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confrère M. E. Campardon 1, douze hommes et douze femmes priés pour le souper en habits neufs.

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Ces personnes étaient, outre M. le duc d'Orléans, amphitryon, M. de Vendôme, ci-devant grand prieur de France, le duc de Brancas, le maréchal et la maréchale d'Estrées, madame de Flavacourt, madame de Tilly, madame du Deffand, le marquis de Biron, le marquis de la Fare, le marquis de Simiane, le comte de Francey, le comte de Senneterre, le marquis de Lambert, le comte de Melun, le comte de Clermont, M. du Fargis.

Après le souper, qui fut des plus somptueux, il y eut un bal où se trouvaient un grand nombre de personnes de Paris, en masque, et qui dura jusqu'au lendemain matin. On assurait que cette fête avait coûté cent mille écus 2.

« Il a paru, ajoute Marais, des vers que l'on a mis dans la bouche de madame d'Averne en donnant un ceinturon au Régent.

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Et ces vers étaient, devinez de qui? De Voltaire, assez mauvais poëte, vraiment, quand il se faisait courtisan.

Depuis OEdipe, Arouet, corrigé par la prison et par la gloire, s'appelait Voltaire. Il avait changé de nom, s'il faut l'en croire, pour ne pas être confondu avec le poëte Roy, très-satirique et son ennemi. Il avait aussi changé de politique. Le poëte imprudent qui avait jeté dans la circulation maint quatrain mordant, mainte insolente épigramme contre le Régent et sa fille, était bien revenu de ses égarements. Il avait, dans la préface d'OEdipe, tout désavoué de ce compromettant bagage; il avait solennellement brûlé ce qu'il avait adoré, et réciproquement. Depuis lors, pensionné, médaillé, il s'était insinué à la cour, entre Richelieu et Brancas, ses deux amis. Il avait reconquis, à force d'esprit, les bonnes grâces du Régent, qui l'avait nommé, en attendant mieux, son ministre secrétaire d'État au département des niaiseries. Il aspirait à mieux, en effet, dissimulant, sous ces frivoles dehors, une ambition qui n'allait à rien moins qu'à briguer une mission politique, qu'il sollicitait indirectement en rappelant à Dubois les noms de Néricault, d'Addison et de Prior, moitié littérateurs, moitié diplomates. Rien ne lui coûtait pour arriver à son but, surtout ces petites flagorneries rimées qu'il oublia toute sa vie sur la toilette des d'Averne, des de Prie, des Châteauroux, des Pompadour et même des du Barry.

1 Chez H. Plon, 2 vol. in-8o.

2 Journal de Buvat.

C'est une date importante dans la vie intime de madame du Deffand que cette fête galante du mercredi 30 juillet 1721, où elle brave, à côté de madame d'Averne, la curiosité et le scandale. C'est peut-être à cette fête, dans l'éblouissement de cette illumination féerique, dans l'enivrement de la musique et des vers, qu'elle connut ou du moins qu'elle distingua un homme qui allait Jouer un certain rôle dans son existence, ce souple et joyeux Delrieu du Fargis, un des roués de ces soupers du Palais-Royal, où chacun avait un surnom plus que familier, et où il répondait à celui de l'Escarpin ou du Bon enfant. C'est là aussi sans doute que commença avec Voltaire, poétique aide de camp de la favorite à qui elle soufflait son esprit, une amitié qui, en dépit de ces frivoles auspices, devait durer toute leur vie'.

Madame du Deffand, sceptique depuis qu'elle pensait, et qui savait que dans les sociétés civilisées la fortune aussi est une considération, chercha à se dédommager par quelques profits de ce qui manquait, du côté de l'honneur, à ce rôle équivoque de confidente qu'elle joua dans la comédie amoureuse de madame d'Averne. De cela comme du reste, elle esquivait l'odieux à force de grâce et le ridicule à force d'esprit.

Marais a levé un coin du voile qui a dérobé jusqu'ici à l'historien et au moraliste les faiblesses mystérieuses de cette vie où une aube quelque peu troublée précède un midi si brillant.

