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du matin se répandirent sur le front de la fille d'Homère. Bientôt Séphora et ses trois filles sortirent modestement du gynécée. Alors l'évêque de Lacédémone s'adressant au fils de Lasthénès:

<< Eudore, dit-il, vous êtes l'objet de la curiosité de la Grèce chrétienne. Qui n'a point entendu parler de vos malheurs et de votre repentir? Je suis persuadé que vos hôtes de Messénie n'écouteront point eux-mêmes sans intérêt le récit de vos aventures. »

la

«Sage vieillard, dont l'habit annonce un pasteur des hommes, s'écria Démodocus, tu ne prononces pas une parole qu'elle ne soit dictée par Minerve. Il est vrai, comme mon aïeul le divin Homère, je passerois volontiers cinq et même six années à faire ou à écouter des récits. Y a-t-il rien de plus agréable que les paroles d'un homme qui a beaucoup voyagé, et qui, assis à la table de son hôte, tandis que pluie et les vents murmurent au dehors, raconte, à l'abri de tout danger, les traverses de sa vie ! J'aime à sentir mes yeux mouillés de pleurs, en vidant la coupe d'Hercule: les libations mêlées de larmes sont plus sacrées; la peinture des maux dont Jupiter accable les enfants de la terre tempère la folle ivresse des festins, et nous fait souvenir des dieux. Et toimême, cher Eudore, tu trouveras quelque plaisir à te rappeler les tempètes que tu supportas avec courage le nautonier, revenu aux champs de ses pères, contemple avec un charme secret son gouvernail et ses rames suspendues pendant l'hiver au tranquille foyer du laboureur. >>

Le Ladon et l'Alphée, en se réunissant au-dessous du verger, embrassoient une île qui sembloit naître du mariage de leurs eaux : elle étoit plantée de ces vieux arbres que les peuples de l'Arcadie regardoient comme leurs aïeux. C'étoit là qu'Alcymédon coupoit autrefois le bois de hêtre dont il faisoit de si belles tasses aux bergers; c'étoit là qu'on montroit aussi la fontaine Aréthuse, et le laurier qui retenoit Daphné sous son écorce. On résolut de passer cette île solitaire, afin qu'Eudore ne fût point interrompu dans le récit de ses aventures. Les serviteurs de Lasthénès détachent aussitôt des rives de l'Alphée une longue nacelle, formée du seul tronc d'un pin; la famille et les étrangers s'abandonnent au cours du fleuve. Démodocus, remarquant l'adresse de ces conducteurs, disoit avec un sentiment de tristesse :

« Arcadiens, qu'est devenu le temps où les Atrides étoient obligés de vous prêter des vaisseaux pour aller à Troie, et où vous preniez la rame d'Ulysse pour le van de la blonde Cérès? Aujourd'hui vous vous livrez sans pâlir aux fureurs de la mer immense. Hélas! le fils de Saturne veut que le danger charme les mortels, et qu'ils l'embrassent comme une idole ! >>

On touche bientôt à la pointe orientale de l'île, où s'élevoient deux autels à demi ruinés : l'un, sur le rivage de l'Alphée, étoit consacré à la Tempête; l'autre, au bord du Ladon, étoit dédié à la Tranquillité. La fontaine Aréthuse sortoit de terre entre ces deux autels, et s'écouloit aussitot dans le fleuve

amoureux d'elle. La troupe, impatiente d'entendre le récit d'Eudore, s'arrête dans ce lieu, et s'assied sous des peupliers dont le soleil levant doroit la cime. Après avoir demandé le secours du ciel, le jeune chrétien parla de la sorte:

« Je suis obligé, seigneurs, de vous entretenir un moment de ma naissance, parce que cette naissance est la première origine de mes malheurs. Je descends, par ma mère, de cette pieuse femme de Mégare qui enterra les os de Phocion sous son foyer, en disant: << Cher foyer, garde fidèlement les res« tes d'un homme de bien. >>

« J'eus pour ancêtre paternel Philopomen. Vous savez qu'il osa seul s'opposer aux Romains, quand ce peuple libre ravit la liberté à la Grèce. Mon aïeul succomba dans sa noble entreprise; mais qu'importent la mort et les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie?

