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Érasme nous apprend que sous Henri VII et | gionnaires qu'Élisabeth essaya de faire séduire sa Henri VIII on pouvoit à peine respirer dans les captive par Rolstone, afin de la déshonorer, et appartements: ils ne recevoient l'air et le jour que, profitant du massacre de la Saint-Barthélequ'au travers de treillis extrêmement serrés, les my, elle fut tentée de livrer la reine d'Écosse au vitraux étoient réservés au fenestrage des châ- talion des Écossois protestants. Qui sait si la cuteaux et des églises. Chaque étage des maisons | riosité n'avoit pas attiré le jeune William de Strats'avançoit en saillie et abritoit l'étage au-dessous : ford à Fotheringay, au moment de la catastrophe? portés ainsi sur deux lignes obliques et à redans, Qui sait s'il n'avoit pas vu le lit, la chambre, les les toits se touchoient presque, et les rues noires voûtes tendues de noir, le billot, la tête de Marie se trouvoient quasi fermées par le haut. La plu- séparée du tronc et dans laquelle un premier coup part des habitations n'avoient point de chemi- de hache mal appliqué avoit enfoncé la coiffe et nées; le plain-pied des chambres consistoit en un des cheveux blancs? Qui sait si ses regards ne mastic de terre recouvert de joncs ou d'une couche s'étoient pas arrêtés sur l'élégant cadavre, objet de sable, destinée à absorber les immondices des de la curiosité et de la souillure du bourreau? chats et des chiens. Érasme attribue les pestes, fréquentes alors en Angleterre, à la malpropreté des Anglois,

Chez les riches, l'ameublement se composoit de tapisseries d'Arras, de longues planches portées sur des tréteaux en guise de tables de réfectoire, d'un buffet, d'une chaise, de quelques bancs et de plusieurs escabelles. Les pauvres dormoient sur une claie ou sur une paillasse, ayant pour couverture une serpillière, pour traversin une büche. Celui qui possédoit un matelas de laine et un oreiller rempli de son excitoit l'envie de ses voisins. Harrison déclare tenir ces détails de la bouche des vieillards, et il ajoute : « A présent «(règne d'Élisabeth) les fermiers ont trois ou quatre lits de plume garnis de couvertures et de tapis, de tentures de soie; leurs tables sont parées de linge blanc, leurs buffets garnis de vais selle de terre, d'une salière d'argent, d'une timbale et d'une douzaine de cuillers du même A métal. »

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Les fermiers de notre France actuelle, si fière de sa civilisation, ne sont pas encore tous arrivés à une pareille aisance.

Shakespeare s'éleva sous la protection de cette reine, qui envoyoit le matelot chercher au bout du monde la richesse du laboureur. Assez de paix et de gloire florissoit dans l'intérieur de l'Angleterre, pour qu'un poëte chantât en sûreté, sans toutefois que la société manquât au dedans et au dehors de spectacles propres à remuer l'âme et à échauffer la pensée.

Plus tard Élisabeth jeta une autre tête aux pieds de Shakespeare; Mahomet II décapitoit un icoglan pour faire poser la mort devant un peintre. Étrange composé d'homme et de femme, Élisabeth ne paroît avoir eu dans sa vie enveloppée d'un mystère, qu'une passion et jamais d'amour: « La dernière maladie de cette reine, disent les « Mémoires du temps, procédoit d'une tristesse « qu'elle a toujours tenue fort secrète; elle n'a « jamais voulu user de remèdes quelconques, « comme si elle eût pris cette résolution de longue << main de vouloir mourir, ennuyée de sa vie par quelque occasion secrète qu'on a voulu dire être la mort du comte d'Essex. »

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Ce seizième siècle, printemps de la civilisation nouvelle, germoit en Angleterre plus qu'ailleurs; il développoit, en les éprouvant, les générations puissantes dont les entrailles portoient déjà la liberté, Cromwell et Milton. Élisabeth dinoit au son des tambours et des trompettes, tandis que son parlement faisoit des lois atroces contre les papistes, et que le joug d'une sanglante oppression s'appesantissoit sur la malheureuse Irlande. Les hautes œuvres de Tiburn se mêloient aux ballets des nymphes; les austérités des puritains, aux fêtes de Kenilworth; les comédies, aux sermons; les libelles, aux cantiques; les critiques littéraires, aux discussions philosophiques et aux controverses des sectes.

