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⚫ dans ma main droite, que je tombe dans la garbe d'un guerrier. »

Sur le champ de bataille les hymnes, accompagnés du choc des armes, éclatoient d'une manière si terrible, que les Danois, pour empêcher leurs chevaux d'en être effrayés, les rendoient sourds. Les croyances étoient à l'avenant de ces mœurs poétiques. Quinze jeunes femmes et dix-huit jeunes hommes balloient un jour dans un cimetière; le prêtre Robert, qui disoit la messe, les fit inviter à se retirer; ils se moquèrent du prêtre. L'officiant pria Dieu et saint Magnus de punir la troupe impie, en l'obligeant à chanter et à danser une année entière: sa prière fut exaucée; un des condamnés prit par la main sa sœur qui figuroit avec lui; le bras se sépara du corps sans que l'invalide de Dieu perdit une goutte de sang, et elle continua de sauter. Toute l'année les quadrilles ne souffrirent ni du froid, ni du chaud, ni de la faim, ni de la soif, ni de la fatigue; leurs vêtements ne s'usèrent pas. Commençoit-il à pleuvoir, il s'élevoit autour d'eux une maison magnifique. Leur danse incessante creusa la terre, et ils s'y enfoncèrent jusqu'à mi-corps. Au bout de l'an, l'évêque Hubert brisa les liens'invisibles dont les mains des danseurs et des danseuses étoient enchaînées la troupe tomba dans un sommeil qui dura trois jours et trois nuits.

Une vieille, nommée Thorbiorga, fameuse sorcière, fut invitée au château du comte Torchill, afin de dire quand se termineroient la peste et la famine du comté. Thorbiorga arriva sur le soir: robe de drap vert boutonnée du haut jusqu'en bas, collier de grains de verre ; peau d'agneau noir, doublée d'une peau de chat blanc, sur la tête; souliers de peau de veau, le poil en dessus, liés avec des courroies; gants de peau de chat blanc, la fourrure en dedans; ceinture huntandi que, au bout de laquelle pendoit un sac rempli de grimoires. La sorcière soutenoit son corps grèle sur un bâton àvirolles de cuivre. Elle fut reçue avec beaucoup de respect assise sur un siége élevé, elle mangea un potage de lait de chèvre et un ragoût de cœurs de différents animaux. Le lendemain Thorbiorga, après avoir symétrisé ses instruments d'astrologie selon le thème céleste, ordonna à la jeune Godréda, sa compagne, d'entonner l'invocation magique vardlokur. Godréda chanta d'une voix si douce, que le manoir du laird Torchill en fut ravi. Il eût été bien malheureusement né celui qui ne fût pas né poëte en ce temps-là.

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Cadmon rêvoit en vers et composoit des poëmes en dormant : poésie est songe.

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« Je sais, dit un autre barde, un chant pour émousser le fer; je sais un chant pour tuer la tempête. » On reconnoissoit ces inspirés à leur air; ils sembloient ivres, leurs regards et leurs gestes étoient désignés par un mot consacré : skallviengl, « folie poétique. »>

La chronique saxonne donne en vers le récit d'une victoire remportée par les Anglo-Saxons sur les Danois, et l'histoire de Norwége conserve l'apothéose d'un pirate du Danemark, tué avec cinq autres chefs de corsaires sur les côtes d'Albion.

« Le roi Ethelstan, le chef des chefs, celui qui « donne des colliers aux braves, et son frère, le « noble Edmon, ont combattu à Bruman-Burgh << avec le tranchant de l'épée. Ils ont fendu le « mur des boucliers, ils ont abattu les guerriers « de renom, la race des Scots et les hommes des << navires.

« Olaf s'est enfui avec peu de gens, et il a « pleuré sur les flots. L'étranger ne racontera « point cette bataille, assis à son foyer, entouré « de sa famille, car ses parents y succombèrent, << et ses amis n'en revinrent pas. Les rois du Nord, « dans leurs conseils, se lamenteront de ce que leurs guerriers ont voulu jouer au jeu du car<< nage avec les enfants d'Edward.

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« Il m'est venu un songe : je me suis vu, au point du jour, dans la salle du Valhalla, pré« parant tout pour la réception des hommes tués « dans les batailles.

« J'ai réveillé les héros de leur sommeil ; je les « ai engagés à se lever, à ranger les bancs, à dis« poser des coupes à boire, comme pour l'arri«vée d'un roi.

