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lui et en cherchant à lui procurer la place de secrétaire de l'Académie des sciences, qu'il refuse par sa lettre du 3 septembre; et en faisant aussi pour le faire entrer à l'Académie française des démarches mieux accueillies et plus efficaces, malgré le président Hénault dont il avait refusé de faire l'éloge dans sa Préface de l'Encyclopédie, et que d'Alembert regarda depuis comme lui ayant toujours été sourdement hostile '.

D'Alembert et madame du Deffand se rencontrèrent enfin au Boulay, chez M. d'Héricourt, à la fin d'octobre 1753, et elle put essayer d'apprivoiser «< ce chat moral, ce chat sauvage », comme elle l'appelait; ce quaker, comme dit Duché, dont l'âpre indépendance tournait parfois à la misanthropie et s'indignait contre tous les jougs, même celui de l'amitié. Il n'en était pas de même de la reconnaissance, qui lui rendait précieux et cher le toit hospitalier de la mère Rousseau, dont on s'efforçait en vain de l'arracher, en raillant son amour peut-être imaginaire, peut-être réel, pour mademoiselle Rousseau, sans doute la fille de la vitrière'.

En novembre 1753, madame du Deffand prit un parti qui a son importance dans l'histoire d'une maîtresse de maison, de la souveraine d'un salon célèbre. Voici en quels termes l'approuve ce M. de Scheffer, qui ne la contredit jamais :

"

Il est bien vrai que le parti que vous avez pris de dîner peut être aussi recommandable pour la société que pour la santé; on s'assemble de meilleure heure, et assez volontiers les gens qui dînent ont acquis une tranquillité fort agréable pour ceux avec qui ils vivent. J'ai vu en vérité plus de dîners que de soupers gais... Plût à Dieu que je fusse à portée de vous en faire mes compliments de vive voix. Que j'aurais de plaisir à assister à ces dîners où sans doute l'esprit, la liberté, la confiance et la gaieté assureront le succès de madame la Roche que je suppose encore à vous, parce que je n'imagine pas où elle pourrait être

mieux. "

C'est le cas d'ajouter que madame du Deffand s'était déjà, en raison de l'affaiblissement de sa vue, ménagé les services de Wiart, son fidèle et dévoué secrétaire jusqu'à sa mort3.

Cependant ses yeux se voilaient de plus en plus, et elle supportait cette épreuve devenue inévitable avec une patience qui montre combien est paternelle cette Providence, qui, même quand elle nous frappe, nous ménage, en suspendant longtemps le coup et

1 Voir, par exemple, notre t. Ier, p. 179 et p. 181.

2 Voir notre t. Ier, p. 180, 182.

3 Il en est question pour la première fois dans la lettre de d'Alembert du 19 octobre 1753.

en n'abaissant que progressivement la main, le temps et les moyens de nous aguerrir et de nous résigner au mal.

« J'admire très-sincèrement, écrit M. de Scheffer, à la date du 4 janvier 1754, votre courage en perdant la vue; j'espère que vous ne ferez jamais cette perte dans le sens littéral et absolu; mais je sens combien il est malheureux d'en avoir seulement l'appréhension, et il faut estimer heureux ceux qui peuvent la supporter1. »

XVI.

En février 1754, nous trouvons les premières traces d'une négociation où madame du Deffand se peint tout entière et écrit, pour l'édification d'une jeune fille dont elle veut faire sa compagne, son bilan moral avec une loyale et inexorable sincérité. Il nous est impossible de ne pas nous arrêter un moment à la rencontre de ces deux personnes, depuis si célèbres, et de ne pas dire, quoique succinctement, parce que nous abordons ici un des côtés éclatants d'une histoire dont les côtés obscurs nous attirent de préférence, par suite de quelles circonstances et dans quelles conditions mademoiselle de Lespinasse devint la demoiselle de compagnie de madame du Deffand. L'intelligence d'une rupture qui marque comme un événement dans nos annales littéraires, l'intelligence même du caractère de deux femmes à qui l'esprit a fait une gloire, sont à ce prix.

