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les ouvrages d'un Dieu; quelquefois sortir heureusement de son sujet par des épisodes qui s'élevent jusqu'à l'intérêt de la tragédie, ou jusqu'à la majesté de l'épopée! C'est ici le lieu de répondre à quelques critiques, au moins rigoureuses, qu'on a faites du poëme des Jardins. Peut-être est-il permis, après quinze ans de silence, de chercher à détruire l'impression fâcheuse que ces critiques ont pu faire.

Les uns lui ont reproché le défaut de plan. Tout homme de goût sent d'abord qu'il étoit impossible de présenter un plan parfaitement régulier en traçant des jardins dont l'irrégularité pittoresque et le savant désordre font un des premiers charmes. Lorsque Rapin a écrit un poëme latin sur les jardins réguliers, il lui a été facile de présenter dans les quatre chants qui le composent, 1o les fleurs, 2o les vergers, 3° les eaux, 4o les forêts. Il n'y a à cela aucun mérite, parcequ'il n'y a aucune difficulté. Mais dans les jardins pittoresques et libres, où tous ces objets sont souvent mêlés ensemble, où il a fallu remonter aux causes philosophiques du plaisir qu'excite en nous la vue de la nature

embellie et non pas tourmentée par l'art, ou il a fallu exclure les alignements, les distributions symmétriques, les beautés compassées, un autre plan étoit nécessaire. L'auteur a donc montré dans le premier chant l'art d'emprunter à la nature et d'employer heureusement les riches matériaux de la décoration pittoresque des jardins irréguliers, de changer les paysages en tableaux; avec quel soin il faut choisir l'emplacement et le site, profiter de ses avantages, corriger ses inconvénients; ce qui dans la nature se prête ou résiste à l'imitation; enfin la distinction des différents genres de jardins et de paysages, des jardins libres et des jardins réguliers. Après ces leçons générales viennent les différentes parties de la composition pittoresque des jardins: ainsi le second chant a tout entier pour objet les plantations, la partie la plus importante du paysage, et la beauté des perspectives et des vues étrangeres qui dépendent de l'artifice des plantations. Le troisieme renferme des objets dont chacun n'auroit pu remplir un chant sans tomber dans la stérilité et la monotonie; tels sont les ga zons, les fleurs, les rochers, et les eaux.

paysages.

Ce

l'au

Le quatrieme chant enfin contient la distribution des différentes scenes majestueuses ou touchantes, voluptueuses ou séveres, mélancoliques ou riantes, l'artifice avec lequel doivent être tracés les sentiers qui y conduisent, enfin ce que les autres arts, et particulièrement l'agriculture et la sculpture peuvent ajouter à l'art des qu'il y a de remarquable, c'est que, sans que teur se le soit proposé, ce plan, accusé de désordre, se trouve être parfaitement le même que celui del'Art poétique, si vanté pour sa régularité. En effet Boileau, dans son premier chant, traite des talents du poëte, et des regles générales de la poésie; dans le second et le troisieme, des différents genres de poésie, de l'idylle, de l'ode, de la tragédie, de l'épopée, etc., en donnant, comme j'ai eu soin de le faire, à chaque objet une étendue proportionnée à son importance; enfin le quatrieme chant a pour objet la conduite et les mœurs du poëte, et le but moral de la poésie.

Des critiques plus séveres encore ont reproché à ce poëme le défaut de sensibilité. Je remarquerai d'abord que plusieurs poëtes ont été cités comme

sensibles pour en avoir imité différents morceaux. Des personnes plus indulgentes ont cru trouver de la sensibilité dans les regrets que le poëte a donnés à la destruction de l'ancien parc de Versailles, auquel il a attaché des souvenirs de tout ce qu'offroit de plus touchant et de plus majestueux un siecle à jamais mémorable; dans la peinture des impressions que fait sur nous l'aspect des ruines, morceau alors absolument neuf dans la poésie française, et plusieurs fois imité depuis en prose et en vers. Elles ont cru en trouver dans la peinture de la mélancolie, naturellement amenée par celle de la dégradation de la nature vers la fin de l'automne. Elles ont cru en trouver dans cette plantation sentimentale qui a su faire des arbres, jusqu'alors sans vie, et pour ainsi dire sans mémoire, des monuments d'amour, d'amitié, du retour d'un ami, de la naissance d'un fils; idée également neuve à l'époque où le Poëme des Jardins a été composé, et également imitée depuis par plusieurs écrivains.

Elles ont cru en trouver dans l'hommage que l'auteur a rendu à la mémoire du célebre et malheureux Cook. Elles en ont trouvé enfin dans

l'épisode touchant de cet Indien qui, regrettant au milieu des pompes de Paris les beautés simples des lieux qui l'avoient vu naître, à l'aspect imprévu d'un bananier offert tout-à-coup à ses yeux dans le jardin des plantes, s'élance, l'embrasse en fondant en larmes, et, par une douce illusion de la sensibilité, se croit un moment transporté dans sa patrie.

D'ailleurs il est deux especes de sensibilité; l'une nous attendrit sur le malheur de nos égaux, puise son intérêt dans les rapports du sang, de l'amitié ou de l'amour, et peint les plaisirs ou les peines des grandes passions qui font ou le bonheur ou le malheur des hommes: voilà la seule sensibilité que veulent reconnoître plusieurs écrivains. Il en est une beaucoup plus rare et non moins précieuse : c'est celle qui se répand, comme la vie, sur toutes les parties d'un ouvrage; qui doit rendre intéres santes les choses les plus étrangeres à l'homme; qui nous intéresse au destin, au bonheur, à la mort d'un animal, et même d'une plante, aux lieux que l'on a habités, où l'on a été élevé, qui ont été témoins de nos peines ou de nos plaisirs, à

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