« D'où vient tout ce bruit? s'écrie Bragg; d'où «vient que tant d'hommes s'agitent et que l'on « remue tous les bancs? C'est qu'Erik doit venir, « répond Oden; je l'attends. Qu'on se lève, qu'on «aille à sa rencontre.

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« Pourquoi donc sa venue te plaît-elle davantage que celle d'un autre roi? c'est qu'en beau<«<coup de lieux il a rougi son épée de sang; « c'est que son épée sanglante a traversé beaucoup de lieux.

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« Je te salue, Érik, brave guerrier; entre : sois le bienvenu dans cette demeure. Dis-nous « quels rois t'accompagnent, combien viennent « avec toi du combat?

« Je suis né dans le haut pays de Norwége, «< chez des peuples habiles à manier l'arc, mais « j'ai préféré hisser ma voile, l'effroi des labou« reurs du rivage. J'ai aussi lancé ma barque parmi les écueils, loin du séjour des hom

« mes. »

Ce scalde des mers avoit raison, puisque les Danes ont découvert le Vineland ou l'Amérique loin du séjour des hommes.

Angelbert gémit sur la bataille de Fontenay et sur la mort de Hugues, bâtard de Charlemagne. La fureur de la poésie étoit telle qu'on trouve des vers de toutes mesures jusque dans les diplômes du huitième, du neuvième et du dixième siècle. Un chant teutonique conserve le souvenir d'une victoire remportée sur les Normands, l'an 881, par Louis, fils de Louis le Bègue. « J'ai «< connu un roi appelé le seigneur Louis, qui ser<< voit Dieu de bon cœur, parce que Dieu le ré« compensoit.... Il saisit la lance et le bouclier, « monta promptement à cheval, et vola pour << tirer vengeance de ses ennemis. » Personne n'i

« Cinq rois viennent, répond Érik, et moi je gnore que Charlemagne avoit fait recueillir les

"

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Aveugle et souffrant « sans espoir et presque sans relâche, je puis « rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera « pas suspect : il y a au monde quelque chose « qui vaut mieux que les jouissances matérielles, « mieux que la fortune, mieux que la santé elle« même, c'est le dévouement à la science. »

Graves et touchantes paroles pour lesquelles je ne me reproche point de m'être écarté de mon sujet.

J'ai déjà dit quelque chose de ce sujet dans mes Études historiques. Les nautoniers normands célébroient eux-mêmes leurs courses:

anciennes chansons des Germains.

La parole usitée dans les forêts est, dès sa naissance, une parole complète pour la poésie : sous le rapport des passions et des images, elle dégénère en se perfectionnant. Les chants nationaux des Barbares étoient accompagnés du son du fifre, du tambour et de la musette. Les Scythes, dans la joie des festins, faisoient résonner la corde de leur arc. La cithare ou la guitare étoit en usage dans les Gaules, et la harpe, dans l'île des Bretons. L'oreille dédaigneuse des Grecs et des Romains n'entendoit, dans les entretiens des Franks et des Bretons, que des croassements de corbeaux, ou des sons non articulés sans aucun rapport avec la voix humaine. Quand les nations du Nord eurent triomphé, force fut de trouver ce langage harmonieux, et de comprendre les ordres que le maître dictoit à l'esclave.

Les rhythmes militaires se viennent terminer à la chanson de Roland, dernier chant de l'Europe barbare. « A la bataille d'Hastings, » dit encore le grand peintre d'histoire que j'ai cité, « un « Normand, appelé Taillefer, poussa son cheval << en avant du front de bataille, et entonna le «< chant des exploits, fameux dans toute la Gaule, « de Charlemagne et de Roland. En chantant il « jouoit de son épée, la lançoit en l'air avec force, « et la recevoit dans sa main droite. Les Nor

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• mands répétoient les refrains, ou crioient : Dieu | Il y eut des poëtes, des bardes, des jongleurs, aide! Dieu aide!

« Taillefer qui mult bien chantout

<< Sor un cheval qui tost alout,

« Devant le duc alout chantant « De Karlemagne et de Rollant « Et d'Olivier et des vassaux

« Qui moururent à Roncevaux. »>

des ménestrels, des contéors, des fabléors, des gestéors, des harpéors. La poésie prit toute espèce de formes, et donna à ses œuvres toutes sortes de noms: lais, ballades, rotruënges, chansons à carole, chansons de gestes, contes, sirventois, satires, fabliaux, jeux-parties, dictiés. Dès le sixième siècle Fortunat donne le nom de lais, leudi, aux chants des Barbares. On comptoit des romans d'amour, des romans de cheva

Ces rimes sont de Wace; mais Geoffroy Gaimar a de plus longs détails sur Taillefer. Il est curieux d'observer comment les usages se transforment et cependant se perpétuent : le tambour-lerie, des romans du Saint-Graal, des romans maître, qui jette sa canne en l'air et qui la reçoit dans sa main à la tête d'un régiment, est la tradition du jongleur militaire.