Cette lettre, du 13 février 1754, de madame du Deffand à mademoiselle de Lespinasse, serait à citer tout entière, tant elle respire une âpre raison, une amère expérience et un égoïsme raffiné. Nous nous bornons à ce passage:

Il y a un second article sur lequel il faut que je m'explique avec vous, c'est que le moindre artifice et même le plus petit art que vous mettriez dans votre conduite avec moi me serait insupportable. Je suis naturellement défiante, et tous ceux en qui je crois de la finesse me deviennent suspects, au point de ne pouvoir plus prendre aucune confiance en eux. J'ai deux amis intimes, qui sont Formont et d'Alembert 2; je les aime passionnément, moins par leur agrément et par leur amitié pour moi que par leur extrême vérité. Je pourrais y ajouter Devreux', parce que le mérite rend tout égal, et que je fais, par cette raison, plus de cas d'elle que de tous les potentats de l'univers. Il faut donc, ma reine, vous résoudre à vivre avec moi avec la plus grande vérité et

1 Voir notre t. Ier, p. 191.

2 Elle ne cite pas parmi ses amis intimes le président Hénault ni Pont-deVeyle, fait à noter, comme symptôme du refroidissement qui n'ira plus qu'en croissant.

3 Sa femme de chambre.

sincérité, ne jamais user d'insinuation ni d'exagération, en un mot, ne vous point écarter et ne jamais perdre un des plus grands agréments de la jeunesse, qui est la naïveté. Vous avez beaucoup d'esprit, vous avez de la gaieté, vous êtes capable de sentiments; avec toutes ces qualités vous serez charmante, tant que vous vous laisserez aller à votre naturel, et que vous serez sans prétention et sans entortillage 1.

Dans sa lettre du 30 mars 1754, à la duchesse de Luynes, madame du Deffand, après avoir posé le dernier de ces jalons qu'elle place à l'occasion depuis plus d'une année, après avoir vu et favorablement disposé le cardinal de Tencin, après avoir obtenu la neutralité de M. de Mâcon (la Rochefoucauld3), elle s'adresse enfiu à madame de Luynes, et dans une lettre d'une habileté consommée cherche à la gagner à sa cause. Il faut dire, pour expliquer ces précautions, ces préparations, ce conflit entre M. de Vichy-Chamrond et madame du Deffand, qui laissa à jamais brouillés le frère et la sœur, dire que mademoiselle de Lespinasse était la sœur naturelle de madame de Vichy-Chamrond, fille adultérine de sa mère, madame d'Albon, et d'un inconnu qu'on a osé dire, sans la moindre preuve, être le cardinal de Tencin. Quoi qu'il en soit, M. et madame de Vichy, qui n'avaient guère fait d'efforts pour retenir auprès d'elle, par l'affection et la reconnaissance, mademoiselle de Lespinasse, sentirent son prix quand elle voulut les quitter, et aperçurent alors aussi le danger qu'il y avait pour leur honneur et leurs intérêts, à laisser sortir de leur dépendance et de leur surveillance une jeune fille ardente et fière, que rien ne pouvait empêcher, sous le coup de suggestions hostiles, de faire un éclat, de déchirer le mystère de sa naissance et d'afficher des prétentions d'héritage qui auraient au moins l'inconvénient d'une scandaleuse publicité. De là, pour retenir mademoiselle de Lespinasse, dont d'abord ils ne se souciaient guère, des efforts dont peut donner une idée la longue et prudente diplomatie de madame du Deffand, et cet exorde de sa lettre à madame de Luynes, véritable chef-d'œuvre d'insinuation :

1 Voir notre t. Ier, p. 195.

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2 Elle en trace en passant cette esquisse « C'est un très-bon ami, j'en suis » on ne peut pas plus contente, à ses colères près, qui nuisent beaucoup à la » conversation. Il prétend que c'est moi qui m'emporte tout cela ne fait rien quand on finit par être d'accord. » (Voir notre t. Ier, p. 200.)

3 Et cela en dépit de toutes les précautions bien minutieusement prises à la venue de cette enfant intruse à qui on donne un père et une mère légitimes supposés. Voir cet acte de naissance, qui, il est vrai, sent la fraude par l'art même qu'on a mis à le cacher, dans la Préface de l'édition de Londres, qui l'a donné la première, ou dans les éditions françaises qui l'ont] reproduit d'après elle.

« Ce n'est point, madame, comme à la personne du monde que je respecte le plus ni à celle de qui je me fais un devoir de dépendre, mais comme à la plus tendre et à la plus sincère amie que j'aie, que je me détermine à vous parler aujourd'hui avec la plus extrême confiance. Je commence par vous promettre une vérité exacte et une entière soumission. » Je suis aveugle, madame, on me loue de mon courage, mais que gagnerais-je à me désespérer? Cependant je sens tout le malheur de ma situation, et il est bien naturel que je cherche des moyens de l'adoucir. Rien n'y serait plus propre que d'avoir auprès de moi quelqu'un qui pût me tenir compagnie, et me sauver de l'ennui de la solitude; je l'ai toujours crainte, actuellement elle m'est insupportable. »

Ce qui plaidait pour madame du Deffand, c'était l'incontestable loyauté de ses intentions. Elle allait faire ce que les siens n'avaient pas fait. Elle allait réparer leurs torts, en accordant à mademoiselle de Lespinasse, qu'ils avaient froissée, une protection qui était une garantie pour leurs intérêts. Elle allait la préparer, par la plus douce des dépendances, à cette renonciation, but si mal atteint par des parents égoïstes et imprévoyants. Et cependant M. de Vichy ne pardonna guère à sa sœur d'avoir réussi. L'amour-propre et la crainte ne raisonnent pas.

