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jeunesses portent de jolies fleurs que tout le monde respire, mais la séve tout entière d'une vie se gaspille en parfums, et l'automne est sans fruits.

C'est ce que déplorait madame du Deffand, à cette heure de maturité stérile, où elle se trouvait sans autres ressources que celles de l'esprit, qui ne suffisent pas contre l'âge, la maladie et la solitude. Elle regrettait cette égoïste insouciance ou ce trop confiant aveuglement de maîtresses qui avaient développé ses qualités sans lui ôter ses défauts. Au lieu de la retenir sur cette pente du scepticisme où elle s'engagea de si bonne heure, au lieu de mettre un frein à cette curiosité précoce, à cette témérité intellectuelle qui la poussait à tout mettre en question, on l'encouragea dans ces petites débauches d'esprit que son âge faisait paraitre également inoffensives et innocentes. Quand on vit le mal et qu'on s'effraya à la pensée de l'avenir qui pouvait suivre un tel présent et des revers promis à de tels succès, il n'était plus temps. La jeune fille avait déjà donné à sa nature un pli ineffaçable, et elle était condamnée à être à perpétuité esprit fort et bel esprit. Heureuse si l'indépendance de l'esprit en marquait la force et en assurait la tranquillité dans ces matières nécessaires, où l'incertitude punit toute rébellion, et où la soumission seule est sereine! On a trouvé parmi les papiers de madame du Deffand quelques lettres qui lui furent adressées, entre sa seizième et sa dix-huitième année, par son directeur, qui prétendait la convertir et qu'elle faillit pervertir.

Il n'est pas inutile d'insister sur ces origines et sur ces fausses chaleurs, qui firent fermenter de trop bonne heure une imagination hardie et aigrirent à jamais la destinée de madame du Deffand. Tout son caractère et toute son existence s'expliquent nettement à qui lira les détails suivants :

Madame du Deffand étant petite fille et au couvent, dit Chamfort1, y prêchait l'irréligion à ses petites camarades. L'abbesse fit venir Massillon, à qui la petite exposa ses raisons. Massillon se retira en disant : « Elle » est charmante. » L'abbesse, qui mettait de l'importance à tout cela, demanda à l'évêque quel livre il fallait faire lire à cet enfant. Il réfléchit une minute, et il répondit : « Un catéchisme de cinq sous. » On ne put en tirer autre chose.

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Était-ce dédain, était-ce déjà désespoir de guérir un mal trop précoce pour n'être pas incurable? s'est-on demandé. Ni l'un ni l'autre. A coup sûr Massillon ne pouvait être demeuré indifférent à la surprise de cette enfantine indépendance. Mais quel meilleur

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remède indiquer aux incrédules que le livre des simples et des humbles? Remède malheureusement inefficace vis-à-vis de ceux qui doutent par orgueil; ils auraient besoin, pour redevenir croyants, de redevenir simples et humbles.

Madame du Deffand s'est souvenue plus d'une fois de cet épisode de sa jeunesse et de cette leçon, aussi spirituelle qu'inutile, d'un prélat qui a creusé plus profondément que tout autre les abimes les plus délicats du cœur humain. Elle en parlait souvent à Horace Walpole, celui qui fut, hélas! son unique confesseur. Et c'était de façon à ne pas nous permettre de douter de son impénitence finale, car les vies irrégulières ont de terribles et, il faut le dire, de fatales logiques.

« Ses parents, raconte Walpole, alarmés sur ses sentiments religieux, lui envoyèrent le célèbre Massillon pour s'entretenir avec elle. Elle ne fut ni intimidée par son caractère, ni éblouie par ses raisonnements, mais se défendit avec beaucoup de bon sens ; et le prélat fut plus frappé de son esprit et de sa beauté que de son hérésie. »

Madame du Deffand confirme, en termes plus modestes, ce témoignage dans sa lettre à Voltaire du 28 septembre 1765.