Avant même la bataille d'Hastings, il existe un autre témoignage des provocations de la clanson du soldat: en 1054, Guillaume battit les François à Mortemer en Normandie; un de ses serviteurs, monté dans un arbre, cria toute la nuit:

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TROUVÈRES ANGLO-NORMANDS.

Après la conquête des Normands, le moyen âge commence et les choses changent de face. L'Angleterre a éprouvé dans son idiome des révolutions inconnues aux autres pays : le teutonique des Angles refoula le gallique des Bretons dans les vallées du pays de Galles; le danois, le scandinave, ou le goth, renferma l'erse parmi les highlanders écossois et altéra le pur saxon; le normand, ou le vieux françois, relégua l'anglo-saxon chez les vaincus.

Sous Guillaume et ses premiers successeurs, on écrivit et l'on chanta en latin, en calédonien, en gallique, en anglo-saxon, en roman des trouvères, et quelquefois en roman des troubadours.

de la Table-Ronde, des romans de Charlemagne, des romans d'Alexandre, des pièces saintes. Dans le Songe du dieu d'amour, le pont qui conduit au palais du dieu est composé de rotruënges, stances accompagnées de la vielle; les planches sont faites de dits et de chansons; les solives, de sons de harpe; les piles, des doux lais des Bretons.

Robert de Courte-Heuse, duc de Normandie, fils aîné de Guillaume le Conquérant, enfermé pendant vingt-huit ans dans le château de Cardiff, au bord de la mer, apprit la langue des bardes gallois. A travers les fenêtres de sa prison, il voyoit un chêne dominer la forêt dont le promontoire de Pernath étoit couvert. Il disoit à ce chêne : « Chêne, planté au sein des bois d'où tu « vois les flots de la Saverne lutter contre la mer; chêne, né sur ces hauteurs où le sang a coulé en ruisseaux; chêne, qui as vécu au milieu des tempêtes, malheur à l'homme qui n'est pas assez « vieux pour mourir ! »

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Un autre prince anglois, Richard Cœur de Lion, fut couronné comme troubadour. Il avoit composé en langue romane du Midi, sa langue maternelle, un sirvente sur sa captivité à Worms. Parmi les poëtes, ses contemporains, Richard n'est pas fils d'Éléonore de Guienne, mais de la princesse d'Antioche, trouvée en pleine mer sur un vaisseau tout d'or, dont les cordages étoient de soie blanche. Ce vaisseau est la grande serpente des romanciers. Quand les enfants des femmes arabes étoient méchants, elles les menaçoient du roi Richard, et quand un cheval ombrageux tressailloit, le cavalier sarrasin le frappoit de l'éperon en lui disant : Et cuides-tu que ce soit le roi Richard? Guillaume Blondel (qu'il ne faut pas confondre avec le trouvère Blondel de Nesle) étoit un des ménestrels de Richard: nous n'avons pas sa chanson fidèle, il n'en est resté que la tradition.

Rien n'étoit plus célèbre que l'histoire populaire | au vieux chêne dont les rameaux ombragent la

du marquis au court nez.

Guillaume, trouvère anglo-normand, a laissé dans son poëme des Joies de Notre-Dame une description curieuse de Rome et de ses monuments au onzieme siècle. Il composa un petit poëme fort ingénieux sur ces trois mots, fumée, pluie et femme, qui chassent un homme de sa maison: la maison, c'est le ciel; la fumée, l'orgueil; la pluie, la convoitise; la femme, la volupté : trois choses qui empêchent d'entrer dans le ciel, maison de l'homme.

Un moine du mont Saint-Michel, dans la description qu'il fait des fêtes de ce monastère (alors sous la domination angloise), nous apprend que « dessous Avranches, vers Bretagne, étoit la « forêt de Cuokelunde remplie de cerfs, mais où « il n'y a à présent que des poissons. En la forêt « avoit un monument. » Le poëte place l'irruption de la mer sous le règne de Childebert.