Enfin, le 8 avril 1754, aboutit à un résultat cette longue affaire, plaidée et discutée comme un procès. Les dissentiments qui ont présidé à l'origine des relations de madame du Deffand sont d'un fâcheux augure. Il semble qu'ils y aient déposé un levain que le moindre orage aigrira. Ce qui est né de la discorde est destiné à mourir par elle. Madame du Deffand ne le pensait pas ainsi, car, s'abandonnant à des espérances qu'échauffait encore le plaisir de la victoire, elle écrivait :

« Adieu, ma reine; faites vos paquets, et venez faire le bonheur et la consolation de ma vie; il ne tiendra pas à moi que cela ne soit bien réciproque. »

Les événements devaient lui montrer, par une dure leçon, combien elle se trompait. Mais dix ans nous séparent encore de cette suprême expérience.

Pour le moment, elle accueillit avec un empressement qui lui fut rendu en reconnaissance, cette jeune fille intelligente et dévouée qui venait lui prêter ses yeux et lui tenir compagnie dans ce « cachot » éternel » de la cécité où, comme elle le disait, elle était plongée. Car son infirmité s'aggravait de plus en plus. Comme par une punition de ses indiscrètes curiosités intérieures, de ses débauches d'analyse psychologique, le rayon se retournait en dedans, et elle

perdait la vue extérieure dont elle avait un peu abusé. Elle se rési– gnait, en calculant l'heure de l'obscurcissement complet, et en s'aguerrissant à son futur état par des observations qui frappaient le baron de Scheffer d'étonnement et de tristesse.

« A juger, lui écrit-il le 17 mai 1754, par tout ce que vous me faites l'honneur de me dire dans votre dernière lettre, votre vue est donc totalement perdue? J'admire, madame, le courage avec lequel vous soutenez une perte si sensible. C'est là que l'on connaît la force de l'âme, bien plus que dans ces entreprises appelées grandes et courageuses, où cependant toutes les passions des hommes concourent à inspirer du courage. Je souhaite du fond de mon cœur que vous conserviez toujours le vôtre, et je dois l'espérer, puisqu'en pareil cas, il est bien moins difficile de conserver que d'acquérir. Vous m'avez fait faire à cette occasion une réflexion sur l'effet du regard dans la conversation, qui me paraît extrêmement juste, et que je n'avais pourtant jamais faite1. »

XVII.

En 1754, madame du Deffand est donc aveugle. Pour lutter contre cet ennui dont la seule crainte l'exaspère et qui sera le fléau de sa vie, elle n'est point seule. En outre des correspondants qui, dans tous les pays, mettent une sorte d'émulation à se souvenir d'elle, d'honneur à n'en pas être oubliés, elle a deux amis sincères et fidèles, Formont et d'Alembert, qui la dédommagent des fréquentes absences du président, passé à la Reine avec armes et bagages, et de ce partage avec le prince de Conti que Pont-de-Veyle lui fait subir. Madame de Rochefort s'éloigne aussi insensiblement pour régner sur un petit monde précieux, aimant mieux être la première auprès de M. de Nivernais que la seconde auprès de madame du Deffand. Madame de Clermont, future princesse de Beauvau; madame de Broglie, madame d'Aiguillon et madame de Luxembourg, vont remplacer ou doubler madame de Flamarens morte, madame de Forcalquier et madame de Mirepoix refroidies. Tels étaient, dans sa lutte contre l'ennui et la solitude, les principaux auxiliaires de madame du Deffand. D'Alembert, attiré à la fois par elle et par mademoiselle de Lespinasse, était plus assidu à ses mercredis et à ses soupers (car il paraît qu'elle s'était remise à souper). Et quand Formont et le chevalier d'Aydie ne pouvaient causer avec elle, ils trompaient l'absence en lui écrivant.

Enfin l'amour-propre lui prodiguait des consolations qu'elle ne 1 Voir notre t. Ier, p. 210.

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