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« Et vous,

dit le jeune homme non moins interdit, est-ce que vous n'êtes pas un ange ? » Un ange! >> reprit la fille de Démodocus. Alors l'étranger, plein de trouble:

<< Femme, levez-vous; on ne doit se prosterner que devant Dieu. >>

»

Après un moment de silence, la prêtresse des Muses dit au chasseur :

«Si tu n'es pas un dieu caché sous la forme d'un mortel, tu es sans doute un étranger que les satyres ont égaré comme moi dans les bois. Dans quel port est entré ton vaisseau? Viens - tu de Tyr, si célèbre par la richesse de ses marchands? Viens-tu de la charmante Corinthe, où tes hôtes t'auront fait de riches présents? Es-tu de ceux qui trafiquent sur les mers jusqu'aux colonnes d'Hercule? Suis-tu le cruel Mars dans les combats, ou plutôt n'es-tu pas le fils d'un de ces mortels jadis décorés du sceptre, qui régnoient sur un pays fertile en troupeaux et chéri des dieux ?»

L'étranger répondit :

« Il n'y a qu'un Dieu, maître de l'univers, et je ne suis qu'un homme plein de trouble et de foiblesse. Je m'appelle Eudore; je suis fils de Lasthénès. Je revenois de Thalames, je retournois chez mon père; la nuit m'a surpris : je me suis endormi au bord de cette fontaine. Mais vous, comment êtes-vous seule ici? Que le ciel vous conserve la pudeur, la plus belle des craintes après celle de Dieu!»

Le langage de cet homme confondoit Cymo

docée. Elle sentoit devant lui un mélange d'amour et de respect, de confiance et de frayeur. La gravité de sa parole et la grâce de sa personne formoient à ses yeux un contraste extraordinaire. Elle entrevoyoit comme une nouvelle espèce d'hommes, plus noble et plus sérieuse que celle qu'elle avoit connue jusqu'alors. Croyant augmenter l'intérêt qu'Eudore paroissoit prendre à son malheur, elle lui dit :

« Je suis fille d'Homère aux chants immortels. >> L'étranger se contenta de répliquer :

« Je connois un plus beau livre que le sien. »> Déconcertée par la brièveté de cette réponse, Cymodocée dit en elle-même :

« Ce jeune homme est de Sparte. »

Puis elle raconta son histoire. Le fils de Lasthénès

dit:

« Je vais vous reconduire chez votre père. »

Et il se mit à marcher devant elle.

La fille de Démodocus le suivoit; on entendoit le frémissement de son haleine, car elle trembloit. Pour se rassurer un peu, elle essaya de parler : elle hasarda quelques mots sur les charmes de la Nuit sacrée, épouse de l'Érèbe, et mère des Hespérides et de l'Amour. Mais son guide l'interrompant : « Je ne vois que des astres qui racontent la gloire

du Très-Haut. »

Ces paroles jetèrent de nouveau la confusion dans le cœur de la prêtresse des Muses. Elle ne savoit plus que penser de cet inconnu, qu'elle avoit pris d'abord pour un immortel. Étoit-ce un impie

LES MARTYRS. T. I.

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qui erroit la nuit sur la terre, haï des hommes et poursuivi par les dieux? Etoit-ce un pirate descendu de quelque vaisseau pour ravir les enfants à leurs pères? Cymodocée commençoit à sentirune vive frayeur, qu'elle n'osoit toutefois laisser paroître. Son étonnement n'eut plus de bornes lorsqu'elle vit son guide s'incliner devant un esclave délaissé qu'ils trouvèrent au bord d'un chemin l'appeler son frère et lui donner son manteau pour couvrir sa nudité.

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Étranger, dit la fille de Démodocus, tu as cru sans doute que cet esclave étoit quelque dieu caché sous la figure d'un mendiant pour éprouver le cœur des mortels? »

«Non, répondit Eudore, j'ai cru que c'étoit un homme. >>

Cependant un vent frais se leva du côté de l'orient. L'aurore ne tarda pas à paroître. Bientôt sortant des montagnes de la Laconie, sans nuage et dans une simplicité magnifique, le soleil agile et rayonnant monta dans les cieux. A l'instant même, s'élançant d'un bois voisin, Eurymédus, les bras ouverts, se précipite vers Cymodocée.

