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cité est la plus belle et la plus grande des trois Gaules, et, m'abandonnant au cours de la Moselle et du Rhin, j'arrivai bientôt à Agrippina 1.

« Constance me reçut avec bonté :

«Eudore, me dit-il, dès demain les légions se « mettent en marche; nous allons chercher les « Francs. Vous servirez d'abord comme simple ar<«< cher parmi les Crétois; ils campent à l'avantgarde de l'autre côté du Rhin. Allez les rejoindre; distinguez-vous par votre conduite et par votre « courage; si vous vous montrez digne de l'amitié « de mon fils, je ne tarderai pas à vous élever aux «premières charges de l'armée. »>

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« C'est ici, seigneurs, qu'il faut remarquer la seconde de ces révolutions soudaines qui ont continuellement changé la face de mes jours. Des paisibles vallons de l'Arcadie, j'avois été transporté à la cour orageuse d'un empereur romain; et maintenant, du sein de la mollesse et de la société civilisée, je passois à une vie dure et périlleuse, au milieu d'un peuple barbare. »

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SOMMAIRE.

Suite du récit. Marche de l'armée romaine en Batavie. Elle rencontre l'armée des Francs. Champ de bataille. Ordre et dénombrement de l'armée romaine. Ordre et dénombrement de l'armée des Francs. Pharamond, Clodion, Mérovée. Chants guerriers. Bardits des Francs. L'action s'engage. Attaque des Gaulois contre les Francs. Combat de cavalerie. Combat singulier de Vercingétorix, chef des Gaulois, et de Mérovée, fils du roi des Francs. Vercingétorix est vaincu. Les Romains plient. La légion chrétienne descend d'une colline et rétablit le combat. Mêlée. Les Francs se retirent dans leur camp. Eudore obtient la couronne civique, et est nommé chef des Grecs par Constance. Le combat recommence au lever du jour. Attaque du camp des Francs par les Romains. Soulèvement des flots. Les Romains fuient devant la mer. Eudore, après avoir combattu long-temps, tombe percé de plusieurs coups. Il est secouru par un esclave des Francs, qui le porte dans une caverne.

«La France est une contrée sauvage et couverte de forêts, qui commence au-delà du Rhin, et occupe l'espace compris entre la Batavie à l'occident, le pays des Scandinaves au nord, la Germanie à l'orient, et les Gaules au midi. Les peuples qui habitent ce désert sont les plus féroces des Barbares : ils ne se nourrissent que de la chair des bêtes sauvages; ils ont toujours le fer à la main; ils regardent la paix comme la servitude la plus dure dont on puisse leur imposer le joug. Les vents, la neige, les frimas, font leurs délices; ils bravent la mer, ils se rient des tempêtes, et l'on diroit qu'ils

ont vu le fond de l'Océan à découvert, tant ils connoissent et méprisent ses écueils. Cette nation inquiète ne cesse de désoler les frontières de l'empire. Ce fut sous le règne de Gordien-le-Pieux qu'elle se montra pour la première fois aux Gaules épouvantées. Les deux Décius périrent dans une expédition contre elle; Probus, qui ne fit que la repousser, en prit le titre glorieux de Francique. Elle a paru à la fois si noble et si redoutable, qu'on a fait en sa faveur une exception à la loi qui défend à la famille impériale de s'allier au sang des Barbares; enfin, ces terribles Francs venoient de s'emparer de l'île de Batavie, et Constance avoit rassemblé son armée, afin de les chasser de leur conquête.

«Après quelques jours de marche, nous entrâmes sur le sol marécageux des Bataves, qui n'est qu'une mince écorce de terre flottant sur un amas d'eau. Le pays, coupé par les bras du Rhin, baigné et souvent inondé par l'Océan, embarrassé par des forêts de pins et de bouleaux, nous présentoit à chaque pas des difficultés insurmontables.

« Épuisé par les travaux de la journée, je n'avois durant la nuit que quelques heures pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m'arrivoit, pendant ce court repos, d'oublier ma nouvelle fortune; et lorsqu'aux premières blancheurs de l'aube les trompettes du camp venoient à sonner l'air de Diane, j'étois étonné d'ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y avoit pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n'ai

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jamais entendu sans une certaine joie belliqueuse la fanfare du clairon, répétée par l'écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux qui saluoient l'aurore. J'aimois à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées d'où sortoient quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenoit devant les faisceaux d'armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle immobile qui, pour résister au sommeil, tenoit un doigt levé dans l'attitude du silence, le cavalier qui traversoit le fleuve coloré des feux dú matin, le victimaire qui puisoit l'eau du sacrifice, et souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regardoit boire son troupeau.

Cette vie des camps ne me fit point tourner les yeux avec regret vers les délices de Naples et de Rome, mais elle réveilla en moi une autre espèce de souvenirs. Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l'automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat, aux avantpostes de l'armée. Tandis que je contemplois les feux réguliers des lignes romaines, et les feux épars des hordes des Francs; tandis que, l'arc à demi tendu, je prêtois l'oreille au murmure de l'armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui voloient dans l'obscurité, je réfléchissois sur ma bizarre destinée. Je songeois que j'étois là, combattant pour des barbares, tyrans de la Grèce, contre d'autres barbares dont je n'avois reçu aucune injure. L'amour de la patrie se ranimoit au fond de mon cœur; l'Arcadie se montroit

LES MARTYRS. T. 1.

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à moi dans tous ses charmes. Que de fois durant les marches pénibles, sous les pluies et dans les fanges de la Batavie; que de fois à l'abri des huttes des bergers où nous passions la nuit; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp; que de fois, dis-je, avec de jeunes Grecs exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays! Nous racontions les jeux de notre enfance, les aventures de notre jeunesse, les histoires de nos familles. Un Athénien vantoit les arts et la politesse d'Athènes, un Spartiate demandoit la préférence pour Lacédémone, un Macédonien mettoit la phalange bien au-dessus de la légion, et ne pouvoit souffrir que l'on comparât César à Alexandre. « C'est à ma patrie que vous devez Homère», s'écrioit un soldat de Smyrne, et à l'instant même il chantoit ou le dénombrement des vaisseaux, ou le combat d'Ajax et d'Hector: ainsi les Athéniens, prisonniers à Syracuse, redisoient autrefois les vers d'Euripide, pour se consoler de leur captivité.

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<< Mais lorsque, jetant les yeux autour de nous, nous apercevions les horizons noirs et plats de la Germanie, ce ciel sans lumières qui semble vous écraser sous sa voûte abaissée, ce soleil impuissant qui ne peint les objets d'aucune couleur; quand nous venions à nous rappeler les paysages éclatants de la Grèce, la haute et riche bordure de leurs horizons, le parfum de nos orangers, la beauté de nos fleurs, l'azur velouté d'un ciel où se joue une lumière dorée, alors il nous prenoit un désir si vio

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