sénac de Meilhan, OEuvres politiques et morales choisies, publiées avec une Introduction et des Notes. Paris, Poulet-Malassis, 1862. Introduction, p. 19 et suiv.

Elle put essayer de faire partager à ce matérialiste, à ce sceptique qu'avait empoisonné de bonne heure le mal de son siècle, cette sécurité que donne la foi à ceux qui, comme elle, l'ont en même temps sur les lèvres et dans le cœur. Elle n'y réussit pas, mais Sénac eut au moins en elle une de ces amitiés suprêmes qui donnent tant de tranquillité à la vie sinon à l'âme de celui qui en goûte l'honneur, qui préservent de bien des fautes, si elles ne soulagent pas toutes les douleurs, et donnent tant de majesté, comme le soleil couchant au soir d'un beau jour, aux dernières grâces de la femme.

II

Nous avons peu de détails sur la première période de la vie de madame du Deffand, la période frivole et galante, et cela se comprend le premier soin d'une femme d'esprit qui se range, c'est de jeter au feu l'histoire de sa jeunesse; en d'autres termes, d'oublier, ne fût-ce que pour en donner l'exemple aux autres. Grâce à cette précaution, secondée par l'aimable complicité d'un entourage dont la discrétion nous étonne, madame du 'Deffand a pu se flatter d'arriver intacte à la postérité, après avoir passé sa vie à se ménager, plus par la crainte que par le respect, le silence des sottisiers et des chroniqueurs.

Et c'est là un premier phénomène qui mérite d'être remarqué, que cette inviolabilité si exceptionnelle. Cette jeunesse, qui fut loin d'être sans faute, s'est conservée sans reproches. Le Recueil de Maurepas, si audacieux et si implacable dans ses commérages rimés, ne contient pas un seul couplet contre la marquise du Deffand. Elle est également épargnée, comme à l'envi, par la médisance des Mémoires et des pamphlets. Sans Walpole, qui nous a laissé de cette faiblesse l'unique témoignage, nous saurions, sans pouvoir citer un seul document à l'appui, qu'elle fut quelques jours la maitresse du Régent. Tout cela s'explique, jusqu'à un certain point, par une grande habileté, un grand art de ménager les appa-' rences, par la double protection de l'amitié de Voltaire et de son propre esprit. Madame du Deffand était fort capable de rendre aux gazetiers et aux chansonniers la monnaie de leur pièce, et ils épargnèrent en elle une femme dont de bonne heure il valut mieux être l'ami que l'ennemi, et dont le salon fut toujours hospitalier aux muses frondeuses et libertines en quête d'un asile.

Ce que l'on comprend moins, c'est que la date et le lieu précis de la naissance de madame du Deffand soient encore incertains,

« PreviousContinue »