« O ma fille! s'écrie-t-elle, quelle douleur tu m'as causée! J'ai rempli l'air de mes sanglots. J'ai cru que Pan t'avoit enlevée. Ce dieu dangereux est toujours errant dans les forêts; et quand il a dansé avec le vieux Sylène, rien ne peut égaler son audace. Comment aurois-je pu reparoître sans toi devant mon cher maître! Helas! j'étois encore dans ma première jeunesse, lorsque, me jouant sur le

rivage de Naxos, ma patrie, je fus tout à coup enlevée par une troupe de ces hommes qui parcourent l'empire'de Thétys à main armée, et qui font un riche butin! ils me vendirent à un port de Crète, éloigné de Gortynes de tout l'espace qu'un homme, en marchant avec vitesse, peut parcourir entre la troisième veille et le milieu du jour. Ton père étoit venu à Lébène pour échanger des blés de Théodosie contre les tapis de Milet. Il m'acheta des mains des pirates : le prix fut deux taureaux qui n'avoient pas encore tracé les sillons de Cérès. Dans la nuit, ayant reconnu ma fidélité, il me plaça aux portes de sa chambre nuptiale. Lorsque les cruelles Ilithyes eurent fermé les yeux d'Épicharis. Démodocus te remit entre mes bras afin que je te servisse de mère. Que de peines ne m'as-tu point causées dans ton enfance! Je passois les nuits auprès de ton berceau, je te balançois sur mes genoux; tu ne voulois prendre de nourriture que de ma main, et quand je te quittois un instant, tu poussois des cris. >>

En prononçant ces mots, Euryméduse serroit Cymodocée dans ses bras, et ses larmes mouilloient la terre. Cymodocée, attendrie par les caresses de sa nourrice, l'embrassoit aussi en pleurant; et elle disoit :

«Ma mère, c'est Eudore, le fils de Lasthénès. >> Le jeune homme, appuyé sur sa lance, regardoit cette scène avec un sourire; le sérieux naturel de son visage avoit fait place à un doux attendrissement. Mais tout à coup rappelant sa gravité :

« Fille de Démodocus, dit-il, voilà votre nourrice; l'habitation de votre père n'est pas éloignée. Que Dieu ait pitié de votre âme! »

Sans attendre la réponse de Cymodocée, il part comme un aigle. La prêtresse des Muses, instruite dans l'art des augures, ne douta plus que le chasseur ne fût un des immortels : elle détourna la tête, dans la crainte de voir le dieu et de mourir. Ensuite elle se hâta de gravir le mont Ithome, et passant les fontaines d'Arsinoé et de Clepsydra, elle frappe au temple d'Homère. Le vieux pontife avoit erré toute la nuit dans les bois; il avoit envoyé des esclaves à Leuctres, à Phères, à Limné. L'absence du proconsul d'Achaïe ne suffisoit plus pour rassurer la tendresse paternelle : Démodocus craignoit à présent les violences d'Hiéroclès, bien que cet impie fût à Rome, et il n'entrevoyoit que des maux pour sa chère Cymodocée. Lorsqu'elle arriva avec sa nourrice, ce père malheureux étoit assis à terre près du foyer; la tête couverte d'un pan de sa robe, il arrosoit les cendres de ses pleurs. A l'apparition subite de sa fille, il est près de mourir de joie. Cymodocée se jette dans ses bras; et, pendant quelques moments, on n'entendit que des sanglots entrecoupés: tels sont les cris dont retentit le nid des oiseaux lorsque la mère apporte la nourriture à ses petits. Enfin, suspendant ses larmes :

«O mon enfant, dit Démodocus, quel dieu t'a rendue à ton père? Comment t'avois-je laissée aller seule au temple ? J'ai craint nos ennemis; j'ai craint

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