Page images
PDF
EPUB

corps noyés, à moitié ensevelis dans le sable, la mer retirée dans un lointain immense, et traçant à peine une ligne bleuâtre à l'horizon. Je voulus me soulever, mais je ne pus y parvenir, et je fus contraint de rester couché sur le dos, les regards attachés au ciel. Tandis que mon âme flottoit entre la mort et la vie, j'entendis une voix prononcer. en latin ces mots : «Si quelqu'un respire encore ici, qu'il parle. » Je tournai la tête avec effort, et j'entrevis un Franc, que je reconnus pour esclave à sa saye d'écorce de bouleau. Il aperçut mon mouvement, accourut vers moi, et reconnoissant ma patrie à mon vêtement : « Jeune Grec, me ditil, prenez courage. » Et il se mit à genoux à mes côtés, se pencha sur moi, examina mes blessures. « Je ne les crois pas mortelles,» s'écria-t-il après un moment de silence. Aussitôt il tira d'un sac de peau de chevreuil du baume, des simples, un vase plein d'une eau pure. Il lava mes plaies, les essuya légèrement, les banda avec de longues feuilles de roseaux. Je ne pouvois lui témoigner ma reconnoissance que par un mouvement de tête et par l'admiration qu'il devoit lire dans mes yeux presque éteints. Quand il fallut me transporter, son embarras devint extrême. Il regardoit avec inquiétude autour de nous: il craignoit, comme il me l'a dit depuis, d'être découvert par quelque parti de Barbares. L'heure du flux approchoit; mon libérateur tira du danger même le moyen de mon salut : il aperçut une nacelle des Francs échouée sur le sable; il commença par me soulever à moitié; puis,

se couchant presque à terre devant moi, il m'attira doucement à lui, me chargea sur ses épaules, se leva, et me porta avec peine au bateau voisin, car il étoit déjà sur l'âge. La mer ne tarda pas à couvrir ses grèves. L'esclave arracha du sable une pique dont le fer étoit rompu, et lorsque les flots soule.vèrent la nacelle, il la dirigea, avec son arme brisée, comme auroit fait le pilote le plus habile. Chassés par le flux, nous entrâmes bien avant dans les terres, sur les rives d'un fleuve bordé de forêts.

« Ces lieux étoient connus du Franc. Il descendit dans l'eau, et, me prenant de nouveau sur ses épaules, il me déposa dans une espèce de souterrain où les Barbares ont coutume de cacher leur blé pendant la guerre. Là il me fit un lit de mousse, et me donna un peu de vin pour me ranimer.

« Pauvre infortuné, me dit-il en me parlant dans ma propre langue, il faut que je vous quitte, et vous serez obligé de passer la nuit seul ici. J'espère vous apporter demain matin de bonnes nouvelles en attendant, tâchez de goûter un peu de sommeil. >>

«En disant ces mots, il étendit sur moi sa misérable saye, dont il se dépouilla pour me couvrir, et il s'enfuit dans les bois. >>

LIVRE SEPTIÈME.

SOMMAIRE.

Suite du récit. Eudore devient esclave de Pharamond. Histoire de Zacharie. Clothilde, femme de Pharamond. Commencement du christianisme chez les Francs. Mœurs des Francs. Retour du printemps. Chasse. Barbares du Nord. Tombeau d'Ovide. Eudore sauve la vie à Mérovée. Mérovée promet la liberté à Eudore. Retour des chasseurs au camp de Pharamond. La déesse Hertha. Festin des Francs. On délibère sur la paix et sur la guerre avec les Romains. Dispute de Camulogènes et de Chlodéric. Les Francs se décident à demander la paix. Eudore, devenu libre, est chargé par les Francs d'aller proposer la paix à Constance. Zacharie conduit Eudore jusque sur la frontière de la Gaule. Leurs adieux.

