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d'amener au pouvoir son ami le général Conway, avec le titre de secrétaire d'État, sous la direction du marquis de Buckingham. Walpole, qui avait défendu son ami disgracié de sa plume, et lui avait offert sa fortune, avait été consulté lors de la formation laborieuse du cabinet. Il espérait quelque chose de plus, décidé, dit-il, à refuser une offre qu'on ne lui fit pas, dans la prévision de ce refus. Walpole, pris au mot d'une indifférence plus artificielle que sincère, quitta, de dépit, Londres et Conway, qu'il abandonnait dans le pouvoir après l'avoir servi dans l'opposition. Il partit pour Paris le 9 septembre 1765, et y resta huit mois.

J

L'influence des sentiments qui précipitèrent son départ se lit trop facilement dans ses lettres de Paris, dont la misanthropie et la critique, plus juste que spirituelle, et plus spirituelle que profonde, peut se résumer dans cet aperçu :

En tout, je ne voudrais pas n'être point venu ici, car puisque je suis condamné à vivre en Angleterre, c'est un soulagement que d'avoir vu que les Français sont dix fois plus méprisables que nous. »

Walpole n'en pensait pas un mot, mais il était de mauvaise humeur. Du reste, il faut le dire, le spectacle des querelles parlementaires et religieuses, le gaspillage des finances, le triomphe des favorites, le réveil menaçant de l'opinion, les témérités de nos philosophes, ce ton déclamatoire des idées et des mœurs n' n'étaient pas faits pour encourager à l'éloge un homme disposé à critiquer, et qui voyait la France à travers des lunettes jaunies par la bile. La décadence de la société française s'accusait déjà par des symptômes qu'il a d'ailleurs observés et rendus avec une sévère franchise. Il la sentait moins à côté des femmes, encore spirituelles et aimables, et qui avaient d'ailleurs le bon goût de lui faire sentir qu'il leur plaisait. Ausși ne fait-il aucune difficulté de les préférer aux hommes. Lady Hervey, une de ses amies, lui avait donné une lettre pour madame Geoffrin, dont il ne tarda pas à reconnaître le bon cœur et le bon esprit. C'est chez elle qu'il entendit parler pour la première fois, et probablement en termes peu favorables, de madame du Deffand.

Toute femme a ici un ou deux auteurs plantés dans sa maison, et Dieu sait comme elle les arrose. Le vieux président Hénault est la pagode chez madame du Deffand, une vieille et aveugle débauchée d'esprit, chez qui j'ai soupé hier soir (5 octobre 1765). »

Trois mois après, il écrit à lady Hervey :

« Vous rirez tant qu'il vous plaira avec lord Holland de ma crainte

d'être trouvé charmant. Cependant je ne nierai pas mon effroi, et assurément, rien n'est si fort à redouter que d'avoir ses membres sur des béquilles et son intelligence en lisières. Le prince de Conti s'est moqué de moi l'autre jour à ce même sujet. Je me plaignais à la vieille aveugle charmante, madame du Deffand, de ce qu'elle me préférait M. Crawfurd. « Quoi! dit le prince, est-ce qu'elle ne vous aime pas? Non, monsieur, lui dis-je, je ne lui plais pas plus que si elle » m'avait vu. »

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On le voit, dès les premiers jours, madame du Deffand avait trahi sa sympathie pour le brillant et original Anglais, et il ne se dérobait pas à ce succès, sur lequel il trouvait alors la plaisanterie de bonne guerre, avec la farouche brutalité qu'il mettra dans certaines de ses lettres. Il ne se trompait pas non plus sur la nature du sentiment qu'il inspirait et qu'on attendait de lui. Ce qui lui fit mettre le bâillon de la crainte à des expressions et à des confidences qui pouvaient être malignement interprétées, c'est qu'à Londres, où il vivait parmi des gens moins subtils et moins au courant des choses, il pouvait se dégager pour lui, à la suite de quelque indiscrétion de l'ambassade ou des journaux, un énorme ridicule de la situation qui à Paris était le plus flatteur des hommages, l'associait à l'autorité d'une femme qui faisait le goût public et qui donnait le ridicule, mais ne le recevait pas. Cette inviolabilité de Paris ne l'avait pas suivi à Londres, où il se sentait exposé à tous les dangers d'une divulgation malveillante de certains passages des lettres de madame du Deffand. Il ne faut pas l'oublier, personne n'ignorait et personne ne niait que les lettres ne fussent ouvertes à la poste, dans un double but de précaution politique et de frivole curiosité. Le secret de la poste n'existait plus, la ́violation des lettres était passée à l'état d'habitude, de règle, de droit préventif de l'État, et tous les jours le résultat du triage fait au cabinet noir allait amuser le Roi ou avertir les ministres. Ce n'est pas au caractère de Walpole qu'il faut donc attribuer ses craintes et ses brusqueries parfois cruelles, c'est sur le peu de garanties qu'offrait alors l'inviolabilité apparente de la lettre confiée à la poste, que doit retomber la responsabilité des torts de Walpole. Celui qu'il est difficile de nier ou d'atténuer, c'est l'impatience que donnaient à un homme égoïste et ennuyé les égoïstes confidences de son ennui, que ne lui épargnait pas assez madame du Deffand. Au commencement de 1766', Walpole devenu plus intime avec