Un esprit d'aventures agitoit la nation comme à l'époque des guerres de la Palestine: des volontaires croisés protestants s'embarquoient pour aller combattre les idolâtres, c'est-à-dire les catholi

Au dedans Elisabeth offroit en sa personne un caractère historique. Shakespeare avoit vingt-ques; ils suivoient sur l'Océan sir Francis Drake, trois ans lorsque Marie Stuart fut décapitée. Né de parents catholiques, peut-être catholique luimême, il ouït raconter sans doute à ses coreli

sir Walter Raleigh, ces Pierre l'ermite des mers, amis du Christ, ennemis de la croix. Engagés dans la cause des libertés religieuses, les Anglois

servoient quiconque cherchoit à s'affranchir; ils | barricades, l'égorgement des deux Guise à Blois,

versoient leur sang sous le panache blanc de Henri IV, sous le drapeau jaune du prince d'Orange. Shakespeare assistoit à ce spectacle: il entendit gronder les orages protecteurs qui jetèrent les débris des vaisseaux espagnols sur les grèves de sa patrie délivrée.

Au dehors, le tableau ne favorisoit pas moins l'inspiration du poëte: en Écosse, l'ambition et les vices de Murray, le meurtre de Rizzio, Darnley étranglé et son corps lancé au loin, Bothwell épousant Marie dans la forteresse de Dunbar, obligé de fuir et devenant pirate en Norvége; Morton livré au supplice.

Dans les Pays-Bas, tous les malheurs inséparables de l'émancipation d'un peuple: un cardinal de Granvelle, un duc d'Albe, la fin tragique du comte d'Egmont et du comte de Horn.

En Espagne, la mort de don Carlos; Philippe II bâtissant le sombre Escurial, multipliant les auto-da-fé, et disant à ses médecins : « Vous crai«< gnez de tirer quelques gouttes de sang à un « homme qui en a fait répandre des fleuves.

En Italie, l'histoire de la Cenci renouvelée des anciennes aventures de Venise, de Vérone, de Milan, de Bologne, de Florence.

la mort de Henri III à Saint-Cloud, les fureurs de la Ligue, l'assassinat de Henri IV, varioient sans cesse les émotions d'un poëte qui vit se dérouler cette longue chaîne d'événements. Les soldats d'Élisabeth, le comte d'Essex lui-même, mêlés à nos guerres civiles, combattirent au Havre, à Ivry, à Rouen, à Amiens. Quelques vétérans de l'armée angloise pouvoient conter au foyer de William ce qu'ils avoient su de nos calamités et de nos champs de bataille.

C'étoit donc le génie même de son temps qui souffloit à Shakespeare son génie. Les drames innombrables joués autour de lui préparoient des sujets aux héritiers de son art: Charles IX, le duc de Guise, Marie Stuart, don Carlos, le comte d'Essex, devoient inspirer Schiller, Ottway, Alfieri, Campistron, Thomas Corneille, Chénier, Reynouard.

Shakespeare naquit entre la révolution religieuse commencée sous Henri VIII, et la révolution politique prête à s'opérer sous Charles Ier. Tout étoit meurtre et catastrophe au-dessus de lui, tout fut meurtre et catastrophe au-dessous.

Au règne d'Édouard VI : Sommerset, le protecteur du royaume et oncle du jeune roi, envoyé

En Allemagne, le commencement de Wallens- au supplice. tein.

Au règne de Marie les martyrs du protes

En France, la plus prochaine terre de la pa- tantisme, Jane Gray décapitée; Philippe, l'extrie de Shakespeare, que voyoit-il?