« Je me souviens, dit-elle, que, dans ma jeunesse, étant au couvent, madame de Luynes m'envoya le Père Massillon. Mon génie étonné trembla devant le sien; ce ne fut pas à la force de ses raisons que je me soumis, mais à l'importance du raisonneur. »

A plusieurs époques de sa vie, madame du Deffand, par égoïsme plus que par raison, par crainte plus que par foi, essayera de se reprendre à ces illusions si consolantes, si ce sont des illusions. Mais il en est de l'innocence de l'esprit comme de celle du cœur. Une fois perdue, elle ne se retrouve pas. C'est en vain qu'elle désira « de pouvoir devenir dévote, ce qui lui paraissait l'état le plus heureux de cette vie ». C'est en vain qu'elle essaya « de chercher dans les pratiques de la religion ou des consolations ou une ressource contre l'ennui ». C'est en vain enfin qu'elle tenta de faire du P. Boursault, de l'évêque de Mâcon, et plus tard du P. Lenfant, les instruments de sa conversion et ses médiateurs auprès du Ciel, trop méprisé. Elle ne put jamais se résigner à apprendre une seule page de ce catéchisme préservateur qu'on lui faisait lire inutilement tous les matins au couvent. « J'étais, dit-elle, comme Fontenelle; j'avais à peine dix ans que je commençais à n'y rien comprendre. » Plus tard, déjà aveugle, elle se fait lire, par un dernier effort, les Épîtres de saint Paul, et s'impatientant de ne pas entendre cela

couramment comme une épître de Voltaire, elle interrompait le lecteur en s'écriant : « Eh mais... est-ce que vous comprenez quelque chose à cela, vous? » Triste et touchante leçon que cette impuissance de l'orgueil à faire ce qui est si facile à la modestie et à l'humilité!

III

Par une coïncidence qui peut ressembler à une fatalité, mademoiselle de Vichy, jeune, jolie, spirituelle, mais peu riche, entra dans le monde par la porte du mariage, en pleine Régence, c'est-àdire en pleine Fronde des mœurs, émancipées des sévères disciplines de la fin du règne précédent, et prenant gaiement leur revanche de quinze ans de dévotion forcée. Nous avons essayé de démêler, dans notre livre des Maitresses du Régent, les principaux carac tères de cette corruption universelle qui devait monter, monter sans cesse, comme une mer d'ignominie, et engloutir, dans son impur tourbillon, toutes ces antiques vertus sans lesquelles il n'est plus ni famille ni société. C'est le 2 août 1718, au moment où la réaction de la débauche est la plus ardente, au moment où Paris, dans une nudité cynique, cuve le vin des petits soupers et l'or de Law; au moment où le mariage n'est plus qu'une formalité, où la fidélité est ridicule, que mademoiselle de Vichy fut jetée par la sollicitude d'une famille impatiente de lui donner un répondant légal, et rassurée d'ailleurs par les convenances qui garantissent tout, excepté le bonheur, dans les bras d'un mari qu'elle ne connaissait même pas avant le jour où elle lui appartint pour jamais.

« Tout était parfaitement assorti, excepté les caractères, qui ne » se convenaient pas du tout. »

Examinons un peu, l'étude en vaut la peine, ce milieu social, où va entrer aux bras d'un homme en qui elle n'a aucune confiance, et qui, dès le premier jour, a dû trembler sur sa conquête, cette jeune fille affligée du malheur de ne pas croire aux miracles.

« L'amour dans le mariage n'est plus du tout à la mode et » passerait pour ridicule, » disait Madame dès 1697.Le 12 juin 1699, » elle s'écriait, indignée : « Le mariage est devenu pour moi un objet » d'horreur. »

Le 16 août 1721, elle ajoutait: «On trouve bien encore parmi » les gens d'une condition inférieure de bons ménages, mais parmi » les gens de qualité, je ne connais pas un seul exemple d'affection » réciproque et de fidélité'."

1 Je n'en sais que trois : celui de madame de Louvois, qui mourut de la

Une autre fois elle dit : « Aimer sa femme est une chose tout à » fait passée de mode: on n'en trouve ici aucun exemple, c'est » une habitude complétement perdue; mais à bon chat bon rat: » les femmes en font bien autant pour leurs maris. »

C'était un tohu-bohu universel, un renversement complet des anciennes traditions et des anciennes convenances. La tête avait tourné, dans ce perpétuel bal de l'Opéra qui est la Régence, à tout le monde, même aux plus graves. C'était le temps où le savant Berryer sortait à demi fou d'une représentation d'Isis; où le recteur de l'Université, M. Petit de Montempuys, allait se faire surprendre, déguisé en femme, à l'Opéra; où il était de bon ton à un évêque d'avoir des maîtresses; où le duc d'Aumont et le duc de Mazarin vivaient et mouraient chez des danseuses; où d'Argenson se composait un sérail à Notre-Dame du Traisnel; où d'Aguesseau lui-même, l'honnête homme par excellence, le vir uxorius, toujours épris de sa femme, se laissait appeler par la maréchale d'Estrées "mon folichon ».