1 Il est singulier que Walpole, dans ses lettres écrites de Paris à Georges Montagu, durant ce premier voyage de 1765-1766, n'y parle pas du tout de

madame du Deffand en traçait à lady Hervey un portrait dans lequel il n'hésite plus à lui donner l'avantage sur madame Geoffrin :

:

Sa grande ennemie, madame du Deffand, qui a été pendant un temps très-court la maîtresse du Régent, est maintenant fort vieille et tout à fait aveugle; mais elle conserve tout vivacité, esprit, mémoire, jugement, passion, agrément. Elle va à l'Opéra, aux spectacles, aux soupers et à Versailles; elle donne à souper elle-même deux fois par semaine, se fait lire toutes les nouveautés, compose des chansons et des épigrammes nouvelles, et se souvient de tout ce qui s'est passé depuis ses quatre-vingts, dernières années. Elle correspond avec Voltaire, dicte pour lui de charmantes lettres, le contredit, n'est dévote ni à lui ni à personne, et se moque à la fois du clergé et des philosophes. Dans la dispute, et elle est sujette à y tomber, elle est très-animée, et pourtant presque jamais elle n'a tort. Son jugement sur tous les sujets est aussi juste que possible; sur toutes les questions de conduite aussi fautif que possible, car elle est toute amour et toute haine, passionnée pour ses amis jusqu'à l'enthousiasme, encore en peine d'être aimée, non par des amants bien entendu, et ennemie violente, mais ouverte. Comme elle ne peut avoir d'amusement que la conversation, la moindre sollicitude, le moindre ennui lui est insupportable, et la met à la discrétion de quelques êtres indignes qui mangent ses soupers, lorsqu'il n'y a personne d'un plus haut rang, qui devant elle se font des clignements d'yeux et se moquent d'elle; gens qui la haïssent parce qu'elle a dix fois plus d'esprit qu'eux, mais qui n'osent la haïr que parce qu'elle n'est pas riche. »

XXIV.

Nous sommes arrivés à l'époque qui ouvre la correspondance entre madame du Deffand et Walpole. Nous croyons que pour l'appréciation de celle de Walpole, le meilleur avis, le plus juste et le plus délicat est celui de l'écrivain qui a dit :

- Les lettres françaises de M. Walpole n'auraient pas déprécié son esprit, et elles auraient prouvé, elles prouveraient encore, que s'il eut dans ses rapports avec madame du Deffand les craintes puériles, les soupeons d'une vanité inquiète, et par suite, la sécheressse et la dureté que les hommes portent dans des affections plus vives et plus puissantes, il ne fut pas insensible à l'attachement qu'il inspirait. Il aima madame du Deffand comme on pouvait l'aimer, et comme il pouvait aimer. Il parle d'elle avec estime, avec respect, avec tendresse, à ses autres anis. Il est fier de lui plaire et ne s'en défend pas. Sa correspondance avec elle fut toujours exacte et soigneuse; il retourna quatre fois à Paris, et il ne cachait point que c'était pour elle. Il n'y revint plus lorsqu'il l'eut perdue. Il avait assurément la personnalité d'un vieux

madame du Deffand. 11 ne sera question d'elle, dans cette série de Lettres, que dans celles du voyage de 1769.

garçon et cet ombrageux sentiment d'un certain décorum particulier à son pays; mais cela empêche-t-il d'être touché d'une affection vraie et d'y répondre sincèrement? Il était insupportable, d'accord; il n'était pas indifférent. »

Madame du Deffand est plus à plaindre que Walpole n'est à blamer. Tel est, croyons-nous, le vrai critérium pour apprécier sainement cette correspondance, où, entrainée par cette seconde jeunesse qui choque toujours ceux qu'elle ne charme pas, et qui a besoin pour être goûtée d'un cœur en proie au même subit épanouissement, madame du Deffand se montre aussi exigeante que Walpole est revêche. Où serait allé ce renouveau importun si Walpole ne l'avait étouffé dès les premiers jours sous la glace de ses remontrances et de ses mépris? Madame du Deffand avait trop d'esprit pour faire de cette amitié suprême une passion ridicule. Mais en y réfléchissant, on comprend et on excuse, sans trop l'approuver, l'exécution inexorable de Walpole, et on le trouve plus dur que coupable. Madame du Deffand elle-même finit par s'incliner sous l'ascendant de ce bon sens impérieux, et elle se résigne, non sans quelques protestations de plus en plus étouffées, contre cet arrêt plus raisonnable que galant, qui réduit ses sentiments à la mesure un peu étroite d'un affectueux commerce d'esprit. Tout en se plaignant de la sévérité de son tuteur, elle rend justice à sa loyauté. Il ne l'a ni dupée ni trompée. Il l'a avertie dès les premiers jours de ne mettre dans leurs relations, traversées par tant d'incompatibilités et par l'absence, que ce qu'il voulait y mettre lui-même.