Le tocsin de la Saint-Barthélemy sonna la huitième année de la vie de l'auteur de Macbeth: l'Angleterre retentit de ce massacre; elle en publia les détails exagérés, s'ils pouvoient l'être. On imprima à Londres et à Édimbourg, on vendit dans les villes et dans les campagnes des relations capables d'ébranler l'imagination d'un enfant. On ne s'entretenoit que de l'accueil fait par Élisabeth à l'ambassadeur de Charles IX. « Le « silence de la nuit régnoit dans toutes les pièces « de l'appartement royal. Les dames et les courti<< sans étoient rangés en haie de chaque côté, tous « en grand deuil; et quand l'ambassadeur passa « au milieu d'eux, aucun ne lui jeta un regard << de politesse, ni ne lui rendit son salut. » Marloe mit sur la scène le massacre de Paris: et Shakespeare à son début put s'y trouver chargé de quelque rôle.

Après le règne de Charles IX, vint celui de Henri III, si fécond en catastrophes : Catherine de Médicis, les mignons, la journée des

terminateur des protestants, débarquant en Angleterre, comme pour passer en revue et dévouer à la mort le camp ennemi.

Au règne d'Élisabeth : les martyrs du catholicisme, Élisabeth elle-même, marquée de l'onc tion sainte selon le rit romain, et devenue la persécutrice de la foi qui lui posa la couronne sur la tête; Élisabeth, fille de cette Anne Bouleyn, cause du schisme, sacrifiée après Thomas Morus, morte à demi folle, priant, riant, comparant la petitesse de son cou à la largeur du coutelas de l'exécuteur.

Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines, chassés de leurs cloîtres, lesquels avoient vu Henri VIII, ses réformes, ses destructions de monastères, ses fous, ses épouses, ses maîtresses, ses bourreaux: lorsque le poëte quitta la vie, Charles Ier comptoit seize ans.

Ainsi, d'une main Shakespeare avoit pu toucher les tètes blanchies que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudor; de l'autre, la tête brune du second des Stuarts, que peignit Van

Dyck, et que la hache des parlementaires devoit abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique s'enfonça dans la tombe; il remplit l'intervalle des jours où il vécut de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunées, afin de joindre par des fictions analogues les réalités du passé aux réalités de l'avenir.

POETES ET ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS DE

SHAKESPEARE.

Jacques Ier gouverna entre l'épée qui l'avoit effrayé dans le ventre de sa mère et l'épée qui fit mourir, mais ne fit pas trembler son fils. Son règne sépara l'échafaud de Fotheringay de celui de White-Hall; espace obscur où s'éteignirent Bacon et Shakespeare.

Ces deux illustres contemporains se rencontrèrent sur le même sol; je vous ai nommé plus haut les étrangers leurs compagnons de gloire. La France, la moins bien partagée alors dans les lettres, ne nous offre qu'Amyot, de Thou, Ronsard et Montaigne, esprits d'un moindre vol; Hardy et Garnier balbutioient à peine les premiers accents de notre Melpomène. Toutefois la mort de Rabelais n'avoit précédé que de quinze années la naissance de Shakespeare: le bouffon eût été de taille à se mesurer avec le tragique. Celui-ci avoit déjà passé trente et un ans sur la terre quand l'infortuné Tasse et l'héroïque Ercilla la quittèrent, tous deux morts en 1595. Le poëte anglois fondoit le théâtre de sa nation lorsque Lope de Vega établissoit la scène espagnole mais Lope eut un rival dans Caldéron. L'auteur du Meilleur Alcade étoit embarqué en qualité de volontaire sur l'invincible armada au moment où l'auteur de Falstaff calmoit les inquiétudes de la belle Vestale assise sur le trône d'Occident.

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Blessé à Lépante en 1570, esclave à Alger en 1575, racheté en 1581, Cervantes,qui commença dans une prison son inimitable comédie, n'osa la continuer que longtemps après, tant le chefd'œuvre avoit été méconnu! Cervantes mourut la même année et le même mois que Shakespeare: deux documents constatent la richesse des deux

auteurs.