«Par Hercule, s'écria Démodocus en interrompant le récit d'Eudore, j'ai toujours aimé les enfants d'Esculape! ils sont pieux envers les hommes, et connoissent les choses cachées. On les trouve parmi les dieux, les centaures, les héros et les bergers. Mon fils, quel étoit le nom de ce divin Barbare, pour qui Jupiter, hélas! ne me semble pas avoir puisé dans l'urne des biens? Le maître des nuées dispose à son gré du sort des mortels : il donne à l'un la prospérité, il fait tomber l'autre dans toute sorte de malheurs. Le roi d'Ithaque fut réduit à sentir un mouvement de joie en se couchant sur un lit de feuilles séchées qu'il avoit amoncelées de ses propres mains. Jadis, chez les hommes plus vertueux, un favori du dieu d'Épidaure eût été l'ami et le compagnon des guerriers; aujourd'hui

il est esclave chez une nation inhospitalière. Mais hâte-toi, fils de Lasthénès de m'apprendre le nom de ton libérateur, car je veux l'honorer comme Nestor honoroit Machaon. »>

-<< Son nom, parmi les Francs, étoit Harold, reprit Eudore en souriant. Il vint me retrouver aux premiers rayons du jour, selon sa promesse. Il étoit accompagné d'une femme vêtue d'une robe de fil teinte de pourpre; elle avoit le haut de la gorge et les bras découverts, à la manière des Francs. Ses traits offroient, au premier coup d'œil, un mélange inexplicable de barbarie et d'humanité : c'étoit une expression de physionomie naturellement forte et sauvage, corrigée par je ne sais quelle habitude étrangère de pitié et de douceur. »

«Jeune Grec, me dit l'esclave, remerciez Clothilde, femme de Pharamond mon maître. Elle a obtenu votre grâce de son époux : elle vient ellemême vous chercher pour vous mettre à l'abri des Francs. Quand vous serez guéri de vos blessures, vous vous montrerez sans doute esclave reconnoissant et fidèle. »

« Plusieurs serfs entrèrent alors dans la caverne. Ils m'étendirent sur des branches d'arbres entrelacées, et me portèrent au camp de mon maître.

« Les Francs, malgré leur valeur et leur soulèvement des flots, avoient été obligés de céder la victoire à la discipline des légions; heureux d'échapper à une entière défaite, ils se retiroient devant les vainqueurs. Je fus jeté dans les chariots avec les autres blessés. On marcha quinze jours et

quinze nuits en s'enfonçant vers le Nord, et l'on ne s'arrêta que quand on se crut à l'abri de l'armée de Constance.

« Jusqu'alors j'avois à peine senti l'horreur de ma situation; mais aussitôt que le repos commença à cicatriser mes plaies, je jetai les yeux autour de moi avec épouvante. Je me vis au milieu des forêts, esclave chez des Barbares, et prisonnier dans une hutte qu'entouroit, comme un rempart, un cercle de jeunes arbres qui devoient s'entrelacer en croissant. Une boisson grossière, faite de froment, un peu d'orge écrasée entre deux pierres, des lambeaux de daims et de chevreuils qu'on me jetoit quelquefois par pitié, telle étoit ma nourriture. La moitié du jour j'étois abandonné seul sur mon lit d'herbes fanées; mais je souffrois encore beaucoup plus de la présence que de l'absence des Barbares. L'odeur des graisses mêlées de cendres de frêne dont ils frottent leurs cheveux, la vapeur des chairs grillées, le peu d'air de la hutte, et le nuage de fumée qui la remplissoit sans cesse, me suffoquoient. Ainsi une juste Providence me faisoit payer les délices de Naples, les parfums et les voluptés dont je m'étois enivré.

« Le vieil esclave occupé de ses devoirs, ne pouvoit donner que quelques moments à mes peines. J'étois toujours étonné de la sérénité de son visage, au milieu des travaux dont il étoit accablé.

<< Eudore, me dit-il un soir, vos blessures sont presque guéries. Demain vous commencerez à remplir vos nouveaux devoirs. Je sais que l'on doit

« PreviousContinue »