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Madame du Deffand, dit-il à la date de septembre 1722, a obtenu six mille livres de rente viagère sur la ville par ses intrigues avec madame d'Averne et les favoris du Régent. Tantôt bien, tantôt mal avec eux, elle a pris un bon moment et a attrapé ces six mille livres de rente, qui valent mieux que tout le papier qui lui reste. »

C'est à ce moment qu'éclate aussi, dans ce ménage dos à dos, la première révolte du mari, la première et scandaleuse rupture. Le marquis du Deffand, à qui on n'avait pas ménagé les casus belli conjugaux, avait, il faut lui rendre cette justice, répondu par une patience des plus philosophiques à ces provocations d'une première ivresse de liberté. Il avait tout attendu du temps, de la raison, de la lassitude qui succède aux mondaines intempérances. Mais c'était se flatter d'une victoire impossible sur la complicité

1 Voir, sur cette fête de Saint-Cloud, que le Régent croyait donner à madame d'Averne qui l'avait dédiée à Richelieu, qui y cherchait madame de Mouchy, laquelle ne songeait qu'à Riom, sur cette cascade d'illusions, ces ricochets d'infidélités qui rendent la moralité de cette histoire si comique, nos Maîtresses du Régent, 2e édition, p. 362 à 375.

tentatrice d'une époque où tout poussait au vice, et où, la mode aidant, il était devenu honorable de se déshonorer. Madame du Deffand eût peut-être résisté à ces entrainements, si elle n'eût été dominée par l'invincible antipathie que, malgré ses qualités, lui inspirait un mari contre lequel tout tournait fatalement, et qui était « aux petits soins pour déplaire ». Le fin mot de tout cela, c'est que le marquis du Deffand, brave militaire, avait plus de bon sens que d'esprit et plus de bonté que de souplesse. C'était un de ces maris moyens, tempérés, qui ont partout, excepté auprès de leurs femmes, les succès assurés à l'honnête médiocrité. Pour un tel homme, madame du Deffand avait trop d'esprit et trop de nerfs. Il semble qu'elle ait pris un amant plutôt contre son mari que pour lui-même. Le héros de ce choix dédaigneux, où il entra plus d'ennui que d'amour et plus de coquetterie que d'illusions, fut, comme nous venons de le dire, Delrieu du Fargis.

Il n'y avait plus à hésiter. Le mari outragé, dignement, tristement, mit hors de chez lui l'épouse infidèle.

« Son mari l'a renvoyée, dit Matthieu Marais, toujours à la date de septembre 1722, il n'a pu souffrir davantage ses galanteries avec Fargis, autrement Delrieu, fils du partisan Delrieu, dont on disait qu'il avait tant volé qu'il en avait perdu une aile. Voilà les gens qui ont les faveurs de la cour et nos rentes. Fargis est un des premiers courtisans du Régent et est de ses débauches. »

C'est surtout dans le Recueil de chansons de Maurepas, dans les Correspondances manuscrites du temps, que nous avons trouvé quelques détails sur ce Fargis, qui n'a point d'autre histoire que celle de la médisance et de la frivolité. Une satire de salon, un procès pour son nom, qui du scandale tombe dans le ridicule, les vicissitudes étranges d'une faveur qui va jusqu'à être de toutes les parties du Régent et, malgré l'obstacle d'une basse origine, le confident, et comme qui dirait le chambellan de ses débauches ; faveur suivie de disgrâces qui ne vont à rien moins qu'à être jeté dehors par les épaules: tels sont les événements, indignes de l'histoire, de cette vie qui appartient à la chronique et que nous ne lui disputerons pas.

Nous n'essayerons donc pas même d'esquisser le portrait de cet homme sans physionomie. Nous ne le suivrons pas dans les capricieuses évolutions d'une faveur de sérail. Nous nous bornerons à dire que celui que des couplets de 1709 nous montrent comme alternant, dans les bonnes grâces de l'insatiable duchesse de Gesvres, avec l'Italien Donzi Vergagne, le comte d'Harcourt le sourd, le co

médien Baron, et celui qu'on appelait milord Colifichet, eut, en 1722, la bonne fortune, fort supérieure à son mérite, d'arrêter un moment le choix de madame du Deffand, qui rajeunit ainsi sa galante renommée, un peu surannée déjà.