William Shakespeare, par son testament, lègue à sa femme le second de ses lits après le meilleur; il donne à deux de ses camarades de théâtre trente-deux schellings pour acheter une bague; il institue sa fille aînée, Suzanne, sa légataire universelle ; il fait quelques petits cadeaux à sa seconde fille Judith, laquelle signoit une croix au bas des actes, déclarant ne savoir écrire.

Michel Cervantes reconnoît, par un billet, qu'il a reçu en dot de sa femme, Catherine Salazar y Palacios, un dévidoir, un poèlon de fer, trois broches, une pelle, une râpe, une vergette, six boisseaux de farine, cinq livres de cire, deux petits escabeaux, une table à quatre pieds, un matelas garni de sa laine, un chandelier de cuivre, deux draps de lit, deux enfants Jésus avec leurs petites robes et leurs chemises, quarante-quatre poules et poulets avec un coq. Il n'y a pas aujourd'hui si mince écrivain qui ne crie à l'injustice des hommes, à leur mépris pour les talents, s'il n'est gorgé de pensions dont la centième partie auroit fait la fortune de Cervantes et de Shakespeare. Le peintre du fou du Roi Léar alla donc, en 1616, chercher un monde plus sage, avec le peintre de Don Quichotte; dignes compagnons de voyage.

Corneille étoit venu pour les remplacer dans cette famille cosmopolite de grands hommes dont les fils naissent chez tous les peuples, comme à Rome les Brutus succédoient aux Brutus, les Scipion aux Scipion. Le chantre du Cid, enfant de six ans, vit les derniers jours du chantre d'Othello, comme Michel-Ange remit sa palette, son ciseau, son équerre et sa lyre à la mort, l'année même où Shakespeare, le cothurne au pied, le masque à la main, entra dans la vie; comme le poëte mourant de la Lusitanie salua les premiers soleils du poëte d'Albion. Lorsque le jeune boucher de Stratford, armé du couteau, adressoit, avant de les égorger, une harangue à ses victimes, les brebis et les génisses, Camoëns faisoit entendre au tombeau d'Inès, sur les bords du Tage, les accents du cygne :

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Depuis tant d'années que je vous vais chan- | de chose. Celui qui l'a portée, l'a cachée, et ne

« tant, ô nymphes du Tage, ô vous, Lusitaniens,

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« et les périls, tantôt sur la mer, tantôt au mi-
<< lieu des combats.
tantôt dé-
gradé par une honteuse indigence, sans autre
«asile qu'un hôpital.
. . Il ne suffisoit
« pas que je fusse voué à tant de misères, il fal-
« loit encore qu'elles me vinssent de ceux-là même
« que j'ai chantés.
Poëtes! vous don-

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« nez la gloire; en voilà le prix. .

Vao os annos descendo, et jà do estio
Ha pouco que passar até o outono, etc.

« traînent au rivage du noir repos et de l'éter« nel sommeil. »

Faut-il donc que chez toutes les nations et dans tous les siècles les plus grands génies arrivent à ces dernières paroles du Camoëns!

s'est soucié ni de ses travaux ni de ses jours.
Si l'on étudie les sentiments intimes de Sha-
kespeare dans ses ouvrages, le peintre de tant
de noirs tableaux sembleroit avoir été un homme
léger, rapportant tout à sa propre existence : il
est vrai qu'il trouvoit assez d'occupation dans une
aussi grande vie intérieure. Le père du poëte,
probablement catholique, d'abord chef bailli et
alderman à Stratford, étoit devenu marchand de
laine et boucher. William, fils aîné d'une famille
de dix enfants, exerça le métier de son père. Je
vous ai dit que le dépositaire du poignard de
Melpomène saigna des veaux avant de tuer des
tyrans, et qu'il adressoit des harangues pathéti-

« Mes années vont déclinant; avant peu j'aurai passé de l'été à l'automne. Les chagrins m'en-ques aux spectateurs de l'injuste mort de ces innocentes bêtes. Shakespeare, dans sa jeunesse, livra, sous un pommier resté célèbre, des assauts de cruchons de bière aux trinqueurs de Bidford. A dix-huit ans il épousa la fille d'un cultivateur, Anna Hatway, plus âgée que lui de sept années. Il en eut une première fille, et puis deux jumeaux, un fils et une fille. Cette fécondité ne le fixa et ne le toucha guère; il oublia si bien et si vite madame Anna qu'il ne s'en souvint que pour lui laisser, par interligne, dans son testament mentionné plus haut, le second de ses lits après le meilleur.