Voici quelques extraits qui permettront au lecteur d'apprécier cette seconde phase de renoncement, de résignation, de soumission, de mise sur le pied de paix de sentiments trop vifs et trop militants. Jamais pénitence ne fut acceptée et variée et fraudée avec plus de grâce et plus d'esprit. Walpole lui en avait d'ailleurs sauvé toute l'humiliation, en lui en confiant franchement l'unique raison, « la prudence1». Il aurait pu ajouter et l'horreur de tout ce qui est déplacé, exagéré, affecté. Il avait, sur ce point, donné à Rousseau, dans une lettre fameuse écrite sous le nom du roi de Prusse, une leçon de discrétion et de modestie, où l'esprit français assaisonne une crudité un peu anglaise, et qui montre qu'il n'épargnait pas

L'Angleterre au dix-huitième siècle, p. 85. Sur cette liaison d'Horace Walpole et de madame du Deffand, ses mystères et ses délicatesses, il faut lire et relire le maître inimitable en fait d'analyse morale et d'analyse littéraire, l'auteur de l'article exquis, primus inter non pares, consacré à madame du Deffand, dans les Causeries du Lundi, t. Ier, p. 420 à 431.

2 Voir notre t. Ier, p. 385.

plus les déclamations de l'esprit que celles du cœur, et n'était pas plus tolérant pour les fautes du génie que pour les faiblesses de l'âge.

Madame du Deffand, qui avait applaudi à la leçon donnée à Rousseau, ne pouvait que se plaindre de celle qu'elle recevait elle-même, à tort ou à raison. Et c'est cette protestation de plus en plus humble, de plus en plus soumise, de plus en plus repentante, qui donne un caractère si touchant et un intérêt presque dramatique à ces passages de ses lettres qui ressemblent à des soupirs étouffés dans un sourire :

a

Paris, jeudi 30 octobre 1766.

que ce

« Ah! quelle folie, quelle folie, d'avoir des amis d'outre-mer, et d'être dans la dépendance des caprices de Neptune et d'Éole! Joignez à cela les fantaisies d'un tuteur, et voilà une pupille bien lotie. Il n'y a point eu de courrier ces jours-ci; je m'en consolerais aisément si je n'étais pas inquiète de votre santé. Je vous assure qu'il n'y a plus de votre individu seul point qui m'intéresse; d'ailleurs, je crois que je ne me soucie plus de vous; mais il m'est absolument nécessaire, aussi nécessaire que l'air que je respire, de savoir que vous vous portez bien : il faut que vous ayez la complaisance de me donner régulièrement de vos nouvelles par tous les courriers remarquez bien que ce ne sont point des lettres que j'exige, mais de simples bulletins si vous me refusez cette complaisance, aussitôt je dirai à Wiart Partez, prenez vos bottes, allez à tire d'aile à Londres, publiez dans toutes les rues que vous y arrivez de ma part, que vous avez ordre de résider auprès d'Horace Walpole, qu'il est mon tuteur, que je suis sa pupille, que j'ai pour lui une passion effrénée, et que peut-être j'arriverai incessamment moi-même, que je m'établirai à Strawberry-Hill, et qu'il n'y a point de scandale que je ne sois prête à donner.

» Ah! mon tuteur, prenez vite un flacon vous êtes prêt à vous évanouir; voilà pourtant ce qui vous arrivera, si je n'ai pas de vos nouvelles deux fois la semaine. »

« Votre lettre m'a si fort troublée, que je suis comme si j'étais ivre : je remets à demain à continuer celle-ci.

:

Samedi 1er novembre 1766, à quatre heures.

« C'est un malheur pour moi, et un très-grand malheur, que l'amitié que j'ai prise pour vous. Ah! mon Dieu, qu'elle est loin du roman, et que vous m'avez peu connue quand vous m'en avez soupçonnée! Je ne vous aime que parce que je vous estime, et que je crois avoir trouvé en vous des qualités que depuis cinquante ans j'ai cherchées vainement dans tout autre cela m'a si fort charmée, que je n'ai pu me défendre de m'attacher à vous, malgré le bon sens qui me disait que je faisais une folie et que nous étions séparés par mille obstacles; qu'il était impossible que je vous allasse trouver, et que je ne devais pas m'attendre que vous eussiez une amitié assez forte pour quitter votre pays, vos anciens amis, votre Strawberry-Hill, pour venir chercher, quoi? une

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