C'était le temps où il arrivait, d'après Madame, « des choses qui » montrent, selon moi, dit-elle, que Salomon a eu tort de dire qu'il » n'y avait rien de neuf sous le soleil. »

« C'est ainsi que madame de Polignac a dit à son mari : « Je suis » grosse, vous savez bien que ce n'est pas de vous; mais je ne vous » conseille pas de faire du bruit, car s'il y a procès à cet égard, vous perdrez, et vous savez bien quelle est la loi dans ce pays-ci : tout » enfant né dans le mariage appartient au mari. Ainsi cet enfant est bien » à vous; d'ailleurs je vous le donne. »

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Et cette madame de Polignac avait une digne rivale dans cette madame de Nesle, avec laquelle elle devait se battre au bois de Boulogne au pistolet, «pour ce grand veau de Soubise », comme dit Madame, car cette époque de décadence universelle ne l'est pas moins de la langue et de la politesse que des mœurs.

De concession en concession, d'accommodement en accommodement, de chute en chute enfin, on allait en venir comme Richelieu, comme M. le duc de la Feuillade, comme M. le Duc, à ne pas même vouloir consommer le mariage et à se faire une espèce de gloire de la stérilité de sa femme. D'autres, au bout de quelques jours, ayant tranquillement savouré leur lune de miel, renvoyaient, petite vérole, prise en soignant son mari; celui de la tendre, sensible et fidèle Pénélope du pacha à trois queues l'aventureux Bonneval; enfin madame de Croissy. (V. notre édition des Lettres de madame du Deffand, t. II, p. 216.) On peut citer aussi, à la rigueur, le ménage Mirepoix, le ménage Beauvau et le ménage Maurepas.

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comme le prince Charles, au couvent ou chez leur père leur jeune femme à peine déniaisée. A ceux-ci il ne fallait que des prémices, et ils jetaient la fleur avant le fruit. A ceux-là, il ne fallait, au contraire, que des rebuts. Et jamais la définition si profonde de l'adultère par Aristote : แ L'adultère est une curiosité de la volupté d'autrui, » n'a été plus à la mode. Voilà le mariage tel que les maris, les femmes et les amants, les Richelieu, les Riom, les d'Alincourt, les Soubise, les Lassay, les ducs de Bourbon, les princes de Conti, les madame de Retz, de Boufflers, de Gacé, de Parabère, de Sabran, de Phalaris, d'Averne, du Brossay, de Pramenoux, de Polignac, de Nesle, de Prie, de Courchamp, de SainteMaure, de la Vrillière l'avaient fait, ou le devaient faire.

Chamfort aurait déjà pu dire : « Le mariage, tel qu'il se pratique chez les grands, est une indécence convenue. »

C'est durant cette orgie effrénée qui dura de 1715 à 1725, jusqu'au moment où la corruption ayant creusé son lit corrosif, se régularise et bat en brèche, mais sourdement, tous les fondements sociaux, c'est durant cette halte dans la boue, où toute femme qui n'a pas un amant est plus décriée que si elle en avait dix, et où, en revanche, le sigisbéisme conjugal devient un art des plus délicats et même « un état dans le monde », que mademoiselle de Vichy épousa, le 2 août 1718, Jean-Baptiste-Jacques de la Lande, marquis du Deffand.

C'est le moment de donner quelques détails sur cette généalogie qui explique les parentés et les relations de madame du Deffand, et qui nous procure comme une première vue sur son cœur et sur son salon.

Nicolas Brulart, premier président du parlement de Bourgogne, père de madame la duchesse de Luynes, dame d'honneur et favorite de Marie Leczinska, femme du duc chroniqueur qui a continué Dangeau et auquel nous devons ces détails, avait une sœur qu'épousa M. de Bizeuil (Amelot).

M. de Bizeuil eut deux filles, dont l'une épousa M. Follin et l'autre M. de la Lande.

Madame de la Lande eut cinq enfants, dont deux garçons, qui sont MM. de la Lande du Deffand. L'aîné a épousé mademoiselle de Chamrond, fille d'une sœur de madame de Luynes; c'est madame la marquise du Deffand.

Les trois sœurs de MM. de la Lande sont mesdames d'Ampuces, de Gravezon et de la Tournelle. Madame de la Tournelle est mère de M. de la Tournelle, qui mourut il y a environ dix-huit mois,

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