Milton, âgé de huit ans quand Shakespeare mourut, s'éleva comme à l'ombre du tombeau de ce grand homme; Milton se plaint aussi d'être venu dans de mauvais jours, un siècle trop tard. Il craint que la froideur du climat ou des ans n'ait engourdi ses ailes humiliées.

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cold climat, or

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« years damp, my intended-wing deprest..
Il a cette frayeur au moment même où il écrit
leneuvième livre du Paradis perdu, qui renferme
la séduction d'Ève, et les scènes les plus pathéti-
ques entre Ève et Adam!

Ces hommes divins, prédécesseurs ou contemporains de Shakespeare, ont quelque chose en eux qui participe de la beauté de leur patrie : Dante étoit un citoyen illustre et un guerrier vaillant le Tasse eût été bien placé dans la troupe brillante qui suivoit Renaud; Lope et Caldéron portèrent les armes; Ercilla est à la fois l'Homère et l'Achille de son épopée; Cervantes et le Camoëns montroient les cicatrices glorieuses de leur courage et de leur infortune. Le style de ces poëtes-soldats a souvent l'élévation de leur existence : il auroit fallu à Shakespeare une autre carrière; il est passionné dans ses compositions, rarement noble : la dignité manque quelquefois à son style, comme elle manque à sa vie.

Une aventure de braconnier le chassa de son village. Appréhendé au corps dans le pare de sir Thomas Lucy, il comparut devant l'offensé, et se vengea de lui en placardant à sa porte une ballade satirique. La rancune de Shakespeare dura; car de sir Thomas Lucy il fit le bailli Shallow, dans la seconde partie de Henri VI, et l'accabla des bouffonneries de Falstaff. La colère de sir Thomas ayant obligé Shakespeare de quitter Stratford, il alla chercher fortune à Londres.

La misère l'y suivit. Réduit à garder les cheyaux des gentlemen à la porte des théâtres, il disciplina une troupe d'intelligents serviteurs, qui prirent le nom de garçons de Shakespeare (Shakespeare's boys). De la porte des théâtres se glissant dans la coulisse, il y remplit la fonction de callboy (garçon appeleur). Green, son parent, acteur à Blak-Friars, le poussa de la coulisse sur la scène, et d'acteur il devint auteur. On publia contre lui des critiques et des pamphlets auxquels il ne répondit pas un mot. Il remplissoit le rôle de Et quelle a été cette vie? qu'en sait-on? peu frère Laurence dans Roméo et Juliette, et jouoit

VIE DE SHAKESPEARE.

celui du spectre dans Hamlet d'une manière effrayante. On sait qu'il joutoit d'esprit avec Ben Johnson au club de la Sirène, fondé par sir Walter Raleigh. Le reste de sa carrière théâtrale est ignoré; ses pas ne sont plus marqués days cette carrière que par des chefs-d'œuvre qui tomboient deux ou trois fois l'an de son génie, bis pomis utilis arbos, et dont il ne prenoit aucun souci. Il n'attachoit pas même son nom à ses chefs-d'œuvre, tandis qu'il laissoit écrire ce grand nom au catalogue de comédiens oubliés, entre-parleurs (comme on disoit alors) dans des pièces encore plus oubliées. Il ne s'est donné la peine ni de recueillir ni d'imprimer ses drames: la postérité, qui ne lui vint jamais en mémoire, les exhuma des vieux répertoires, comme on déterre les débris d'une statue de Phidias parmi les obscures images des athlètes d'Olympie.