A cette liaison si disproportionnée, Fargis gagnait trop pour que madame du Deffand pût ne pas y perdre. Mais je l'ai dit, elle se sauvait déjà, à force d'esprit et de tact, des situations les plus scabreuses. Elle commençait, d'ailleurs, à établir, par ses nombreuses relations, son crédit, et déjà son autorité. Nous la voyons traverser, en y laissant une fine odeur de femme supérieure, les sociétés les plus influentes du temps, et influentes par d'autres prestiges que celui d'une faveur galante. Elle est déjà liée avec tout ce qui, de ce Paris frivole et corrompu de la Régence, deviendra le Paris brillant, puissant et dominant de 1735. Madame du Deffand, qui a du flair et de la prévoyance, a ses amis du présent, ses amis de l'avenir, ses amis de goût et ses amis de nécessité. A la première catégorie appartiennent les maîtresses et les financiers, auxquels elle ne s'attache jamais assez pour tomber avec eux. A la seconde appartiennent les Ferriol, les Tencin, les Bolingbroke, ce petit monde hospitalier et spirituel de la Source où elle est souvent attendue, toujours désirée '. Le Régent ne peut durer longtemps. Ce gouvernement, qui est une insulte à la morale, aura la brièveté de cette vie, qui est un défi à l'apoplexie. Madame du Deffand se range déjà du côté de madame de Prie, qui va gouverner la France comme M. le Duc ; mais elle est encore plus aimable pour Voltaire, dont le pouvoir, fondé sur le génie, sera étérnel. Elle lui rend, par exemple, tout en satisfaisant son antipathie personnelle pour tout ce qui est exagéré, déclamatoire, le service de ridiculiser ce la Motte, malencontreux rival dont l'Inès de Castro fait insolemment pleurer tout Paris. Madame du Deffand écrit une parodie qui venge, par le rire des admirateurs eux-mêmes de la Motte et surtout de Baron, les sifflets qui ont affligé à la fois dans Voltaire le poëte et l'amant, l'amant de mademoiselle de Corsembleu et l'auteur d'Artémire.

Matthieu Marais, classique acharné et qui abhorre le nouveau goût et la nouvelle mode des sentiments alambiqués, des néologismes prétentieux, des sujets empruntés aux littératures étrangères, approuve fort cette exécution maligne d'Inès de Castro, dont le

1 a Je compte que vous y viendrez (à la Source), je me flatte même de l'espérance d'y voir madame du Deffand.» Lettre de lord Bolingbroke à madame de Ferriol, 30 décembre 1721. (Lettres, édit. Grimoard, t. III, p. 151.)

succès humilie en lui non l'ami de Voltaire, mais l'admirateur de Boileau.

Ce premier épisode de la vie littéraire de madame du Deffand mérite d'être esquissé.

La Motte, dit Matthieu Marais à la date du 16 mars 1723, n'est pas content de son Romulus. Son génie pour le théâtre le pousse. Il a fait Inès de Castro, pièce espagnole qu'il fera jouer après Pâques. Il l'a lue au Régent en présence de deux femmes, et on dit qu'ils y ont bien pleuré, et le lecteur lui-même pleurait. Pour moi, je dis qu'il n'y a dans cet homme-là ni le mot pour rire ni le mot pour pleurer. M. de Cambrai a dit, dans Télémaque, « qu'il n'est pas permis de pleurer ainsi. » L'esprit ne verse pas de larmes, c'est le cœur. »

Le 6 avril, la pièce est jouée à l'applaudissement et attendrissement universel. Le malin chroniqueur mêle à ce concert d'éloges son coup d'ironique sifflet.

Le mardi après la Quasimodo, on a joué, à la Comédie française, Inès de Castro, de la façon de la Motte. Les avis sont partagés; les uns ont pleuré, les autres ont ri de voir pleurer, et la poésie n'a pas plu..."

Le 31 mai, Marais constate que «tout Paris retourne à Inès de Castro ».

Baron, que l'on croyait mort ou avoir renoncé à la comédie, est remonté sur le théâtre tout de plus belle. Il n'a jamais si bien joué. C'est un prodige que cet homme, en qui l'action ne finit point. Les uns sont scandalisés de son retour, d'autres charmés. Il dit qu'il n'a d'autre métier pour vivre, et qu'il ne fait point de mal en jouant la comédie, qui le nourrit. La Motte est bien content de cette résurrection, qui remet sa pièce en honneur. »

C'est à ce moment que madame du Deffand vient en renfort à la minorité dissidente.

Marais annonce, à la date du 1er juillet 1723, ce secours inespéré :

« Madame du Deffand, qui a de l'esprit et du badinage, s'est avisée de mettre la tragédie d'Inès en mirliton. L'idée est plaisante et tourne tout doucement en ridicule cette pièce tant vantée, qui est plutôt un roman qu'une tragédie. La Motte s'en console en disant qu'on a bien mis l'Eneide en vers burlesques; et il ressemble du moins à Virgile par cet endroit-là. On continue toujours de pleurer à cette pièce, sans s'apercevoir du faux qui y règne partout, et que c'est Baron qui fait pleurer et non les vers, qui ne sont pas des vers, mais une prose cadencée de roman où on a mis des rimes, que Baron fait sonner comme les meilleurs vers du monde. »

Enfin Marais se hasarde à aller voir, lui aussi, la pièce dont le succès est si controversé :

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