Geoffroy Gaimar, auteur de l'Histoire des rois anglo-saxons, emprunta des bardes gallois le Brut d'Angleterre, que Wace traduisit du latin de Geoffroy de Montmouth. Celui-ci, selon M. l'abbé de la Rue, l'avoit traduit de l'original basbreton apporté en Angleterre par Gautier Ganelius, archidiacre d'Oxford.

Brut ou Brutus est un arrière-petit-fils d'Énée, premier roi des Bretons. Du roi Brut descendit Arthur ou Artus, roi de l'Armorique, dont nous autres Bretons attendons le retour comme les Juifs attendent le Messie. Arthur institua l'ordre de la chevalerie de la Table Ronde: tous les chevaliers de cet ordre ont leur histoire ; d'où il advient qu'un premier roman a ce que les ménestrels appeloient des branches, ainsi que dans Arioste un conte en engendre un autre. Arthur et ses chevaliers sont un calque de Charlemagne et de ses preux. Mais n'est-il pas inconcevable qu'on cherche toujours l'origine de ces merveilles dans le faux Turpin qui écrivoit en 1095, sans s'apercevoir qu'elle se trouve dans l'histoire des Faits et gestes de Karle le Grand, compilés en 884 par le moine de Saint-Gall?

Le roman du Rou est encore de Robert Wace. Là se lit l'histoire authentique des fées de ma patrie, de la forêt de Bréchéliant remplie de tigres et de lions: l'homme sauvage y règne, et le roi Arthur le veut percer avec l'Escalibar, sa grande épée. Dans cette forêt de Bréchéliant murmure la fontaine Barenton. Un bassin d'or est attaché

fontaine : il suffit de puiser de l'eau avec la coupe et d'en répandre quelques gouttes pour susciter des tempêtes. Robert Wace eut la curiosité de visiter la forêt et n'aperçut rien.

Fol m'en revins, fol y allai.

Un charme mal employé fit périr l'enchanteur Merlin dans la forêt de Bréchéliant. Pieux et sincère Breton je ne place pas Bréchéliant près Quintin, comme le veut le roman du Rou; je tiens Bréchéliant pour Becherel, près de Combourg. Plus heureux que Wace, j'ai vu la fée Morgen et rencontré Tristan et Yseult; j'ai puisé de l'eau avec ma main dans la fontaine (le bassin d'or m'a toujours manqué), et en jetant cette eau en l'air, j'ai rassemblé les orages: on verra dans mes Mémoires à quoi ces orages m'ont servi.

Le trouvère anonyme, continuateur du Brut d'Angleterre, est un Anglo-Saxon : il s'exprime avec la verve de la haine contre Guillaume, venu « non élever des villes, mais les détruire; non « bâtir des hameaux, mais semer des forêts. » Le poëme offre un ingénieux épisode.

Le conquérant veut savoir quel sera le sort de sa postérité il convoque une assemblée de notables et des principaux membres du clergé d'Angleterre et de Normandie. Le conseil, fort embarrassé, mande séparément les trois fils du roi : Robert de Courte-Heuse paroît le premier. Un sage clerc lui dit : « Beau fils, si Dieu tout-puis<< sant avoit fait de vous un oiseau, quel oiseau « voudriez-vous être?

« Un épervier, répond Robert. Cet oiseau, pour « sa valeur, est chéri des princes, aimé des chevaliers, porté sur la main des dames. »

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Après Robert de Courte-Heuse vient Guillaume le Roux : « Il auroit voulu être un aigle, parce que l'aigle est le roi des oiseaux. »

Après Guillaume le Roux se présenta Henri, son jeune frère : « Il voudroit être un estournèle, parce que l'estournèle (l'étourneau) est un oiseau simple qui ne fait de mal à personne, et vole de concert avec ses semblables; s'il est mis en cage, il se console en chantant. »

Courte-Heuse, vaillant comme l'épervier, mourut dans les fers; Guillaume, roi comme l'aigle, fut cruel et finit mal; Henri fut doux, bienfaisant comme l'estournèle : il eut des peines, mais les années (complainte longue, triste, et à même refrain) les adoucirent.

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SUITE DES TROUVÈRES ANGLO-NORMANDS.

PARADIS TERRESTRE. DESCENTE AUX ENFERS. Un trouvère anonyme célèbre le voyage de saint Bradan, l'Irlandois, au Paradis terrestre. Le saint, accompagné de ses moines, découvre dans une île le Paradis des oiseaux : ces oiseaux répondent à la psalmodie du saint; c'étoient apparemment les ancêtres de l'oiseau des jardins d'Armide.