Dante se joint sans façon au groupe des grands poëtes: Vidi quattro grandombre a moi venire; le Tasse parle de son immortalité; ainsi des autres. Shakespeare ne dit rien de sa personne, de sa famille, de sa femme, de son fils (mort à l'âge de douze ans), de ses deux filles, de son pays, de ses ouvrages, de sa gloire; soit qu'il n'eût pas la conscience de son génie, soit qu'il en eût le dédain, il paroît n'avoir pas eru au souvenir: «< Ah! ciel! s'écrie Hamlet, mort depuis deux mois et pas encore oublié! On peut espérer alors que la mé⚫moire d'un grand homme lui survivra six mois; mais, par Notre-Dame, il faudra pour cela qu'il ait bâti des églises; autrement, qu'il se résigne « à ce qu'on ne pense plus à lui. »

Shakespeare quitta brusquement le théâtre à cinquante ans, dans la plénitude de ses succès et de son génie. Sans chercher des causes extraordinaires à cette retraite, il est probable que l'inSouciant acteur descendit de la scène aussitôt qu'il eut acquis une petite indépendance. On s'obstine à juger le caractère d'un homme par la nature de son talent, et réciproquement la nature de ce talent par le caractère de l'homme; mais l'homme et le talent sont quelquefois très-disparates, sans cesser d'être homogènes. Quel est le véritable homme, de Shakespeare le tragique, ou de Shakespeare le joyeux vivant? Tous les deux sont vrais ils se lient ensemble au moyen des mystérieux rapports de la nature.

| l'acteur, et apparemment le méprisèrent. De retour à ses foyers, il planta le premier mûrier qu'on ait vu dans le canton de Stratford. Il mourut, en 1616, à Newplace, sa maison des champs. Né le 23 avril 1564, ce même jour, 23 avril, qui l'avoit amené devant les hommes, le vint chercher, en 1616, pour le conduire devant Dieu. Enterré sous une dalle de l'église de Stratford, il eut une statue, assise dans une niche comme un saint, peinte en noir et en écarlate, repeinte par le grand-père de mistress Siddon, et rebarbouillée de plâtre par Malone. Une crevasse se forma, il y a plusieurs années, dans le sépulcre ; le marguillier de surveillance ne découvrit ni ossements ni cercueil : il aperçut de la poussière, et l'on a dit que c'étoit quelque chose que d'avoir vu la poussière de Shakespeare. Le poëte, dans une épitaphe, défendoit de toucher à ses cendres : ami du repos, du silence et de l'obscurité, il se mettoit en garde contre le mouvement, le bruit et l'éclat de son avenir. Voici donc toute la vie et toute la mort de cet immortel : une maison dans un hameau, un mûrier, la lanterne avec laquelle l'auteuracteur jouoit le rôle de frère Laurence dans Roméo et Juliette, une grossière effigie villageoise, une tombe entr'ouverte.

Castrell, ministre protestant, acheta la maison de Newplace; l'ecclésiastique bourru, importuné du pèlerinage des dévots à la mémoire du grand homme, abattit le mûrier; plus tard il fit raser la maison, dont il vendit les matériaux. En 1740, des Angloises élevèrent à Shakespeare, dans Westminster, un monument de marbre; elles honorèrent ainsi le poëte qui tant aima les femmes, et qui avoit dit dans Cymbeline: L'Angleterre est un nid de cygnes au milieu d'un vaste étang.

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Shakespeare étoit-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter? Les libelles publiés contre lui de son vivant ne lui reprochent pas un défaut si apparent à la scène. Lame se disoit d'une main comme d'un pied : lame of one hand. Lame signifie, en général, imparfait, défectueux, et se prend dans le même sens au figuré. Quoi qu'il en soit, le boy de Stratford, loin d'être honteux de son infirmité comme Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une

de ses maîtresses:

Lord Southampton fut l'ami de Shakespeare, et l'on ne voit pas qu'il ait rien fait de considérable pour lui. Élisabeth et Jacques Ier protégèrent << fortune. >>

lame by fortene's dearest spite.

« Boiteux par la moquerie la plus chère de la

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