«Notre patrie expirante, pour ne point démentir son ingratitude, fit boire du poison au dernier de ses grands hommes. Le jeune Polybe1, au milieu d'une pompe attendrissante, transporta de Messène à Mégalopolis la dépouille de Philopomen. On eût dit que l'urne, chargée de couronnes et couverte de bandelettes, renfermoit les cendres de la Grèce entière. Depuis ce moment, notre terre natale, comme un sol épuisé, cessa de porter des citoyens magnanimes. Elle a conservé son beau nom, mais elle ressemble à cette statue de Thémistocle, dont C'est l'historien.

les Athéniens de nos jours ont coupé la tête pour la remplacer par la tête d'un esclave.

«Le chef des Achéens ne reposa pas tranquille au fond de sa tombe: quelques années après sa mort, il fut accusé d'avoir été l'ennemi de Rome, et poursuivi criminellement devant le proconsul Mummius, destructeur de Corinthe. Polybe, protégé par Scipion Nasica, parvint à sauver de la proscription les statues de Philopomen; mais cette délation sacrilége réveilla la jalousie des Romains contre le sang du dernier des Grecs : ils exigèrent qu'à l'avenir le fils aîné de ma famille fût envoyé à Rome dès qu'il auroit atteint l'âge de seize ans, pour y servir d'otage

entre les mains du sénat.

« Accablée sous le poids du malheur, et toujours privée de son chef, ma famille abandonna Mégalopolis, et se retira tantôt au milieu de ces montagnes, tantôt dans un autre héritage que nous possédons au pied du Taygète, le long du golfe de Messénie. Paul, le sublime apôtre des gentils, apporta bientôt à Corinthe le remède contre toutes les douleurs. Lorsque le christianisme éclata dans l'empire romain, tout étoit plein d'esclaves ou de princes abattus: le monde entier demandoit des consolations ou des espérances.

«

Disposée à la sagesse par les leçons de l'adversité et par la simplicité des mœurs arcadiennes, ma famille fut la première dans la Grèce à embrasser la loi de Jésus-Christ. Soumis à ce joug divin, je passai les jours de mon enfance au bord de l'Alphée et parmi les bois du Taygète. La religion te

nant mon âme à l'ombre de ses ailes, l'empêchoit, comme une fleur délicate, de s'épanouir trop tôt; et prolongeant l'ignorance de mes jeunes années, elle sembloit ajouter de l'innocence à l'innocence

même.

« Le moment de mon exil arriva. J'étois l'aîné de ma famille, et j'avais atteint ma seizième année; nous habitions alors nos champs de la Messénie. Mon père, dont j'allois prendre la place, avoit obtenu, par une faveur particulière, la permission de revenir en Grèce avant mon départ : il me donna sa bénédiction et ses conseils. Ma mère me conduisit au port de Phères, et m'accompagna jusqu'au vaisseau. Tandis qu'on déployoit la voile, elle levoit les mains au ciel, en offrant à Dieu son sacrifice. Son cœur se brisoit à la pensée de ces mers orageuses et de ce monde plus orageux encore que j'allois traverser, navigateur sans expérience. Déjà le navire s'avançoit dans la haute mer, et Séphora restoit encore avec moi afin d'encourager ma jeunesse, comme une colombe apprend à voler à son petit lorsqu'il sort pour la première fois du nid maternel. Mais il lui fallut me quitter; elle descendit dans l'esquif qui l'attendoit attaché au flanc de notre trirème. Long-temps elle me fit des signes du bord de la barque qui la reportoit au rivage: je poussois des cris douloureux ; et, quand il me devint impossible de distinguer cette tendre mère, mes yeux cherchoient encore à découvrir le toit où j'avois été nourri, et la cime des arbres de l'héritage paternel.

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