Dans une autre île est un arbre à feuilles d'un rouge pâle; des volatiles blancs se perchent sur l'arbre. Un de ces cygnes, interrogé par Bradan, lui répond : « Mes compagnons et moi nous som« mes des anges chassés du ciel avec Lucifer. Nous « lui avions obéi comme à notre chef, en sa qua⚫lité d'archange; mais n'ayant point partagé son orgueil, Dieu nous a seulement exilés dans cette ile.» Voilà l'ange repentant de Klopstock. Du Paradis des oiseaux saint Bradan, toujours avec ses moines, arrive dans une autre île où s'élève l'abbaye de Saint-Alban.

Il court de nouveau au large, est attaqué par un serpent qu'une bête envoyée de Dieu combat, puis par un griffon qu'un dragon avale. Des poissons étranges viennent écouter le solitaire célébrant la Saint-Pierre en haute mer.

La barque aborde faux enfers: les ténèbres obscurcissent la région maudite; la fumée, les étincelles, les flammes forment un voile impénétrable à la clarté du jour. Sur une roche escarpée on aperçoit un homme nu, lacéré de coups de fouet, la chair en lambeaux, le visage couvert d'un drap: ce damné est Judas ; il raconte au saint ses inexprimables tourments; pour chaque jour de la semaine, il y a une nouvelle douleur.

Marie, dite de France, dont nous avons un recueil de lais, mit en vers le Purgatoire de saint Patrick d'Irlande, que Henri, moine de Saltry, composa primitivement en latin dans le douzième siècle. Par une caverne, au-dessus de laquelle saint Patrick bâtit un couvent, on descendoit au lieu d'expiation.

Deux autres trouvères traitent le même sujet : ils mènent O'Wein au purgatoire; le chevalier passe auprès de l'enfer dont il voit les tourments, parvient au paradis terrestre, et s'approche du paradis céleste.

Adam de Ross chante à son tour la descente de saint Paul aux enfers. L'archange saint Michel sert de guide à l'apôtre; il lui dit : Bonhomme,

CHATEAUBRIAND. - TOME V.

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Dieu veut que je te montre les grincements de

dents, le travail et la tristor que souffrent les pécheurs.

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Michel va devant; Paul le suit disant les psau mes. A la porte de l'enfer croît un arbre de feu; à ses branches sont suspendues les âmes des avares et des calomniateurs. L'air est rempli de diables volants qui conduisent les méchants aux brasiers.

Les deux voyageurs parcourent les régions désolées. L'archange explique à l'apôtre les tourments infligés à différents crimes: au sein d'une immense forge, d'une vaste mine où grondent et brillent des fournaises ardentes, coulent des fleuves de métaux fondus dans lesquels nagent des démons. A mesure que les envoyés du ciel s'enfoncent dans le giron du globe, les supplices deviennent plus terribles; saint Paul est saisi de pitié.

Un puits scellé de sept sceaux présente son orbite: l'archange lève les sceaux, en écartant l'apôtre pour laisser s'exhaler la vapeur pestilentielle. Au fond du puits gémissent les plus grands coupables; saint Paul demande combien dureront les peines; saint Michel répond : « Cent qua«rante mille ans; mais je n'en suis pas bien « sûr. »

L'apôtre invite l'archange à conjurer Dieu d'adoucir les souffrances des réprouvés; des anges compatissants se joignent à leurs prières ; elles sont écoutées; le Seigneur ordonne qu'à l'avenir les supplices cesseront depuis le samedi jusqu'au lundi matin. Saint Bradan, dans son voyage au paradis terrestre, avoit obtenu la même grâce pour Judas. La durée de cette suspension des supplices est la même que la durée fixée par les premières trêves que l'on appeloit paix de Dieu.

Le moyen âge n'est pas le temps du styk proprement dit, mais c'est le temps de l'expression pittoresque, de la peinture naïve, de l'invention féconde. On voit avec un sourire d'admiration ce que des peuples ingénus tiroient des croyances qu'on leur enseignoit : à leur imagination grande, vive et vagabonde; à leurs mœurs cruelles, à leur courage indomptable, à leur instinct de conquérants et de voyageurs mal comprimé, les prêtres, missionnaires et poëtes, offroient de merveilleux tourments, des périls éternels, des invasions à tenter, mais sans changer de place, dans des régions inconnues. Le paradis terrestre

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